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Bibliophilie et librairie à Bruxelles à la fin du XVIIIe siècle : retour sur la figure de Josse Ermens (1736-1805)

29 Nov 2023

À la fin du XVIIIe siècle, à Bruxelles, le marché du livre d’antiquariat était aux mains de quelques libraires spécialisés. Parmi ceux-ci, l’une des personnalités les plus marquantes est sans conteste celle de Josse Ermens, qui s’occupa entre autres de la liquidation des bibliothèques des couvents contemplatifs supprimés par l’empereur Joseph II en 1783.

1. Josse Ermens, imprimeur-libraire

Joseph Ermens naît à Bruxelles le 18 mars 1736. Il est le fils de Corneille Ermens et de Catherine van Ophem. Son décès survient soixante-neuf ans plus tard, le 18 mars 1805. Il commence ses activités en 1766 par la rédaction du catalogue des livres du prince de Rubempré. En 1771, il est admis comme libraire de Bruxelles par octroi du Conseil de Brabant, mais ce n’est que quelques années plus tard, en 1779, qu’il entre officiellement dans la corporation des imprimeurs bruxellois, toujours par octroi du Conseil de Brabant. L’atelier typographique de Joseph Ermens ferme ses portes, semble-t-il, en 1792, date de la dernière impression conservée. Il rédige encore des catalogues de ventes jusqu’en 1804.

Joseph Ermens prend part au mouvement littéraire qui anime les Pays-Bas autrichiens dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, sous les règnes de Marie-Thérèse d’Autriche (1740-1780) et de son fils Joseph II (1780-1790). En tant qu’imprimeur, outre ses catalogues de ventes, il publie principalement des ouvrages d’histoire nationale et de généalogie, mais aussi des textes juridiques et autres recueils de sources diplomatiques : les Remarques sur le Commentaire de Me Louis Le Grand sur la Coutume de Troyes, à l'usage des Pays-Bas Autrichiens (1777), un Recueil chronologique de tous les placcarts, édits et ordonnances (1780), les Historiae Flandricae synopsis ab anonymo scriptore Flandriae generosae titulo circa annum M.C.LXII exhibita par Jean-Noël Paquot (1781), les Listes des titres de noblesse, chevalerie et autres marques d'honneur, accordées par les Souverains des Païs-Bas, depuis l'année 1659 jusqu'à la fin de 1782 (1784), l’Histoire de Marie de Bourgogne par Gabriel-Henri Gaillard (1784), une Description historique, chronologique et géographique du duché de Brabant par Didacus a San Antonio (1791), etc.

Ermens se serait également lancé dans la contrefaçon d’ouvrages anciens. Il aurait reproduit d’anciens textes devenus à cette époque « rares et curieux » : on lui attribuerait - cela reste encore à prouver - deux livres sur l’histoire du Brabant, la contrefaçon d’une des premières éditions montoises ainsi qu’une ancienne pièce en vers flamands : la Kluchtigh ende belacchelyck verhael-dicht imprimée sous le nom de Claude Schoevaerts en 1708.

Selon les adresses apposées sur ses ouvrages, Joseph Ermens s’est d’abord installé rue de l’Hôpital à Bruxelles, puis, vers 1775, il déménage rue du Marché aux Charbons et finit ses jours rue du Curé, section 2, n° 739.

2. Les catalogues de vente

Joseph Ermens a acquis sa renommée en rédigeant des catalogues de ventes. Il s’est occupé de la liquidation de prestigieuses bibliothèques de l’aristocratie lettrée des anciens Pays-Bas autrichiens : celles du ministre plénipotentiaire Charles de Cobenzl (1712-1770) ; du gouverneur-général Charles-Alexandre de Lorraine (1712-1780) ; du prince de Rubempré (†1766) ; du comte de Calenberg (†1773) ; de la baronne douairière de Celles (†1776) ; du baron de Willebroeck (†1783) ; du baron de Gottignies (†1787) et du baron de Cazier (†1804). Il a aussi mis en ordre les livres du libraire-imprimeur Jean Moris (†1778), du conseiller Del Marmol (†1784), de l’Anglais James Hazard (†1789), résidant à Bruxelles, d’un ancien bibliothécaire de la Bibliothèque royale, le chanoine Pierre Wouters (1702-1792), d’un ancien président de la Chambre des comptes, Louis de Wavrans (†1798). Il met en vente des livres choisis dans les bibliothèques des collèges jésuites - l’ordre ayant été aboli en 1773 -, et orchestre la liquidation des livres des couvents supprimés par Joseph II en 1783 au cours de quatre ventes : la première et la deuxième en 1785, la troisième et la quatrième en 1792.

3. Bibliophilie et étude des incunables

Selon les nombreuses notes d’Ermens qui émaillent ses catalogues de vente, l’intérêt d’un incunable repose principalement sur sa rareté et sur sa curiosité. L’ouvrage est d’autant plus rare - et donc plus cher - qu’il est inconnu des autres bibliographes. Une démarche qui reste toujours actuelle dans les catalogues de libraires spécialisés dans l’antiquariat, comme en témoignent les mentions « inconnu à » ou « manque à ». Dans un souci de rigueur, Ermens cite les différents manuels qu’il a consultés. La Bibliographie instructive de Guillaume-François De Bure (1734-1820) est la plus souvent mentionnée, signe ostensible du succès de cette œuvre. La curiosité du livre est un autre critère de sélection pour les amateurs. À ce sujet, en parlant d’une édition de la célèbre Légende dorée, Ermens signale : « Cette légende, dit Lenglet du Fresnoy, contient autant d’impertinence qu’il y a de papes. Tout y est fait en dépit du bon-sens ; et c’est pour cela qu’elle est recherchée des curieux » (Troisième catalogue [...] des couvens supprimès, n° 1545).

Les catalogues de bibliothèques et de ventes ainsi que les manuels bibliophiliques sont utilisés par Ermens comme références bibliographiques et comme moyen pour déterminer la rareté d’une édition. Le libraire renvoie principalement au catalogue du duc de La Vallière (1708-1780), dont la riche collection est considérée comme le modèle de la bibliothèque idéale. Ermens renseigne même des catalogues compilés par ses propres soins comme, entre autres, la vente des livres des jésuites de 1780. Il va même jusqu’à citer le deuxième catalogue des couvents supprimés dans le quatrième catalogue. Quand le libraire bruxellois signale une édition dans un catalogue de vente, il fournit généralement le prix d’adjudication.

Tout personne ayant pratiqué l’histoire du livre connaît les nombreuses difficultés liées à l’attribution d’un incunable à un imprimeur en l’absence de colophon, ou encore l’année et le lieu d’édition. Face à cette problématique, Joseph Ermens a toujours tenté de proposer une solution dans ses catalogues. Hélas, dans de nombreux de cas, il avance ses opinions sans justification. Des informations sur sa démarche apparaissent néanmoins çà et là. Il recourt régulièrement aux premières synthèses qui traitent de l’apparition de l’art typographiques dans lesquelles les techniques de l’érudition moderne sont employées : l’Histoire de l’imprimerie du libraire Prosper Marchand (ca 1675-1756), le Dictionnaire bibliographique du quinzième siècle de Charles de La Serna y Santander (1752-1813), ou encore les Origines typographicae de Gerard Meerman (1722-1771). D’autres synthèses de moindre qualité ou plus anciennes sont employées avec parcimonie par le libraire.

Outre l’utilisation d’ouvrages de référence, Ermens recourt de temps à autre à la comparaison de caractères d’imprimeurs pour l’attribution d’un incunable à un typographe en particulier. Un exemple de cette démarche est retrouvé dans une note laissée par le libraire dans un des ses propres incunables, le Pectorale Dominicae Passionis attribué aux presses alostoises de Thierry Martens vers 1487-1488 : « Ce livre est imprimé à Alost par Thierri Martin vers 1486 avec le même caractere de son tractatus qui intitulatur Horologium eternae Sapientia in 4 ». L’ouvrage est aujourd’hui présent dans les collections de l’ULiège Library (XV C 82).

La méthode de Joseph Ermens pour étudier les incunables ne varie pas fortement de celle pratiquée actuellement par les historiens du livre. Le recours à des manuels et la comparaison des caractères d’imprimeurs restent toujours de mise. Au fils du temps, la discipline s’est affinée grâce à la multiplication de catalogues, à l’étude sytématique des caractères d’imprimeurs, à l’analyse des filigranes ou encore au recours aux méthodes modernes de datations comme le cyclotron. Les connaissances se sont incontestablement approfondies, mais les interrogations restent encore nombreuses. Certes, Joseph Ermens n’a pas révolutionné la science de l’incunabulistique, mais, comme tant de libraires et de bibliographes de l’Ancien Régime, il a apporté sa pierre à l’édifice et mérite à ce titre-là une certaine forme de reconnaissance.

4. La bibliothèque de Josse Ermens

À la suite du décès de Joseph Ermens, survenu le 18 mars 1805, ses livres sont vendus sur la base du catalogue de sa bibliothèque, rédigé par ses soins et classé selon le système des libraires de Paris. La vente, dirigée par Maximilien-Joseph-Ghislain Simon assisté du notaire Thomas, commence le 21 Brumaire de l’an XIV (12 novembre 1805) dans la maison du défunt sise rue du Curé. Ce catalogue, en trois tomes, contient 8116 articles. S’y retrouvent de nombreux ouvrages anciens dont une grande quantité d’éditions du XVe siècle ; le fait est d’ailleurs souligné dans le titre même du catalogue. La classe « Histoire », principalement de Belgique, est extrêmement bien fournie : elle occupe à elle seule un volume complet. L’ULiège Library possède un exemplaire du deuxième tome annoté du nom des acheteurs et des prix d’adjudication (901156B). On peut y découvrir que les grands collectionneurs de livres de cette époque, dont Charles Van Hulthem (1764-1832), Charles-Antoine de La Serna y Santander (1752-1813), Georges-Joseph Gérard (1734-1814) ou encore Charles-Pierre-Joseph Le Candèle (1761-1830), se sont disputés la riche bibliothèque de ce bibliographe et bibliophile averti.

* Pour découvrir la sélection de pièces en relation avec Josse Ermens, cliquez ici.

* Pour en savoir plus :

WAUTERS A., « Ermens (Joseph) », in Biographie nationale, t. 6, Bruxelles, Bruylant-Christophe & Cie, 1878, col. 623-628.

VERSCHAEFFEL T., De hoed en de hond. Geschiedschrijving in de Zuidelijke Nederlanden 1715-1794, Hilversum, Verloren, 1998, p. 121-122.

ADAM R., « Le libraire-imprimeur bruxellois Joseph Ermens (1736-1805) et l’étude des incunables à la fin du XVIIIe siècle », Bulletin du Bibliophile, (1) 2005, pp. 143-167.

* Auteur du blog : Renaud ADAM, ULiège Library (novembre 2023).