Kant : trois cents ans d'une méthode immortelle
La promenade quotidienne de Kant
Né en 1724 à Königsberg en Prusse Orientale et mort dans la même ville en 1804, la vie de Kant est célèbre, au point d’être souvent moquée, pour son austérité. Ainsi Heine écrit-il quelque part que « l’histoire de la vie d’Emmanuel Kant est difficile à écrire, car il n’eut ni vie ni histoire ». Pour en donner une image somme toute commode, la légende raconte à ce propos que les habitants de Königbserg pouvaient régler leur montre sur la promenade quotidienne du philosophe, tant son emploi du temps se répétait de jour en jour avec rigidité. De l’homme à l’œuvre (ou l’inverse !), la conséquence semble bonne. La philosophie kantienne serait aussi sèche, procédurière et ennuyeuse que le serait la vie de son auteur, du reste tout entière réductible à une carrière académique et à une œuvre philosophique.
Sans revenir ici sur l’excellent portrait de l’idéaliste transcendantal en fêtard presque-dandy récemment dressé par Antoine Grandjean, ni sur la vigueur des débats doxographiques qui entourent la virginité prétendue du philosophe piétiste, par ailleurs inventeur inattendu du porte-jarretelles, il convient néanmoins de relever que derrière l’apparente sècheresse de la philosophie kantienne, de l’ascétisme moral qu’elle promeut à l’austérité épistémique à laquelle elle conduit, se découvre une pensée dont l’unique intransigeance fût celle des lumières devant seules orienter la raison scientifique, mais aussi l’action morale et la vie culturelle et historique – selon le mot célèbre de Kant : Sapere aude !
Ainsi le sens commun dit peut-être vrai : la légende ajoute en effet avec bonheur que Kant interrompit néanmoins sa promenade quotidienne à l’occasion de deux évènements, qui ont comme deux faces de la même pièce en partage leur inscription résolument progressiste : un jour de 1762, d’abord, pour la publication du Contrat Social de Rousseau (ou s’agissait-il de l’Émile ? publié la même année) ; un autre de 1789, ensuite, afin de s’informer des évènements qui secouaient alors la France, dont Kant fut un ardent observateur et même, pour certains, le théoricien d’avant-garde.
Première étape : que puis-je savoir ?
C’est en 1781 que Kant publie la Critique de la raison pure (Critik der reinen Vernunft), son ouvrage probablement le plus connu. Très vite discuté parmi les savants de son temps, y compris outre-rhin, et repris en abrégé sous le titre (lui-même ne l’est pas !) Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science (Prolegomena zu einer ieden künftigen Metaphysik die als Wissenschaft wird auftreten können) trois ans plus tard, cet ouvrage entend de l’aveu même de son auteur produire une véritable révolution dans la manière de penser. L’histoire ne lui donnera sans doute pas tort, s’il est vrai que Kant y forge une méthode et un type de questionnement qui ne cesseront depuis lors d’inspirer, y compris et surtout ceux-là mêmes qui prétendront les contester – des postkantiens jusqu’aux traditions analytique et phénoménologique, en passant par le néokantisme et, à bien des égards encore, la philosophie la plus contemporaine. Pour comprendre en quoi consiste cette révolution, et en mesurer l’ampleur, le blog DONum se propose de revenir sur quelques jalons essentiels de ce Kant a désigné de l’expression de « critique ».
Pour le comprendre, il convient de revenir sur la théorie kantienne de la connaissance, développée au contact des deux traditions philosophiques – l’empirisme et le rationalisme classique, pour aller très vite – les plus abouties de l’époque de Kant. Celui-ci s’inspire en effet de la méthode d’enquête empiriste, qui consiste au moyen de la réflexion à examiner l’origine de nos connaissances, et ainsi à se donner les moyens d’en apprécier la valeur de vérité. Mais tandis que Hume dérive la totalité du savoir de l’expérience sensible, l’identifiant au risque du scepticisme à des mécanismes de nature foncièrement psychologique, Kant maintient au fondement de la connaissance un élément de nature intellectuelle qui, à condition d’être restreint à l’expérience, devient susceptible de garantir la nécessité et l’universalité auxquelles prétend tout énoncé scientifique. Selon Kant, les idées ne suffisent pas par elles-mêmes à constituer la connaissance – comme la raison métaphysique ne peut que s’en illusionner –, mais doivent être liées aux données de l’expérience sensible via le pouvoir de penser dont dispose le sujet, pensé alors comme instance fondamentale de la connaissance.
S’il s’agit d’une révolution, celle-ci consiste à opérer un déplacement du centre de la connaissance : depuis l’objet vers le sujet, qui devient alors selon Kant ce en fonction de quoi se construit l’objectivité scientifique. Pour ce faire, le sujet humain dispose d’un équipement cognitif grâce auquel il appréhende le réel. De sorte que ses connaissances sont toujours des produits résultant de l’opération synthétique par laquelle l’entendement range sous ses concepts les données sensibles, par ailleurs structurées spatialement et temporellement par la sensibilité.
Toute l’originalité de la méthode critique ou « transcendantale » qu’élabore Kant consiste à dégager un espace de pensée qui, contre le dogmatisme de la tradition métaphysique dont il est lui-même issu, se tient en retrait de la production proprement dite de connaissances (par exemple sur l’existence de dieu, l’immortalité de l’âme ou le commencement du monde) pour appeler à comparaître devant la raison ces connaissances mêmes, les examiner et ce faisant juger de leur véritable valeur.
Cette entreprise de fondation du savoir aura une double conséquence : d’une part, de rendre compte de la légitimité de la connaissance, et notamment de celles de disciplines comme la mathématique et la physique pures ; d’autre part, de dénier à la connaissance sa prétention à porter sur la réalité en-soi pour la contenir dans le strict champ de la connaissance phénoménale, c’est-à-dire en tant qu’elle apparait toujours à un sujet. Kleist comparera ainsi dans une lettre célèbre les fonctions cognitives du sujet connaissant à des lunettes aux verres de couleur qui, en teintant la réalité de rouge, le laissent tragiquement à jamais incapable d’en découvrir un jour la véritable couleur. Du reste, par les limites qu’il assigne aux prétentions parfois excessives du savoir, Kant procède à une « mise à l’abri » des objets auxquels, selon lui, le sujet doit accéder selon des régimes, comme le sont par exemple la croyance (Die Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft) ou l’interprétation, irréductibles à celui de la raison scientifique proprement dite.
Deuxième étape : que dois-je faire ?
En 1788, Kant remet le couvert. Il se propose désormais d’appliquer sa méthode au domaine de l’action morale, comme le suggère le titre de son deuxième maître ouvrage, Critique de la raison pratique (Critik der practischen Vernunft). Conséquent, Kant affirme que nul ne l’a jamais au fond attendu afin d’agir moralement ; et qu’en ce sens son ouvrage ne doit pas être lu comme l'œuvre inédite d’un moraliste. C’est dire que la deuxième Critique n’entend nullement délivrer quelque chose comme une éthique, c’est-à-dire un ensemble ordonné de maximes qu’il conviendrait d’appliquer dans la vie de tous les jours. Agir moralement ne requiert au fond aucun savoir, comme le voulaient notamment les grandes éthiques grecques. Tout à la fois modeste et fort audacieuse, l’ambition de Kant se restreint à exhumer le fondement qui détermine la moralité des conduites humaines.
En dernière instance, ce fondement réside tout entier dans la liberté, comprise comme autonomie de la volonté. Ce concept, selon Kant, ne peut pas faire l’objet d’une déduction proprement dite : l’admettre serait rendre la liberté dépendante de facteurs qui lui sont extérieurs et ainsi introduire une contradiction dans sa définition même, comprise comme autonomie de la volonté. Plus encore, la liberté constitue au regard de la première Critique une sorte d’impossibilité : si tout ce qui se passe dans la réalité sensible est soumis à un ordre causal strict, et que les enchaînements de nos pensées mêmes ne sont de ce point de vue pas différents des trajectoires auxquelles obéissent les corps physiques, la liberté devient inconnaissable, ou seulement comme interruption ou abolition de cet ordre par un autre, qu’on appellera suivant le lexique de la métaphysique dogmatique « ordre de la grâce ». À ce petit jeu, cependant, on pourrait dire que « qui perd gagne ». Car l’ordre de la causalité ne concerne que les phénomènes, et reste muet quant à ce qui relève des choses-mêmes. C’est dans cet espace inconnaissable, métaphysique ou comme le dit Kant « supra-sensible », que s’inscrit la réflexion kantienne sur la liberté.
Cet élément permet de comprendre le « rigorisme » moral de Kant. Tout se passe en effet comme si la liberté ne pouvait s’éprouver qu’à travers un processus d’ascèse à l’égards de tous les motifs qui déterminent de l’extérieur nos actions et nous inclinent à adopter telle ou telle conduite. Le concept kantien d’autonomie doit en ce sens être compris comme libération, ou émancipation par laquelle le sujet neutralise tous ses penchants sensibles pour ne placer au fondement de son action que la loi qu’il se prescrit à lui-même. En effet, dans la mesure où nos penchants sensibles sont toujours de l’ordre du particulier – qu’ils servent nos désirs, répondent à des commandements extérieurs ou constituent des intériorisations de normes historico-culturelles – les neutraliser consiste précisément à placer au fondement de nos actions une forme pleinement universelle, c’est-à-dire précisément une « loi ».
Qualifiée d’« impératif catégorique », cette loi trouvera sa formulation sans doute la plus connue dans l’injonction : « agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux aussi vouloir que cette maxime devienne une loi universelle ». Ce que signifie cette phrase, c’est qu’une action ne devient morale que si la règle subjective qui y préside peut être universalisée sans contradiction. C’est dans cette perspective que le vol, par exemple, est une conduite immorale. Le vol n’a en effet de sens qu’à supposer la propriété, dont il constitue une violation. De sorte qu’universaliser le vol reviendrait au fond à le rendre impossible, puisqu’il n’y aurait, comme l’écrit Michael Foessel, plus rien à voler. Pour voler, par conséquent, le voleur s’excepte du monde commun pour faire primer son intérêt personnel – en quoi consiste précisément l’immoralité de son action.
Inversement, la vertu est considérée par Kant comme la qualité d’une action qui ne repose que sur le respect à la loi. Si Kant admet qu’il n’est pas de volonté « sainte », c’est-à-dire de volonté pour laquelle la loi n’aurait pas valeur de commandement, l’homme vertueux est celui qui s’efforce inlassablement de délester de son action tous les motifs extérieurs à la loi, pour la retenir comme seule principe de détermination de sa volonté – conçue alors comme véritablement autonome. Accéder à la sphère de la morale nécessite par conséquent de porter son regard vers l’universel plutôt que d’obéir à tout calcul visant à satisfaire nos désirs égoïstes. C’est la raison pour laquelle la morale revêt dans la philosophie kantienne une valeur proprement métaphysique : par l’exercice même de la volonté libre, l’homme atteint à la sphère du supra-sensible à laquelle la connaissance ne peut en droit aspirer.
Troisième étape : que m’est-il permis d’espérer ?
Publiée en 1790, la Critique de la faculté de juger (Critik der Urteilskraft) a pu être considérée comme un appendice extérieur au système élaboré par Kant à travers les deux premières Critiques. Si c’est vrai, « extérieur » ne signifie en rien secondaire, et doit être compris au regard des deux objets que Kant se propose d’y réfléchir, à savoir en somme le beau et le vivant. Ces objets partagent à tout le moins de se trouver comme « en excès » par rapport aux formes de connaissance que Kant a pu thématiser dans la première Critique. Une large part de la troisième Critique se résoudra précisément dans la question : sous quelles formes doit-on appréhender les objets qui résistent aux cadres établis de la connaissance scientifique ?
Pour s’en tenir à un unique exemple, lorsque l’on dit d’une chose, par exemple une fleur, qu’« elle est belle », ce jugement ne se fonde pas sur des concepts, comme celui, scientifique, qui dirait par exemple qu’elle est composée de x ou y substances chimiques, ou qui prétendrait l’apparenter selon telle ou telle ressemblance à une famille ou à une espèce végétale déterminée. Pour autant, Kant ne renonce pas à l’universalité et à la nécessité auxquels prétend le jugement de goût. Ainsi celui-ci ne se réduit-il pas plus à la satisfaction d’un désir, lequel relève de ce que Kant appelle l’agrément subjectif et peut toujours être expliqué causalement par l’intérêt que prend un sujet à une chose en fonction de facteurs qui lui sont propres, qu’ils soient d’ordre psychologique ou sociologique.
Affirmer d’une chose qu’elle est belle suppose bien plutôt de s’intéresser à la singularité de l’expérience qu’elle suscite chez le sujet, selon des modalités originales. Seulement, les critères habituellement attribués au jugement scientifique – universalité et nécessité, notamment – se fondent maintenant sur des règles non conceptuelles, mais tout entière relatives à la constitution de l’esprit humain. Pour le dire vite, dans l’expérience esthétique, l’imagination se trouve dans un rapport de liberté par rapport à la faculté des concepts qui est précisément générateur d’un plaisir que Kant considère comme proprement esthétique. L’esthétique kantienne fait ainsi signe vers un rapport d’ouverture au monde, qui se caractérise par un « libre jeu » dans lequel les facultés se relancent sans cesse sans jamais se clore en une annexion conceptuelle ou en une satisfaction des désirs individuels.
Par cette réflexion, Kant met au jour une forme de jugement qu’il appliquera également aux organismes vivants. Sans entrer dans les détails, notons seulement que la troisième Critique dégage sous le terme de « jugement réfléchissant » un espace de pensée où la notion de finalité conserve un usage pertinent, sans qu’il soit néanmoins nécessaire de supposer indûment l’existence d’un être divin ou d’un « plan de la nature ». Cette réflexion aura une indéniable influence dans l’élaboration de ce que l’on appelle communément les sciences humaines, comprises comme disciplines qui se refusent à réduire les phénomènes culturels à des objets semblables à ceux qu’étudient les sciences naturelles, mais cherchent à en rendre compte en intégrant tout à la fois la part de liberté dont ils procèdent en tant que faits proprement humains et la valeur épistémique à laquelle leur appréciation peut prétendre en tant que faits proprement phénoménaux – au sens technique, comme à celui plus populaire d’« exception » que suggère la ritournelle bien connue : « il est vraiment, il est vraiment, il est vraiment phénoménal ! ».
Trois cents ans de Kant, plus de deux cents de philosophie kantienne, et quoi ? Sans doute est-elle sur plusieurs points une pensée datée, et dans ses aspects les plus doctrinaux apparaît-elle peut-être en décalage profond avec le temps présent. Mais cela n’aurait en rien inquiété Kant lui-même, selon lequel, pour le paraphraser, il n’est pas d’auteur classique en philosophie. Pour autant, par le style de pensée qui fût le sien et la méthode qu’il s’attela à thématiser et à mettre en application, Kant est notre contemporain. Et si son anniversaire ne peut qu’être après trois cent-ans posthume, nous reste encore et toujours à célébrer la vigueur profonde de sa pensée, et l’originalité de la méthode que le blog DONum voulait seulement, à travers quelques grandes étapes, donner envie au lecteur de découvrir par lui-même. Alors lisons Kant ! Et d’ailleurs… alles Gute zum Geburtstag !
Bibliographie numérisée d'Emmanuel Kant
Des éditions anciennes des livres du philosophe Emmanuel Kant sont consultables en ligne ou téléchargeables gratuitement au format PDF sur DONum :
Observations sur le sentiment du beau et du sublime : version française.
Critique de la raison pure : version française, version allemande.
Prolégomènes à toute métaphysique future : version française, version allemande.
Critique de la raison pratique : version allemande.
Critique de la faculté de juger : version allemande.
La religion dans les limites de la raison : version française, version allemande.
Anthropologie du point de vue pragmatique : version allemande.
* Découvrir tous les autres ouvrages de Kant numérisés dans DONum.
* Auteur du blog : Pablo LUCA (ULiège Library) (avril 2024).
* Citer ce blog: Pablo LUCA, "Kant : trois cents ans d'une méthode immortelle", in Blog de DONum (https://donum.uliege.be/news?id=56) (avril 2024).