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Hans Magnus Enzensberger et Nelly Sachs – une constellation

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Hans Magnus Enzensberger à Munich, 1960
© Rene Burri/Magnum Photos
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Nelly Sachs en 1966

Lorsqu’en 1958, Hans Magnus Enzensberger, qui vient de publier son premier recueil de poèmes intitulé Défense des loups, part à Stockholm pour rendre visite à la poétesse juive allemande Nelly Sachs, aucun des deux ne pouvait se douter que cette rencontre allait être le début d’une longue amitié et d’une relation intense de travail commun. A priori, rien ne rapproche ce jeune intellectuel de 29 ans et l’exilée quasi septuagénaire : leurs modes de vie et leurs formes d’écriture semblent diamétralement opposés. Et pourtant, malgré ces différences, tous deux ressentent le besoin d’articuler le passé et le présent par la poésie. Alors que Sachs, menant une vie retirée, tente de donner une voix aux victimes mais aussi aux survivants de la Shoah et développe un langage nouveau inspiré par le mysticisme juif, Enzensberger ne rate aucune occasion de donner son avis publiquement et apparaît comme un critique ironique, polémique et parfois aussi agressif de la tendance au refoulement de la jeune République fédérale d’Allemagne. L’exposition virtuelle est un projet réalisé sous la direction de Valérie Leyh et Vera Viehöver dans le cadre du séminaire de recherche approfondie en littérature allemande. Il s’inscrit également au sein du projet ARC intitulé « Genèse et actualité des humanités critiques – France–Allemagne, 1945–1980 ». L’exposition reconstruit la constellation « Enzensberger / Sachs » et l’interprète comme une relation dont l’importance dépasse la dimension privée : les efforts d’Enzensberger, visant à rapatrier l’œuvre de Nelly Sachs au sein de la prestigieuse maison d’édition Suhrkamp ainsi qu’à construire de nouvelles relations littéraires internationales après la Seconde Guerre mondiale, tirent leur origine du constat que la « plaie Auschwitz » est encore béante.


Faire des études, c’est aussi faire de la recherche – un rapport de projet

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Le projet d’exposition « Hans Magnus Enzensberger et Nelly Sachs – une constellation » a été élaboré dans le cadre d’un séminaire de recherche consacré à l’histoire de la littérature allemande d’après-guerre, séminaire qui s’est déroulé durant l’année académique 2016/2017. Le but de ce séminaire était d’approfondir les connaissances que les étudiants ont acquises dans le cadre de leur formation de Bachelier au sujet de l’histoire littéraire de la jeune République fédérale d’Allemagne, en particulier sur le rôle du « groupe 47 », sur le débat autour de la « poésie après Auschwitz » ainsi que sur les auteurs qui ont dû s’exiler durant l’époque nazie. Le colloque « Hans Magnus Enzensberger – Constellations », qui a lieu au mois d’avril 2017 dans le cadre du projet ARC « GENACH », était par ailleurs l’occasion de familiariser les étudiants avec un projet de recherche majeur de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège ainsi que de les encourager à développer eux-mêmes une activité de recherche. Dans le cadre du projet « Hans Magnus Enzensberger et Nelly Sachs », les étudiants ont pu se rendre compte que la recherche ne se réduit pas à la lecture d’ouvrages et à la rédaction d’articles. Faire de la recherche, c’est aussi prendre en compte l’aspect de la transmission : celle entre collègues mais aussi la communication du savoir à un public plus large. Comment peut-on dès lors transmettre des résultats de recherche au XXIe siècle ? Quelles possibilités nous sont offertes à l’ère des humanités numériques ? Une exposition virtuelle, par exemple !

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Pour construire cette exposition virtuelle, il fallait tout d’abord répondre à toute une série de questions : quel est en fait le sujet de notre exposition ? Raconte-t-elle une histoire ? Si oui, laquelle ? Et dans quel ordre faut-il la raconter ? Une exposition repose-t-elle sur une hypothèse ? Dans quels centres d’archives se trouvent les sources inédites ? Comment pouvons-nous y accéder ? Parvenons-nous à les déchiffrer ? Pouvons-nous en citer des passages ? En outre, sur quel site pouvons-nous présenter cette exposition ? Qui s’occupe de la réalisation technique ? Et comment obtenons-nous des images pour illustrer notre propos? Quels sont les coûts de ces images ? Qui les prend en charge ? Quels sont les aspects juridiques dont il faut tenir compte pour publier du matériel d’archives et des photographies ? Qui nous en donne l’autorisation ? Le centre d’archives ? La maison d’édition ? L’auteur ? La photographe ? L’agence photographique ? Que de questions auxquelles il n’est pas toujours possible de répondre à domicile…

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Le point culminant de notre séminaire était donc un séjour de recherche de quatre jours aux Archives littéraires allemandes de Marbach (Deutsches Literaturarchiv Marbach am Neckar – DLA). Dans une salle parfaitement équipée, les étudiants francophones et germanophones ont pu travailler ensemble à l’élaboration et à la finalisation des textes de l’exposition : dans ce contexte idéal, il est en effet facile de s’échanger des informations, de commander des livres et articles de journaux dans l’immense bibliothèque et de s’entraider pour les traductions des textes. La lecture de l’intellectuel allemand controversé Karl Heinz Bohrer, la présentation des impressionnantes archives de la maison d’édition Suhrkamp et du matériel dont Hans Magnus Enzensberger a déjà fait le don ainsi que les visites du Schiller-Nationalmuseum, du Literaturmuseum der Moderne et du somptueux château de Ludwigsbourg ont complété ce séjour alliant travail d’archives et activités culturelles. Durant ces quatre intenses journées, le plaisir était au rendez-vous – les photos en sont la preuve.

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Photographies du séjour à Marbach du 20 au 23 mars 2017
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Hans Magnus Enzensberger donne une conférence dans le cadre des
« Tübinger Poetikvorlesungen », 2013. Felix König, Wikimedia Commons

Hans Magnus Enzensberger, un auteur allemand omniprésent

Auteur, poète, traducteur, éditeur, Hans Magnus Enzensberger multiplie autant les facettes que les pseudonymes : Giorgio Pellizzi, Linda Quilt, Elisabeth Ambras, Trevisa Buddensiek, Benedikt Pfaff, Andreas Thalmayr, Serenus M. Brenzengang. Grand penseur, il prend position par rapport à l’actualité du monde. Il sillonnera d’ailleurs ce dernier avec frénésie. Âgé aujourd’hui de 87 ans, il réside à Munich-Schwabing mais ne s’y cloître pas et reste encore très actif, notamment en tant qu’observateur de l’actualité politique et médiatique, entre autres des effets de la numérisation.

Hans Magnus Enzensberger naît le 11 novembre 1929 à Kaufbeuren. C’est à Nuremberg qu’il grandira en tant qu’aîné d’une grande famille bourgeoise. Il fait partie de cette génération qui a encore été appelée aux armes à la fin de la guerre, ce qu’il évoque dans un texte autobiographique de 1957 joint à son recueil verteidigung der wölfe : « En hiver 1944-45, au Volkssturm; l’habit d’honneur jeté dans la poubelle ». Après la guerre, il subviendra à ses besoins ainsi qu’à ceux de sa famille en tant qu’interprète, barman et en faisant du marché noir à la Royal Air Force Il entreprend ensuite des études de philosophie et lettres dans les universités de Erlangen-Nuremberg, Fribourg-en-Brisgau, Hambourg et à la Sorbonne. Il devient docteur en 1955 après avoir écrit une thèse sur Clemens Brentano.

Il commence sa carrière en tant que rédacteur à la Süddeutscher Rundfunk à Stuttgart et y restera jusqu’en 1957. Débute ensuite sa vie de globe-trotteur avec un séjour aux Etats-Unis et au Mexique. A son retour, il publie son recueil de poèmes intitulé verteidigung der wölfe [fr. : Défense des loups]. Dans ce premier recueil, Hans Magnus Enzensberger révèle déjà son désir de développer une nouvelle forme de poésie politique.

Hans Magnus Enzensberger continue sa trajectoire d’écrivain à Stranda (Norvège) mais il ne se limite pas au rôle d’auteur. A partir de 1960, il sera lecteur pour les éditions Suhrkamp, une tâche qui ne le satisfera toutefois que peu de temps. En 1961, il déménage à Tjøme. Il fait également partie du groupe 47 et reçoit le prix Georg Büchner en 1963, en tant que plus jeune lauréat. Deux ans plus tard, Enzensberger et Karl Markus Michel éditent la revue Kursbuch qui deviendra un organe central de la gauche en République fédérale. Enzensberger s’y montrera d’ailleurs comme une figure de proue pour les mouvements étudiants.

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Couverture de l’ouvrage
Museum der modernen Poesie

La diversification de l’œuvre d’Enzensberger est impressionnante. En 1972, il écrit le scénario pour un film sur l’anarchiste et le révolutionnaire Buenaventura Durruta, en 1973, il rédige le livret de l’opéra télévisé La Cubana oder Ein Leben für die Kunst de Hans Werner Henze, en 1978, il écrit le poème épique Der Untergang der Titanic, poème qualifié de « comédie » en référence à la Divine Comédie de Dante et dans lequel il articule des réflexions sur la foi dans le progrès ainsi que sur des échecs sociétaux et personnels. En 1980, il entreprend une collaboration avec Gaston Salvatore et fonde TransAtlantik, une revue culturelle. Il vise également un public relativement large puisqu’il publiera des œuvres pour la jeunesse, notamment Wo warst du, Robert? Il élargira encore ses visées littéraires en prenant la direction de la collection Die Andere Bibliothek avec Franz Greno. Son rêve d’une collection pour « râleurs et mécontents » se voit ainsi réalisé.

L’œuvre de Hans Magnus Enzensberger est l’une des plus diversifiées du XXe et du XXIe siècles, elle s’étend du poème épique à l’article de journal. L’auteur ne néglige aucun genre littéraire et il n’y a guère un sujet politique ou sociétal sur lequel il n’aurait pas donné son avis, en passant du rôle de la Bildzeitung au langage des nouveaux médias, des mouvements étudiants à la politique européenne. Le nombre important de prix et récompenses qu’il reçoit sont témoins de sa grande carrière, citons entre autres le Heinrich-Böll-Preis, le Heinrich-Heine-Preis der Stadt Düsseldorf, le Ludwig-Börne-Preis et le Frank-Schirrmacher-Preis.

Bibliographie sélective

Nelly Sachs, poétesse exilée à Stockholm

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Nelly Sachs en 1910.
Wikimedia Commons

Tout au long de sa vie, Nelly Sachs a écrit de nombreux poèmes qui tentent d’exprimer la souffrance juive durant la Seconde Guerre mondiale. Elle a aussi traduit des anthologies poétiques du suédois vers l’allemand. Nelly Sachs est à ce jour la seule poétesse juive à avoir reçu le prix Nobel de littérature. Son point de vue d’allemande juive assimilée et sa volonté de donner une voix aux victimes de la Shoah rendent cette poétesse unique et digne d’intérêt.

Nelly Sachs naît le 10 décembre 1891 à Schöneberg, près de Berlin. Sachs grandit dans un milieu juif assimilé et bourgeois. Son père, amateur de littérature et de musique, influence fortement son développement en tant qu’artiste. Sachs s’intéresse très tôt à la littérature. Vers ses 16 ans, la jeune poétesse se lie d’amitié avec la femme de lettres suédoise Selma Lagerlöf. Sachs est fascinée par les écrits de Lagerlöf, si bien qu’un échange épistolaire de plus de 35 ans commence entre les deux écrivaines.

En 1921, Nelly Sachs publie son premier recueil de poésie Legenden und Erzählungen. Elle publie quelques poèmes dans différentes revues berlinoises, telles que le Vossische Zeitung. Sa carrière prend une toute autre tournure dans les années 30, après le décès son père et lorsqu’apparaissent les lois antisémites et que commence la persécution des Juifs. Sachs continue de publier ses poèmes, mais uniquement dans des revues juives. Cette juive assimilée connaît alors le rejet, l’humiliation et la douleur de la persécution, ce qui bouleverse radicalement sa vie.

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La carte d’identité de Nelly Sachs durant les années 1942 à 1945.
Son séjour en Suède est chaque fois prolongé d’un an ou de six mois.
© Kungliga biblioteket – National Library of Sweden, collection Sachs, L90:16:21, Främlingspass, 1942_2

En mai 1940, Nelly Sachs échappe au régime nazi en s’exilant à Stockholm, grâce à l’aide de Lagerlöf. Lors de son exil avec sa mère, Sachs découvre les textes ésotériques du judaïsme qui influenceront son œuvre. Son souhait est dorénavant d’être la porte-parole des Juifs persécutés durant la guerre. Elle traduit des textes poétiques du suédois vers l’allemand pour gagner sa vie, ce qui influence son propre langage poétique. Entre 1943 et 1945, Sachs écrit ses premiers témoignages sur la souffrance juive. Elle veut parler des morts mais aussi des survivants. En 1947, Sachs publie le recueil In den Wohnungen des Todes dans une maison d’édition de la République démocratique allemande, le recueil suivant intitulé Sternverdunkelung paraît en 1949 dans la maison d’édition Bermann-Fischer, elle aussi exilée à Stockholm. Cependant, ces recueils rencontrent peu de succès.

Les années 50 marquent un changement dans la vie de Sachs. Le décès de sa mère en 1950 intensifie ses troubles dépressifs. C’est aussi dans les années 50 que commence son échange épistolaire avec Paul Celan, en qui elle retrouve son envie de parler au nom du peuple juif. Les écrits de Sachs sont jusqu’ici méconnus dans la République fédérale d’Allemagne. Cependant, ses recueils poétiques Und niemand weiß weiter et Flucht und Verwandlung, publiés respectivement en 1957 et 1959, vont mener Sachs vers le succès littéraire. A partir de 1958, l’écrivain allemand Hans Magnus Enzensberger jouera un rôle clé dans le succès montant de Nelly Sachs. En plus d’être son ami, Enzensberger deviendra son mentor.

Sachs reçoit le Droste-Preis en 1960 et le Friedenspreis des Deutschen Buchhandels en 1965. En 1966, elle obtient le prix Nobel de littérature. Malgré son succès, Sachs ne souhaite pas retourner vivre en Allemagne, sa peur étant trop grande. Elle reste en Suède jusqu’à son décès. Elle meurt le 12 mai 1970 d’un cancer des intestins dans un hôpital de Stockholm.


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Rayons de la bibliothèque de Nelly Sachs dans son appartement à Stockholm
© Kungliga biblioteket – National Library of Sweden,
Harry Järv, Ämbetsarkivet, bostaden, 1970, n° 4

Bibliographie sélective

Edition critique de ses œuvres

Etat des recherches littéraires sur Hans Magnus Enzensberger et Nelly Sachs

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Aperçu de quelques ouvrages sur Nelly Sachs
et sur Hans Magnus Enzensberger

Jusqu'à présent, la relation entre Hans Magnus Enzensberger et Nelly Sachs n’a guère attiré l’attention des chercheurs, ce qui s’explique, notamment, par la situation éditoriale : la correspondance des deux auteurs se trouve à la Bibliothèque Royale de Stockholm et aux Archives littéraires allemandes de Marbach et est en bonne partie inédite. Seules quelques lettres de Sachs à Enzensberger ont été publiées en 1984 dans l’édition sélective des lettres de Nelly Sachs (Briefe der Nelly Sachs) établie par Ruth Dinesen et Helmut Müssener. L’étroite amitié entre Sachs et Enzensberger, Dinesen l’évoque aussi dans sa biographie sur Nelly Sachs, sans toutefois se pencher sur l’échange épistolaire. Dans le très beau catalogue d’exposition Flucht und Verwandlung. Nelly Sachs, Schriftstellerin, Berlin/Stockholm, Aris Fioretos, l’éditeur principal de l’édition critique des œuvres de Sachs auprès des éditions Suhrkamp, décrit le rôle d’intermédiaire qu’Enzensberger a joué pour la transmission de son œuvre (cf. p. 268–269). Cependant, de par la nature des choses, il présente cette relation en adoptant le point de vue des recherches sur Sachs. Dans l’ouvrage collectif Lichtersprache aus den Rissen (sous la direction de Ariane Huml, 2008) qui contient plusieurs études significatives sur les relations de la poétesse, on cherchera en vain un article sur la relation Enzensberger/Sachs.

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Couverture du récit autobiographique Tumult
paru en 2014 aux éditions Suhrkamp

Du côté des recherches sur Enzensberger, la situation est encore moins favorable. Certes, l’essai d’Enzensberger intitulé Die Steine der Freiheit (1959), dans lequel il nous parle des poèmes de Nelly Sachs, est devenu un texte canonique au sein du débat sur la possibilité ou l’impossibilité d’une « poésie après Auschwitz », en référence aux propos fameux d’Adorno. Toutefois, il n’existe à ce jour aucune étude approfondie de cette relation du point de vue des recherches sur Enzensberger. Ni Jörg Lau dans sa vaste biographie parue en 1999, ni Christian Schlösser dans son introduction publiée en 2009, n’abordent leur amitié.

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Couverture de l’édition sélective
des lettres de Nelly Sachs,
édition parue en 1984

Ce que nous savons de cette relation, nous le savons donc surtout par les essais d’Enzensberger au sujet de Nelly Sachs (cf. tableau 6), essais qui tout naturellement nous transmettent son point de vue subjectif sur l’écrivaine et sur leur amitié, ainsi que par les quelques lettres publiées s’adressant à Enzensberger et à sa famille. Ces lettres datent principalement du début des années 60. A ce moment, Enzensberger habite à l’île de Tjøme dans le fjord d’Oslo en Norvège alors que Nelly Sachs vit à Stockholm et subit de nombreuses crises psychiques. C’est aussi à cette époque que les projets d’édition communs se multiplient. Entre 1966 et 1968, les années où Enzensberger entre lui-même dans une phase de « tumulte » extérieur et intérieur (« Tumulte » est le titre de son livre paru en 2014 et retraçant ses souvenirs de ces années), les lettres se font plus rares. Dès lors, l’image qui, presqu’automatiquement, s’est formée de cette relation, est celle d’un déséquilibre : selon le cliché, un jeune homme ouvert et sûr de lui, mais aussi sensible et attentif à l’oubli et au refoulement de la littérature exilée, s’occupe tendrement de l’écrivaine traumatisée qui a survécu à la Shoah, qui est passive et a besoin d’aide. Il fait aussi en sorte que l’œuvre de cette exilée puisse retourner en Allemagne. Notre étude des lettres inédites d’Enzensberger à Sachs, notamment celles de l’époque du « tumulte », nous a poussés à remettre en question ces représentations trop unidimensionnelles et nous a fait découvrir une autre version de l’histoire.

1958 : la première rencontre

La correspondance entre Nelly Sachs et Hans Magnus Enzensberger témoigne de la grande amitié qui lie ces deux auteurs. Quand et comment cette relation a-t-elle réellement commencé ? Dans le magazine intitulé Sinn und Form, on trouve l’article Begegnungen mit Nelly Sachs, écrit par Enzensberger en 2010 et dans lequel l’octagénaire relate ses premières visites chez Nelly Sachs. C’est à la fin des années 50 que leurs chemins se croisent. Ils n’en ont peut-être pas encore conscience, mais cette période marque les premiers pas d’une relation qui pourrait sembler improbable, une alliance entre une femme qui semble si fragile, mais possède une énergie inébranlable, et un homme qui pourrait paraître invincible, mais dont la force s’épuisera au fil du temps.

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Alfred Andersch, Berzona (Tessin), septembre 1967
© Renate von Mangoldt

Enzensberger attribue le mérite de sa rencontre avec Sachs à un homme en particulier : Alfred Andersch. En tant que rédacteur auprès de plusieurs radios et critique très apprécié du monde littéraire, Andersch influence fortement la littérature de la jeune République fédérale d’Allemagne. Avec Hans Werner Richter, il stimule la fondation du fameux « groupe 47 », un groupe d’écrivains et de critiques qui veut redéfinir le paysage littéraire d’après-guerre, mais dont certains membres sont soupçonnés de vouloir exclure les écrivains exilés voire même d’être antisémites. D’après Enzensberger, son ami Andersch est « l’un des seuls qui [défendent] le sort de ceux qui [ont] fui l’Allemagne nazie » (Begegnungen mit Nelly Sachs, p. 561). Andersch découvre les poèmes de Nelly Sachs et les transmet à Enzensberger qui, lui aussi, est séduit par les mots de l’exilée. Ainsi, Andersch rend visite à Sachs à Stockholm en 1956, suivi par Enzensberger en 1958, qui, en ce temps-là, vit à Tjøme en Norvège.

Enzensberger nous décrit ses souvenirs de cette première rencontre : « Ceux qui sont venus dans sa maison petite et modeste, mais néanmoins lumineuse, sont alors entrés dans un autre monde. De cette femme mince et frêle, qui semble aussi légère qu’un oisillon, émanait une intensité qui m’a tout d’abord ébranlé. Son comportement est difficile à décrire et est d’autant plus difficile à expliquer » (Begegnungen mit Nelly Sachs, p. 561). Tout porte à croire que c’est cette « intensité », cette énergie qui a stupéfait Enzensberger lors de cette première rencontre. Peut-être s’attendait-il à faire face à la fragilité incarnée, idée qu’il se serait construite à partir des poèmes qu’il avait lus. Enzensberger l’admet : il n’en était rien.

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Hans Magnus Enzensberger à Munich, 1960
© Rene Burri/Magnum Photos

La particularité de Sachs ne s’arrête pas là. Enzensberger dit également: « J’étais habitué à fréquenter des auteurs et je connaissais assez bien leurs vertus et leurs lubies, leurs habitudes et leur narcissisme professionnel. Rien de tout cela ne se retrouvait chez Nelly » (Begegnungen mit Nelly Sachs, pp. 561–562). Selon Enzensberger, Sachs est une personne de qui émane une aura de bienveillance et de bonté. Suite à cette rencontre, il remet en cause l’image qu’il s’est faite auparavant. Contre toute attente, on comprend que même si Sachs a été bouleversée par les obstacles auxquels elle a été exposée tout au long de sa vie, elle est néanmoins restée une femme forte avec qui le mot « faiblesse » ne peut être aucunement associé.

Lorsqu’Enzensberger se rend en Suède en 1958, il compte rencontrer une écrivaine. Or, il trouve là-bas non seulement une poétesse de talent, mais aussi une amie. Au sujet de leurs premières conversations, il nous dit : « Nous avons [...] d’abord parlé de choses tout à fait ordinaires, de sa famille, des médecins et des malaises, de l’un ou l'autre poète suédois, des paysages, des changements au fil des saisons » (Begegnungen mit Nelly Sachs, p. 562). Les premiers échanges se font donc très naturellement. Ils n’abordent ni les atrocités de la guerre passée, ni les aspirations professionnelles du futur.

La visite d’Enzensberger à Nelly Sachs de 1958 a un impact capital sur la vie des deux auteurs. Non seulement cette rencontre concrétise le début d’une collaboration professionnelle plus que fructueuse, mais elle annonce aussi une amitié inattendue entre deux personnes dont le langage commun est la poésie.

Source

Hans Magnus Enzensberger : Begegnungen mit Nelly Sachs dans Sinn und Form 4 (2010), pp. 561–563.

Hans Magnus Enzensberger au sujet de Nelly Sachs et de son œuvre

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La première page de l’essai
Die Steine der Freiheit

Pour attirer l’attention sur Nelly Sachs et pour rendre hommage à son œuvre, Enzensberger a écrit plusieurs textes à son sujet. Les trois textes majeurs sont les suivants : l’article Die Steine der Freiheit paru en 1959 dans l’influente revue Merkur, l’épilogue du recueil Ausgewählte Gedichte (1963) dont Enzensberger est l’éditeur scientifique, ainsi que le texte de souvenirs intitulé Begegnungen mit Nelly Sachs et publié dans la revue Sinn und Form (2010). Ces écrits, Enzensberger les a republiés plusieurs fois à divers endroits : ainsi, l’épilogue paraît à nouveau en 1977 dans Das Buch der Nelly Sachs, plusieurs passages du texte Begegnungen sont par ailleurs repris littéralement dans son œuvre autobiographique Tumult (2014) parue récemment.

Dans Die Steine der Freiheit, Enzensberger présente Nelly Sachs de manière emphatique comme la « plus grande poétesse qui écrit aujourd’hui en allemand. » En outre, Enzensberger affirme qu’elle fait partie des rares personnes qui parviennent à contredire la phrase de Theodor W. Adorno selon laquelle il est « barbare » d’écrire un poème après Auschwitz : « Si nous voulons continuer à vivre, cette phrase doit être réfutée. Peu y arrivent. Nelly Sachs en fait partie. Son langage contient une force salvatrice. En parlant, elle nous rend ce que nous risquions de perdre : la langage. » Enzensberger décrit Sachs comme une personne forte qui ose faire face aux souvenirs atroces du régime nazi. Dans son œuvre, en particulier dans son poème An euch, die das neue Haus bauen, elle passe la parole à ceux « qui n’habiteront plus avec nous ». La poésie de Sachs contient beaucoup d’éléments issus du judaïsme, mais selon Enzensberger, « son judaïsme n’a pas seulement fait d’elle une victime, il lui a aussi donné la force de nous adresser son oeuvre, à nous et à notre langue ». Grâce à sa religion, elle a pu trouver le courage de nous transmettre son œuvre qui doit sans cesse nous rappeler de ne pas oublier les morts.

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1. Couverture du troisième recueil de poèmes de Hans Magnus Enzensberger,
recueil intitulé blindenschrift et paru aux éditions Suhrkamp en 1967

2. Couverture de l’édition Ausgewählte Gedichte
avec la postface de Hans Magnus Enzensberger, éditions Suhrkamp


Dans l’épilogue du recueil Ausgewählte Gedichte de 1963, Enzensberger aborde seulement l’œuvre de Sachs. Il la décrit comme « grande et mystérieuse ». Il explique qu’il est impossible de résoudre l’énigme de la poésie de Sachs et que ce n’est d’ailleurs pas nécessaire. Le mystère est bien plus la clé de son œuvre, ce qu’Enzensberger exprime comme suit : « Nous avons à faire avec des énigmes que nous ne pouvons résoudre, mais qui gardent un reste – et c’est ce reste qui compte. » Selon son interprétation, il n’est pas non plus possible de comprendre son œuvre en la découpant en petits morceaux. La poésie de Sachs doit dès lors être considérée comme un tout. D’après Enzensberger, Nelly Sachs n’écrit en fait « qu’un seul livre » qui commence en 1946 avec le recueil In den Wohnungen des Todes [fr. : Dans les demeures de la mort]. En citant Sachs, Enzensberger décrit son œuvre comme un « Adernetz » (un réseau de veines) que l’on peut considérer de n’importe quel point de vue.

Dans le troisième texte, Begegnungen mit Nelly Sachs, Enzensberger décrit ses impressions de Sachs tout au long de leur amitié. D’une part, il la caractérise comme une personne faible et fragile mais d’autre part, il avoue s’être presque senti intimidé par elle. Un peu plus loin, Enzensberger se dit étonné d’avoir pu gagner sa confiance. Selon ses propos, Sachs serait tout sauf irréaliste et isolée, contrairement à ce que certains prétendent. Elle avait en effet des contacts au sein de la scène littéraire mais aussi en dehors de celle-ci, par exemple avec l’écrivain Gunnar Ekelöf ou avec sa voisine Rosi Wosk, une survivante d’Auschwitz. Pour Enzensberger, Sachs est une personne admirable parce qu’elle exprime une grande force d’âme, et ce malgré la peur permanente d’être poursuivie et persécutée. Contrairement à l’article Die Steine der Freiheit, dans lequel Enzensberger représente Sachs comme une poétesse exceptionnelle, ce texte la décrit dans sa nature humaine. Il souligne clairement son côté pragmatique qui remet en cause le cliché de la poétesse mystique vivant hors du temps.

La note d’Enzensberger au sujet de Sachs dans le Museum der modernen Poesie, un recueil de poèmes d’auteurs modernes du monde entier, prouve également toute l’estime qu’il a pour elle. Le fait qu’Enzensberger accueille Sachs dans son Museum, montre l’importance de la poétesse non seulement pour la littérature allemande mais aussi pour la littérature mondiale. Dans l’ouvrage Nelly Sachs zu Ehren conçu pour ses septante ans et paru en 1961, Enzensberger lui consacre le poème Die Verschwundenen. A côté de son rôle d’intermédiaire et de commentateur, il lui fait donc aussi sa révérence en tant que poète.

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1. Couverture de l’ouvrage Nelly Sachs zu Ehren paru en 1961 aus éditions Suhrkamp.

2. Quatrième de couverture de l’ouvrage Nelly Sachs zu Ehren paru en 1961

3. Le poème die verschwundenen de Hans Magnus Enzensberger, publié pour la première fois dans l’ouvrage Nelly Sachs zu Ehren

Sources

Projets communs

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Couverture de l’édition Fahrt ins Staublose
parue pour la première fois en 1961 aux éditions Suhrkamp

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Couverture du recueil de poèmes de Gunnar Ekelöf
traduits par Nelly Sachs

La haute opinion que Hans Magnus Enzensberger a des œuvres littéraires de Nelly Sachs mène ces auteurs à entamer une étroite collaboration qui marque leur correspondance dès le début des années 60. Grâce à cet échange et à l’engagement d’Enzensberger, Sachs trouve une place aux éditions Suhrkamp. Le jeune auteur et lecteur s’occupe aussi personnellement des recueils de poésie qui y paraîtront dans les années suivantes. Sachs accorde une grande confiance à Enzensberger : elle lui fait lire ses poèmes avant leur parution et tient compte de son avis.

Fahrt ins Staublose, une édition intégrale des poèmes de Sachs, parue en 1961 chez Suhrkamp, est le fruit d’une collaboration entre Enzensberger et Sachs, qui donne à son Mang (comme elle l’appelle) de nombreuses indications concernant la forme et l’ordre des poèmes, pendant que celui-ci s’occupe des aspects pratiques du travail d’édition. C’est dans ce contexte qu’Enzensberger va en Suède en mars 1961 : il souhaite y trouver Sachs pour discuter de la mise en forme du livre, pour laquelle elle a des idées très claires. Enzensberger tient aussi à amener l’œuvre intégrale de Sachs aux éditions Suhrkamp, ce qu’il ne se retient pas de lui faire remarquer dans une lettre du 24 février 1961 : « berendson [!] [professeur de littérature juif allemand et intermédiaire pour les auteurs exilés, il vivait aussi à Stockholm] m’a dit que luchterhand et hilthy envisagent de publier tes œuvres. il serait peut-être judicieux que tu ne leur donnes aucun accord direct avant que nous ne nous soyons vus ? » (KB, n° 143, 24 février 1961).

Cela ne sera pas le seul projet qu’Enzensberger et Sachs entreprendront ensemble. Ses publications suivantes, dont le long poème Die Suchende, sont éditées chez Suhrkamp sous la direction d’Enzensberger, qui les affuble de préfaces. Cependant, ces collaborations ne se font pas toujours sans frustrations, entre autres quand il s’agit d’intégrer les Glühende Rätsel de Sachs dans la prochaine édition intégrale. « J’aimerais te dire aussi que je ne voudrais pas que le cycle entier Glühende Rätsel soit dans la sélection », écrit Nelly Sachs le 29 décembre 1962, pour ensuite demander : « La sélection que tu avais faite ne suffit-elle pas ? » (DLA, 29 décembre 1962) Toutefois, Enzensberger n’en démord pas : « J’ai malheureusement une mauvaise nouvelle pour toi, de ce que j’ai entendu de francfort, ton recueil de poèmes, le nouveau avec les ‘glühende rätsel’, est déjà imprimé, et donc il est trop tard pour y changer quoi que ce soit. cela dit, je pense quand même que c’est mieux comme ça. » (KB, n° 146, 5 janvier 1963)

De son côté, Sachs travaille aussi à la traduction de poèmes de Gunnar Ekelöf, qu’Enzensberger insère dans une série de recueils multilingues chez Suhrkamp qui doivent contribuer à ré-internationaliser la scène littéraire allemande après la période nazie.

Dans ses lettres, Sachs explique aussi à Enzensberger qu’elle travaille à une anthologie de poèmes suédois pour Suhrkamp, pour laquelle elle éprouve toutefois des difficultés, ce qui l’amène à lui demander conseil. Elle ne mènera néanmoins jamais ce travail à terme.

La relation de travail entre Enzensberger et Nelly Sachs peut sembler unilatérale, étant donné qu’un aspect dominant de cette relation est l’influence qu’Enzensberger exerce chez Suhrkamp pour promouvoir les projets de Sachs ; d’autant qu’elle lui demande plus d’une fois conseil pour l’écriture de ses œuvres. Pourtant, cette aide va en fin de compte dans les deux sens, dans la mesure où Sachs, qui s’est construit un vaste réseau littéraire en Suède, aide aussi Enzensberger à nouer des contacts qui seront d’une grande valeur pour ses projets personnels. Il s’agit donc d’une véritable collaboration, dont chacun parvient à retirer le meilleur pour lui-même, bien que de façons différentes.

Séquelles tardives

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Lettre de Nelly Sachs à Hans Magnus Enzensberger,
du 28 octobre 1960
© Deutsches Literaturarchiv Marbach (DLA), A:Sachs, x

Lorsque sa mère meurt en 1950, l’état mental de Nelly Sachs se dégrade fortement. Dans sa correspondance avec Enzensberger, elle mentionne très souvent ses souffrances psychiques. Les fantômes de son passé, qui ne l’ont jamais vraiment quittée, continuent à alimenter ses angoisses. Dans une interview, le médecin de Sachs parle des conséquences de son traumatisme : « Elle était renfermée sur elle-même, était sujette à des crises d’angoisse et ne communiquait que fragmentairement. Comme nous le savons déjà, la peur s’emparait d’elle dans son appartement, elle se sentait menacée par le voisinage, mais également par les nazis. » (FuV, p. 229) Dans une lettre de 1961, elle dit aussi à Enzensberger : « A présent, je pense qu’avec courage, je dois commencer à vivre de nouveau la vie comme elle est pour moi. […] Mais pour moi et pour tant d’autres, une nouvelle ère commence – une nouvelle ère de souffrances avec les ,demeures’» (référence au recueil In den Wohnungen des Todes) (BNS, p. 272). Nelly Sachs subit un traitement à électrochocs, lesquels n’ont aucun effet bénéfique. Le 29 juin 1962, elle écrit: « Je ne peux plus travailler à cause des traitements à électrochocs – parce que j’oublie tout – seules les choses que je devrais oublier ne s’effacent pas » (BNS, p. 284).

Enzensberger tente sans cesse de trouver les bons mots pour soutenir son amie, comme on peut en déduire de sa lettre du 19 décembre 1960 : « tu veux garder pour toi tes soucis et les supporter toute seule – mais l’amitié, c’est aussi parler de la pression et du danger auxquels nous sommes exposés ». (KB, n° 140, 19 décembre 1960) Les lettres attestent qu’Enzensberger est à l’écoute des problèmes de santé mentale et physique de Sachs. Ainsi, Enzensberger achève souvent ses lettres avec quelques mots affectifs qui témoignent de son inquiétude quant à la santé de son amie : « s’il te plaît, n’oublie jamais de m’écrire pour me dire comment tu vas. nous nous faisons du souci pour toi. nous t’embrassons bien fort » (KB, n° 138, 18 octobre 1960). Par « nous », il faut comprendre Enzensberger, sa femme Dagrun et leur fille Tanaquil. Nelly Sachs, surnommée « Li », retrouve en eux le reflet de sa propre famille, une nouvelle famille sur laquelle elle peut toujours compter. Sa première lettre du 1er février 1958 témoigne déjà de son intérêt pour la famille d’Enzensberger : « Entre-temps, s’il te plaît, salue ta chère femme, et par la même, pourrais-tu me donner son nom ainsi que celui de ton cher enfant, afin que je puisse davantage me les imaginer. Je vous salue tous les trois avec affection ! » (BNS, p. 186)

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Nelly Sachs dans sa « cabine »
© Kungliga biblioteket – National Library of Sweden,
collection Sachs, L90:8:1:2:9, NS hemma, 1965

En ce qui concerne le « retour » littéraire de Sachs en Allemagne et l’ancrage de son œuvre au sein des éditions Suhrkamp, nous pouvons dire qu’Enzensberger a joué un rôle majeur : il était à la fois défenseur et intermédiaire de ses écrits. Toutefois, il ne faut pas oublier que Sachs entretient aussi des relations solides avec d’autres personnes influentes dans le monde littéraire, comme par exemple avec Alfred Andersch, Paul Celan, Ingeborg Bachmann et Hilde Domin. Le réseau littéraire qu’elle s’est constitué elle-même démontre sa propre connaissance du milieu littéraire en Allemagne.

L’engagement d’Enzensberger pour l’œuvre de Sachs ne reste dès lors pas sans réponse. En effet, Enzensberger pouvait aussi compter sur l’aide littéraire et pratique de Sachs. Pour sa nouvelle collection chez Suhrkamp, elle traduit par exemple les poèmes du poète suédois Gunnar Ekelöf. Avec Enzensberger, elle sert aussi d’intermédiaire auprès d’autres auteurs suédois dans l’espace germanophone. Par ailleurs, Sachs aide à renflouer les caisses de son ami. Le 5 juillet 1968, Enzensberger demande à Sachs de soutenir financièrement un de ses combats politiques : « certains étudiants n’ont pas d’argent, mais les gens comme moi peuvent déjà beaucoup donner. je ne sais pas ce que tu en penses, mais mes amis ici m’ont chargé de te demander si tu pourrais donner quelques milliers de couronnes. je peux soutenir cette demande et m’assurer que cette argent sera utilisé à bon escient. (tout cela évidemment ne doit te poser aucun inconvénient) » (KB, n° 166, 5 juillet 1968). Malgré les apparences, la constellation littéraire Enzensberger/Sachs peut donc réellement être qualifiée de réciproque. L’échange épistolaire nous montre que les deux auteurs s’aident mutuellement et que leur relation résiste même aux moments difficiles.

Enzensberger en voyage, Nelly Sachs à la maison

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Vue du petit appartement de Nelly Sachs à Stockholm, Bergsundsstrand 23
© Kungliga biblioteket – National Library of Sweden,
Harry Järv, Ämbetsarkivet, bostaden, 1970, n° 3

Bien qu’ils soient liés par une profonde amitié, Sachs et Enzensberger ont tous deux des modes de vies radicalement différents. Alors que la première reste à l’abri des autres dans sa « Kajüte » (« petite cabine », comme elle appelait affectueusement sa chambre), le second fait indiscutablement partie du grand monde, aussi bien d’un point de vue social que d’un point de vue géographique, puisqu’il ne cessera de voyager.

Sachs, accablée par ses peurs et obsessions, tend à rester autant que possible chez elle et évite de se soumettre à une trop grande agitation. Ses séjours réguliers à l’hôpital et dans des centres de reconvalescence se retrouvent dans sa correspondance, comme dans cette lettre du 30 avril 1961 dans laquelle elle raconte qu’elle fait depuis peu usage de sa carte lui permettant de sortir de temps à autre de l’hôpital. Elle a pour projet de rentrer chez elle le 4 mai et souligne que le docteur est ravi qu’elle se risque à vivre de nouveau dans son appartement. Dans une lettre du mois de février 1962, elle explique son nouveau séjour à l’hôpital – « de nouveau en fuite, de nouveau la petite chambre » – puis poursuit en rapportant l’optimisme du docteur quant à sa « libération » (BNS, p. 278, 25 février 1962).

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Hans Magnus Enzensberger lors d’une rencontre du groupe 47
à Princeton en avril 1966. © Renate von Mangoldt

Enzensberger ne parvient pas à être aussi présent qu’il le voudrait. Entre 1964 et 1967, ses lettres deviennent plus rares, plus courtes, et expriment quasi à chaque fois son regret de ne pouvoir venir voir Nelly Sachs à Stockholm : « voudras-tu encore être si indulgente envers moi si je ne suis pas présent à ton anniversaire et ton prix nobel ? » (KB, n° 161, 25 octobre 1966), lui demande-t-il juste avant la remise du prix. Il faut dire qu’Enzensberger est tout le temps en voyage durant cette période. Dans sa lettre du 25 octobre 1966, la liste de ses voyages récents est impressionnante : « sept semaines intenses et magnifiques en russie, en sibérie, dans le caucase, en asie, un voyage à londres et un tournage en amérique ». Il partira ensuite dans un petit village indien, à new york, un an en amérique (1967–1968) puis une autre année à Cuba.

Dans cette même lettre d’octobre 1966, Enzensberger nous résume lui-même la différence entre sa vie et celle de Nelly Sachs. Il constate : « A la fin, tu as choisi la meilleure partie avec ta petite cuisine » (KB, n° 161, 25 octobre 1966). D’après ses propos, Sachs, qui est toujours restée chez elle, se voit à présent courtisée par de nombreux journalistes suite à son prix Nobel : « mais maintenant le monde vient vraiment à toi, juste devant ta porte, et sonne avec ses caméras, microphones, banquets » (KB, n° 161, 25 octobre 1966).

Le contraste est saisissant et illustre parfaitement la différence de style de vie des deux amis. Alors qu’Enzensberger est sans cesse sur la route et mêne de front ses travaux politiques, sa carrière d’écrivain et ses multiples voyages, Sachs, qui aime plus que tout la tranquillité, se retrouve propulsée sur le devant de la scène internationale. Alors que le premier risque de se perdre dans le vaste monde, la seconde voit ce même monde envahir son havre de paix. D’une part, Enzensberger était son intermédiaire auprès de la maison d’édition Suhrkamp, ce qui évitait à Nelly Sachs de devoir se déplacer ou voyager. D’autre part, la petite « cabine » à Stockholm représentait pour lui un refuge et un point d’ancrage loin de toute agitation. Bien plus que différents, les deux écrivains étaient avant tout complémentaires, et c’est ce qui explique du moins en partie leur amitié si remarquable.

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En rouge sont évoquées les parties du monde que Hans Magnus Enzensberger a parcourues entre 1966 et 1968
Carte du monde réalisée par les étudiants

Prix Nobel pour Nelly Sachs

Nelly Sachs obtient le prix Nobel de littérature en 1966, vingt ans après Hermann Hesse, qui, jusque-là, était le dernier auteur germanophone à avoir remporté ce prix. Sachs ne l’a pas gagné seule, elle le partage avec l’écrivain israélien Samuel Joseph Agnon. Elle est alors la sixième femme dans l’Histoire à remporter le prix Nobel de littérature. Le jury suédois proclame cette décision le 20 octobre 1966 et seulement quelques semaines après, le 10 décembre 1966, le prix est remis aux deux lauréats par le roi Gustave VI Adolphe. Cette date vaut la peine d’être signalée puisque qu’il s’agit en même temps du 75e anniversaire de Nelly Sachs et du jour de décès d’Alfred Nobel. Sachs remporte le prix « for her outstanding lyrical and dramatic writing, which interprets Israel’s destiny with touching strength» (site Internet du prix Nobel), comme on peut le lire dans les attendus du jugement.

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Télégramme que Hans Magnus Enzensberger a envoyé à Nelly Sachs pour la féliciter pour son prix Nobel
© Kungliga biblioteket – National Library of Sweden, collection Sachs, L 90 (1960-1970), n° 160

Etant à l’hôpital à ce moment-là, Hans Magnus Enzensberger ne peut pas féliciter Nelly Sachs en personne mais il lui envoie un télégramme (voir image : KB, n° 160). A son retour à la maison, le 25 octobre 1966, il lui écrit une lettre plus détaillée pour la complimenter chaleureusement. Il prétend ne pas avoir été surpris de sa victoire et s’y être attendu depuis longtemps : « tu le mérites tout simplement, et c’est tout, il ne faut pas dire un seul mot de plus. » (KB, n° 161, 25 octobre 1966) Cependant, il se tracasse aussi pour elle car il craint qu’elle ne sache pas supporter toute l’attention qui lui sera portée. Il décide alors de lui rendre visite plus tard, « lorsque cette grande fête serait terminée », « pour passer une journée paisible ensemble » (KB, n° 161).

Les noms des autres candidats ainsi que le processus de sélection du vainqueur sont soumis à un délai de blocage de 50 ans. C’est pourquoi, un accès réduit au dossier a été accordé au début de cette année 2017. Dans un article du Neue Zürcher Zeitung du 9 janvier 2017, nous apprenons dès lors que Paul Celan et Samuel Beckett figuraient également sur la liste des candidats mais n’ont tous deux pas été retenus. « Un comité prépare l’élection du lauréat et soumet un rapport à l’académie, composée de 18 membres et faisant fonction de corps électoral, qui résulte en la nomination d’un favori. L’académie suit la proposition du comité dans la plupart du temps. » (NZZ, 9/1/2017) En 1966, cela n’a toutefois pas été le cas puisque le japonais Yasunari Kawabata aurait alors dû gagner le prix Nobel de littérature. Vu que le procès-verbal des discussions reste encore sous clé à ce jour, il est impossible de savoir pourquoi Nelly Sachs et Agnon ont été retenus comme lauréats. Nelly Sachs avait déjà été proposée trois ans auparavant mais avait été écartée pendant la procédure. Parmi les raisons pour lesquelles Nelly Sachs aurait gagné en 1966, le journaliste Aldo Keel du Neue Zürcher Zeitung évoque son « avantage du terrain ». De plus, deux de ses amis proches, Gunnar Ekelöf et Erik Lindegren, étaient membres de l’Académie suédoise. D’après l’article du Neue Zürcher Zeitung, le comité aurait aussi refusé de décerner le prix au duo Nelly Sachs et Paul Celan, en argumentant que l’œuvre de Celan « ne justifierait pas sa nomination » (NZZ, 9/1/2017). Deux ans plus tôt déjà, le comité défendait ce point de vue, trouvant que son œuvre ne correspond pas « aux exigences d’une décoration internationale de renommée ». L’Histoire nous a montré à quel point l’Académie suédoise s’est trompée à son égard.

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Nelly Sachs lors de la cérémonie de remise du prix Nobel de littérature
© Kungliga biblioteket – National Library of Sweden, collection Sachs, L90:8:2:11e, Nobel

Sources

Le talon d’Achille de Hans Magnus Enzensberger

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Hans Magnus Enzensberger, Berlin, octobre 1970
© Renate von Mangoldt

Entre 1958 et 1966, Nelly Sachs et Hans Magnus Enzensberger ont entretenu une correspondance régulière. Pourtant, à partir de 1966, leur échange épistolaire se fait plus sporadique. La première partie de la correspondance montre à quel point Enzensberger était d’une grande aide pour Nelly Sachs dans son combat contre le traumatisme dont elle souffrait et à quel point celle-ci était réceptive et reconnaissante de telles attentions. À partir de 1966, le ton de leur échange va complètement changer, et ce principalement du côté d’Enzensberger. Celui-ci s’exprime alors de façon plus profonde sur sa propre vie, si chargée et exigeante. Le jeune auteur dynamique, qui n’avait jusqu’alors jamais admis de point faible, montre soudainement son talon d’Achille.

La lettre du 25 octobre 1966 est particulièrement parlante à ce propos, puisqu’elle dévoile une facette jusqu’alors inconnue de Hans Magnus Enzensberger : « Si je dois encore parler de moi une minute […] » (KB, n° 161, 25 octobre 1966), commence-t-il, faignant une certaine retenue alors que s’en suit un monologue très détaillé sur lui-même. Il ne mentionne que de façon lapidaire le fait que Nelly Sachs doive bientôt recevoir le prix Nobel. Le besoin de parler de soi et de se confier semble, à ce moment-là, avoir pris le dessus. Après de longs voyages « intenses » à l’étranger, il est « de nouveau à moitié sur pied » (ibid.). En « voyageur vagabond », il a traversé l’Europe (KB, n° 167, 5 mars 1969). Pourtant, cette vie d’agitation ne semble pas toujours lui convenir. Il écrit par exemple à Sachs après un voyage à Paris : « les grandes villes nous déplaisent fortement. toutes les rues et les trains nous semblent bondés, et on nous oblige à dépenser de l’argent à tous les coins de rues. ce n’est vraiment pas fait pour nous, nous voulons avoir du calme. » (KB, n° 175, lettre non datée)

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Lettre de Hans Magnus Enzensberger à Nelly Sachs, non datée
© Kungliga biblioteket – National Library of Sweden,
collection Sachs, L 90 (1960-1970), n° 173

Dans la lettre du 25 octobre 1966, Enzensberger mentionne aussi sa surcharge de travail et sa tendance à surestimer ses propres capacités : il reconnaît à quel point il se laisse facilement entraîner dans de nombreux projets et à quel point il gaspille souvent du temps et des forces. Dans une lettre manuscrite non datée (voir image) adressée à Sachs, il écrit : « ha, ma chère li, la vie est dure, je suis épuisé car j’ai trop de choses à faire, pas seulement le travail, mais aussi le fait que tant de personnes dépendent de moi et demandent de l’aide, des conseils, de l’argent, des réponses, des visites, de l’amitié et de la patience – parfois, je suis tellement à bout de forces – alors que j’ai tant de projets pour de nouvelles choses. il faudrait avoir dix fois plus de temps et de force. » (KB n° 173, lettre non datée) Le surmenage permanent est aussi une des raisons pour lesquelles Enzensberger écrit de moins en moins fréquemment à Nelly Sachs : déjà en 1965, il s’était plaint du « poids de la correspondance » due à « la revue que je prévois » (le Kursbuch) : « et en plus de cela, il y a encore le travail habituel dans la maison d’édition, sans parler de l’écriture. là, tu vois qu’il ne me reste plus de temps libre pour les lettres que j’aimerais vraiment écrire. au lieu de cela, je dois renvoyer des manuscrits stupides. » (KB, n° 153, 13 mai 1965).

Mais ce n’est pas seulement dans le travail qu’Enzensberger se voit confronté à des problèmes insolubles : lorsqu’il se lance avec ardeur dans les évènements politiques de 1968, il ne reste aucune place dans sa vie pour les projets littéraires et la famille : « si tu as lu les journaux, alors tu sais tout ce qui s’est passé ici, et alors tu as pu t’imaginer à quel point je me suis jeté tête la première dans notre cause. c’était beaucoup de travail, nous n’avons parfois même pas eu le temps de dormir. […] – pour l’égoïsme littéraire, il ne restait pas de temps, même pas d’ailleurs pour une vie privée. ce sont des temps agités. » (KB, n° 165, 4 mai 1968) Il a « parfois peur de sa propre vie qui lui file entre les doigts […] » (KB, n° 161, 25 octobre 1966). C’est en effet durant l’année 1966 que le mariage d’Enzensberger connaît une crise, ce qu’il décrit notamment dans son livre Tumult. « Ma vie est devenue une vraie pagaille », écrit-il dans une lettre du 3 septembre 1967. Enzensberger, qui s’est occupé de façon si intense de son amie soi-disant « fragile », lui dévoile ici sa propre fragilité.

Les lettres des années 1965 jusqu’à 1968 permettent ainsi d’esquisser une image très nuancée de la relation entre ces deux auteurs : entre Nelly Sachs et Enzensberger, les forces et les faiblesses ne peuvent être attribuées de façon incontestable à l’un ou à l’autre comme l’a prétendu la recherche jusqu’alors.

Équipe, sources, remerciements

Equipe

Étudiants : Bastien Bomans, Amalia Carrera, Eric Dupont, Florine God, Virginie Heine, Michael Klütgens, Eve Legast, Julie Luxen, Lisa Nelissen, Zoé Pastor

Sous la direction de Valérie Leyh et Vera Viehöver

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Photo de groupe dans le cœur historique de Marbach
(devant, de gauche à droite: Zoé Pastor, Eve Legast, Julie Luxen et Virginie Heine ; debout, de gauche à droite: Valérie Leyh, Amalia Carrera, Michael Klütgens, Eric Dupont, Lisa Nelissen, Bastien Bomans, Florine God et Vera Viehöver)

Bibliographie

Sources non publiées

Dans les tableaux de l’exposition, les lettres sont citées avec les informations suivantes : centre d’archives, numéro et/ou date de la lettre.

Sources primaires publiées (par ordre chronologique)

Sources secondaires (sélection)

Traduction

Toutes les citations allemandes ont été traduites par nous-mêmes.

Dans les traductions des lettres de Hans Magnus Enzensberger, l’emploi des minuscules dans les noms et au début des phrases est un choix délibéré. Il s’agit en effet d’une caractéristique de l’écriture du jeune Enzensberger qui, à cette époque, renonçait à toute majuscule dans ses textes, et ce contrairement à la norme orthographique.

Remerciements

Pour la publication des lettres, nous remercions Dr. Hans Magnus Enzensberger, les Archives littéraires allemandes de Marbach, la Bibliothèque Royale de Stockholm et les éditions Suhrkamp pour leurs autorisations.

Pour la publication des photographies, nous adressons nos remerciements à Renate von Mangoldt, au Literarisches Colloquium Berlin, à Magnum Photos, à la Bibliothèque Royale de Stockholm et aux éditions Suhrkamp qui nous ont donné les autorisations nécessaires et ont soutenu notre projet.

Nous remercions également Dr. Jan Bürger, directeur adjoint du fonds des manuscrits des Archives littéraires allemandes de Marbach, pour ses précieux conseils et pour l’impressionnante visite du centre d’archives et surtout du fonds Suhrkamp.

Nous remercions chaleureusement Stéphanie Simon et toute l’équipe de la cellule numérisation du Réseau des bibliothèques de l’Université de Liège pour la très bonne collaboration.

Finalement, nous remercions les responsables du projet ARC «GENACH» ainsi que le décanat de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège pour leur soutien financier.