Érasme, prince de l'humanisme
Érasme compte parmi les intellectuels les plus éminents de la Renaissance et demeure, sans conteste, l’une des figures les plus renommées de son époque. Son héritage intellectuel, d’une remarquable diversité, se manifeste par une production littéraire particulièrement abondante, avec un corpus recensant pas moins de 221 éditions. Il mobilisa ses compétences de philologue, notamment sa maîtrise du grec ancien, au service d’une réflexion théologique orientée vers l’élaboration d’une philosophie du Christ. Résolument hostile à la guerre comme à toute exaltation nationaliste, Érasme s’illustra par une critique constante des dérives du clergé. Dans le même élan, il s’efforça de favoriser une réconciliation entre Martin Luther, ses partisans, et une Église qu’il appelait de ses vœux à une profonde réforme. L’éducation des enfants et la réflexion pédagogique occupèrent également une place centrale dans sa pensée. Il fut aussi un épistolier infatigable, correspondant avec l’Europe entière et conseillant à l’occasion l’empereur Charles Quint, mais aussi les rois François Ier et Henri VIII ainsi que plusieurs papes, dont Léon X et Adrien VI.
L'Éloge de la Folie, une satire virulente
La Moriae encomium sive Laus stultitia, l’Éloge de la Folie en français, est l’un des livres les plus célèbres et les plus controversés de la Renaissance. Érasme en conçoit les premières ébauches dans les Alpes alors qu’il quittait l’Italie au cours de l’été 1509 en direction de l’Angleterre. La rédaction du livre intervient dans le courant de l’automne. L’humaniste résidait à Londres dans la demeure de son plus proche ami Thomas More, futur chancelier d’Henri VIII, dont le destin s’achèvera tragiquement. Le titre de l’œuvre, comme le rappelle Érasme dans son introduction, repose sur un jeu de mots entre le nom de son hôte, More, et la Moria (Μωρία), qui signifie la folie en grec. Le livre parut pour la première fois chez l’imprimeur parisien Gilles Gourmont en 1511, mais fut désavoué par l’auteur en raison des trop nombreuses coquilles typographiques. Une version autorisée parut l’année suivante, en 1512, chez Josse Bade, toujours à Paris.
Ce court pamphlet, sous une apparente légèreté, dénonce avec force les maux et les travers de la société. Érasme se servit de l’humour pour stigmatiser la médiocrité de ses contemporains, renouvelant de la sorte le thème ancien du fou clairvoyant. Il imagina une sorte de discours dans lequel la Folie se met elle-même en scène pour l’éloge de son action dans le monde, élément essentiel sur lequel repose la cohésion de la vie en société. Érasme n’hésite pas à épingler les bien-pensants, l’orgueil et l’hypocrisie des membres du clergé, la bigoterie de ses contemporains et encore bien d’autres maux affligeants la société. Toutefois, il ne faut pas restreindre l’Éloge de la Folie à une simple critique sociétale. Le propos d’Érasme est avant tout religieux, comme en témoigne la seconde partie de son œuvre, certes plus courte, mais qui synthétise les grandes lignes de sa pensée : humanisme chrétien, pacifisme et, surtout, philosophie du Christ.
Les critiques de toutes parts, les attaques incessantes, la mise à l’Index même, n’ont jamais réussi à ternir la gloire de ce livre, renommée qui s’est maintenue au cours des siècles jusqu’à nos jours. La force d’Érasme est d’avoir produit un véritable chef-d’œuvre où il déploie toute sa science et tout son art pour exposer sa vision du christianisme et du rôle de l’Église dans le monde catholique. Les disciples de la Moria sont nombreux. Rabelais, le premier avec son Gargantua, mais n’oublions pas le Don Quichotte de Cervantès, les Caractères de La Bruyère ou encore, bien après, les héros de Beckett et d’Ionesco.
Érasme et l’imprimeur Johann Froben
Johann Froben fut l’imprimeur attitré d’Érasme. Leur collaboration, entamée en 1514, se prolongea jusqu’à la mort du typographe en octobre 1527. L’humaniste s’installa au sein même de l’atelier typographique pour travailler au plus près des presses et afin de surveiller et corriger directement les épreuves de ses livres. Cette proximité donna lieu à une amitié profonde, en témoigne le choix de l’humaniste comme parrain du fils de Froben. À la suite du décès de l’imprimeur, Érasme continua son partenariat avec la firme frobenienne à laquelle il confia la publication de 150 éditions princeps, soit plus de la moitié de l’ensemble de toute son œuvre. Il contribua de la sorte à placer la ville de Bâle au centre de la production humaniste en Europe du Nord.
L’humaniste publia la majeure partie de ses travaux les plus significatifs chez Froben, dont sa nouvelle traduction du Nouveau Testament en 1516, intitulée Novum Instrumentum, qui servit de fondement à la traduction allemande de la Bible par Martin Luther. Il confia aussi à l’imprimeur bâlois ses éditions des Pères de l’Église, parmi lesquelles figurent celles d’Origène, Jérôme, Cyprien ou encore d’Ambroise. Un grand nombre des publications d’Érasme présentent une élégante page de titre, encadrée d’une large bordure finement gravée par Hans Holbein et ornée de motifs typiques de l’esthétique renaissante (putti, éléments architecturaux ou végétaux…). C’est d’ailleurs la firme frobenienne qui se chargea, en 1540, de la vaste entreprise de l’impression posthume des Opera omnia d’Érasme, sous la direction de l’humaniste alsacien Beatus Rhenanus.
![]() |
![]() |
![]() |
Érasme dans les collections de l’université de Liège
L’Université de Liège possède plus d’une cinquantaine de livres d’Érasme, dont dix éditions princeps qui bénéficient toutes d’une présentation scientifique. Parmi celles-ci, il convient de mentionner les Adagia reproduits à Venise en 1508 par le grand imprimeur de la Renaissance Alde Manuce (R134C). Il s’agit d’un recueil de formules latines et grecques tirées d’auteurs de l’Antiquité qui, avec l’Éloge de la Folie, va consacrer la renommée de l’humaniste de Rotterdam dans toute l’Europe lettrée du XVIe siècle. Notons également le Liber de sarcienda ecclesiae concordia (La souhaitable concorde dans l’Église), paru sur la fin de sa vie, en 1533 ; ouvrage dans lequel Érasme publie un vif plaidoyer en faveur de la réunion des chrétiens divisés (R4576B). Cette œuvre est considérée comme l’expression la plus réussie de sa réflexion sur l’œcuménisme.
Ce corpus contient aussi une vingtaine d’ouvrages sortis des presses de la firme frobenienne. La plus ancienne édition remonte à mai 1516. Il s’agit d’un exemplaire de l’Institutio principis christiani abondamment annoté par un lecteur du XVIe siècle (R356B). Figure également l’édition princeps du De libero arbitrio Διατριβή, sive Collatio (1524) (R821A), la célèbre réfutation d’Érasme aux doctrines de Luther à laquelle l’ancien moine rétorqua par son cinglant De servo arbitrio (1525). ULiège Library possède en outre un exemplaire des Annotationes in Novum Testamentum, dans son impression de 1542, qui fut expurgé de manière rigoureuse par un censeur originaire de Lille en 1573 (TH1690 [f°]). Le travail d’épuration prend différentes formes, allant des passages rayés et souvent rendus illisibles par des traits de plume en croisillons et/ou ratures horizontales à des encrages en noir, parfois de pages entières à l’aide de spatule.
Impossible de terminer cette énumération sans évoquer l’Éloge de la Folie et la dizaine d’exemplaires de cet ouvrage détenus par l’Université de Liège. L’édition parue chez Johann Froben en octobre 1517 est présente en deux exemplaires, l’un contenu dans une demi-reliure en peau de truie contemporaine (R356B), l’autre sous une couverture en parchemin plus tardive (R237B). ULiège Library possède aussi la réimpression d’octobre 1521 issue elle aussi des presses de la firme au caducée (XVII.217.006). Sa page de titre est encadrée d’un remarquable bois gravé représentant une fontaine de jouvence, ornée de nombreux putti s’ébattant parmi des motifs floraux. L’ouvrage fit partie de la bibliothèque de l’ancien collège jésuite de Liège, comme en témoigne l’ex-libris du XVIIe siècle présent sur la page de titre. Il s’agissait d’un dépôt sensible, car l’Éloge de la Folie avait été mis à l’Index au milieu du XVIe siècle. Aux côtés de ces éditions du XVIe siècle, figurent également des ouvrages imprimés aux siècles suivants, dont quatre éditions parues au XVIIIe siècle en traduction française, signe du regain d’intérêt pour ce texte à l’époque des Lumières.
![]() |
![]() |
![]() |
Découvrir les œuvres d’Érasme numérisées dans DONum
Pour en savoir plus :
- ADAM, R., « L'Éloge de la folie d'Érasme », in Toussaint, J. (éd.), Pulsion(s) : images de la folie du Moyen Age au siècle des Lumières, Namur, Musée des Arts anciens du Namurois, 2012, p. 203-215.
- BIERLAIRE, Fr., Érasme au fil du temps, Bruxelles, ARB, 2021.
- HALKIN, L.-E., Érasme parmi nous, Paris, Fayard, 1987.
- VANAUTGAERDEN, A., Érasme typographe : humanisme et imprimerie au début du XVIe siècle, Genève, Droz, 2012.
* Auteur du blog : Renaud ADAM (ULiège Library)
* Citer ce blog : Renaud ADAM, "Érasme, prince de l’humanisme", Blog de DONum (https://donum.uliege.be/tools/edit-news?id=61) (ISSN 3041-4547) (mai 2025).