Pres RES inc ES EE rar ge AAA RANA NA ANN . _ un a) < ce, | |: À uze SC À Quantin Imp. Edit rs 5 FTP TAPIE TD RS NT nus | | à ÿ | j L: GO'ETIMENE PA LES T PRÉFACE ET TRADUCTION DE H. BLAZE DE BURY ONZE EAUX-FORTES DE LALAUZE GRAVURES DE MÉAULLE D'APRÈS WOGEL ET SCOTT PARIS SMOIU PA NSP ENS STEMIPIRIIEME CIRE D'IMRE UR 7; RUE SAINT-BENOIT 1880 ne IE LE EE pes SUR SRG RE a - PRÉFACE DE CETTE NOUVELLE ÉDITION E nom de Faust, quelle place ne tient-il pas dans l’histoire de l'esprit moderne! A partir du xv° siècle, de quelque côté que votre curiosité se tourne, vous le retrouvez partout. De ces cinq lettres assemblées par le doigt du destin sur un échi- quier, des montagnes d'œuvres sont sorties : récits populaires, drames, compilations littéraires et musicales, dessins, gravures et tableaux. Les biblio- thèques, les musées, les salles de spectacles, ce nom a tout rempli, à ce point que voilà un héros légendaire qui, si je m'en rapporte / au catalogue des choses qu'il a suscitées, déjà plus occupé le génie humain que n’ont fait les a il PRÉFACE | EN Qi | plus authentiques personnages de l’histoire. » Ces lignes, | que nous imprimions en 1869, nous réviennent aujour- | d'hui citées dans la préface de l'édition de M. de Loeper, | la plus complète que l'Allemagne ait donnée du poème de Goethe?, et prouvent du moins que nous ne nous trompions pas, quand nous prédisions il y a dix ans une infinité d’évolutions à cette science nouvelle qui, partout, en Europe comme en Amérique, va se propageant autour de Faust. La Divine Comédie fut ainsi au moyen âge une sorte de ruche universelle; il fallait que le monde moderne eût la sienne, et les abeilles s’y sont mises pour ne plus chômer. Inaugurée en Allemagne, de 1818 à 1825, par les Schubarth, les Goschel, les Daub, les Hinrichs; en France, par M'" de Staël; en Angleterre, par Carlyle, la période des études et commentaires ne devait plus faire que croître etque grandir. | Soixante ans se sont écoulés, et le public en est encore à prononcer son Claudite jam rivos, les prés n'ayant appa- remment point assez bu, et certaines œuvres étant douées d’une faculté kaléidoscopique pour intéresser différemment chaque génération. Sur l’liade, sur la Divine Comédie, sur Hamlet, qui se vantera jamais d’avoir dit le dernier mot? C'est le tonneau des Danaïdes; nul ne l'emplit, on le sait, et d'autant plus on y retourne. Les récents écrits des deux Vis- cher (Kuno et Frédéric), des Julian Schmidt, les lecons d'Her- man Grimm, cette édition de M. de Loeper, quel renouveau pour la discussion, surtout si vous y ajoutez ces traductions sans nombre en portugais, en flamand, en hébreu *, ces édi- tions suCCessives toujours accompagnées de notes et d’argu- 1. Voir la Xeuue des Deux Mondes du 153 mars 1860. 2. l'aust, eine Tragodie von Gothe init Einleitung und erlauternden Aniner- Hungen, von G. von Locper. Berlin, 1879, erster Theil p. xLIV. 3. Par le docteur Leiteris (1864), et très réussie au dire des hébraïsants. (Voir Loeper, p. xLu1 de son Introduction.) ZE RS jen PRÉFACE ur ments explicatifs, ces reproductions par le théâtre, par les conférences; en un mot, tout cet ensemble de gloses, de recherches, d’élucubrations tant en prose qu'en vers, for- mant une littérature à part! Qui nomme Goethe dit Faust : c'est l’œuvre type, dont un reflet colore les autres créations plus ou moins pâlissantes, et qui, pareille à Moïse, traînant après soi le peuple juif dans la Mer-Rouge, leur fera traverser à toutes l'océan de l'oubli. Faust et Méphistophélès ont désormais un sens pratique; ces figures émancipées, et de l’auteur qui les créa et du pays qui les vit naître, se mêlent au mouvement cosmopolite et trouvent réplique à toutes les questions de notre siècle. C’est que les types faconnés de main d'homme ne se naturalisent qu'à ce prix; il leur faut à la fois répondre aux conditions de l'idéal et satisfaire aux besoins du ménage, avoir l'universel et le particulier, être hors de nous et chez nous. La fiction doit pouvoir supporter l'épreuve de la vie commune; on se la représente intervenant dans nos affaires, s'immisçant dans nos controverses. Parmi ces êtres nés de limagination, Faust est le dernier en date; aucun ne nous touche de plus près, et cependant que d'années écoulées depuis qu'il fut conçu et mis à terme! Goethe, en composant son chef- d'œuvre, ignorait nos mœurs contemporaines, et les généra- tions qui furent les premières à l’applaudir s'en doutaient encore moins; rien de cela n'empêche que le personnage vive en pleine activité dans notre monde d'aujourd'hui; serait-il né d'hier, qu'il ne s’y comporterait pas plus à l'aise. Nous voyons aujourd'hui dans Z'aust bien des choses que LV PRÉFACE les générations d'il y a cinquante ans n'y Ont point vues, et qui pourrait prédire ce que les générations à venir y découvriront à leur tour et quels nouveaux commentaires imprévus de nous ne suscitera pas ce personnage, lorsqu'après cinq ou six cents ans il sera parlé de lui comme nous parlons des héros d'Homère, lesquels vivent depuis trois mille ans? Et, comme il sera de tous les siècles, Faust est déjà de toutes les langues; on le traduit et le retraduit à chaque heure : versions anglaises et françaises, italiennes et scandi- naves; on le met en peinture, en musique; quelques-uns de ses proverbes sortent des entrailles mêmes de l'humanité. « Elle n’est pas la première! » s’écrie Méphistophélès en ricanant de la chute de Marguerite, et le drame est plein de pareils mots, des scènes entières sont écrites ainsi dans le marbre, la scène de la prison par exemple. « Il semble que Faust soit du domaine universel et qu'il ait cessé d’appartenir à l'Allemagne pour devenir l'héritage du genre humain‘. » Rien de plus vrai que cette assertion d'un éminent critique à propos de ces éternels remaniements, de ces transpositions d’un art dans l’autre, — opéras et tableaux, — et de ces traductions, — supplice de Tantale, — toujours reprises, tou- jours revues et corrigées par leurs auteurs dans le senti- ment de leur impuissance à rendre les beautés du texte. Nous savons tous de quelle manière travaillait Goethe : « Poésie est délivrance, » disait-il; tout son secret est dans cette expression. Goethe ne prétend instruire ni moraliser personne; son œuvre n'est jamais qu'un enfantement : il accouche de l’idée qu'il a conçue et qui probablement l’étouf- ferait s’il ne s'en délivrait. Il va de lui-même à ses person- nages, et réciproquement ses personnages nous ramènent à lui. Goethe a beaucoup écrit sur son propre compte, il s'est en quelque sorte inventorié jusque dans les menus 1. Gocthe, von Herman Grimm. Berlin, 187%. 14 PRÉFACE. v détails de son existence dont certains éléments se retrouvent chez ses divers héros. Seulement la plupart ne nous pré- sentent d'ordinaire qu'un seul côté de l'être si ondoyant et si compliqué du poète, celui que Goethe se proposait d’étu- dier pour le moment : en quoi presque toutes ses figures d'hommes sont fragmentaires. Vous n’en voyez jamais qu’un aspect; il leur manque le contour. Prenons Werther et Tasse, pour ne citer ici que deux exemples. Qu'étaient-ils? comment vivaient-ils avant la catastrophe à laquelle le roman et la tragédie nous font assister? Pour les amener à l'incroyable état nerveux où nous les surprenons, à cette crise décisive, il-a fallu bien des circonstances extraordinairement irritantes et doulou- reuses, et c’est ce qu'on ne nous dit pas. Voulussions-nous les regarder comme des incarnations de Goethe, nous n’en serions guère plus avancés, car Goethe, en son particulier, était un homme, un homme d'énergie et de résolution, capable, entendons-nous, de tenir tête à toutes les situations, d'affronter tous les assauts de la destinée, un homme de solide et vaillante constitution, ayant bon œil, bon pied, bon appétit et le reste. Et si: Werther comme Tasse ne nous montrent que des natures mal équilibrées, c’est que ces personnages, tout en étant faits à la ressemblance de Goethe, ne nous livrent de lui qu'un seul côté. Werther et Tasse n'ont de Goethe qu'une moitié, celle que la lune éclaire d'un pâle rayon; quant à l’autre, la moitié saine et agissante, ne la cherchez point en eux, Faust la leur a prise. Tasse, Werther, Egmont ne sont que de simples sil- houettes : Faust seul est l’image vraie, il a sur toutes les créations du maître je ne sais quel indéniable droit d’ai- nesse, et Gocthe, à force de le sentir toujours là présent, finira par avoir peur de lui. Des années entières s’écoule- ront pendant lesquelles le nécromant tiendra sa progéniture à l'écart; puis il y reviendra, mais non sans trouble et com- b | _ PRÉFACE. battu, tiraillé en même temps par ses tendresses de père et le saint effroi du surnaturel devant ce rejeton étrange qui, sans cesse grandissant, serait déjà de taille à faire la leçon aux universités réunies d'Athènes, de Padoue et de Stras- bourg : Le bon sens du maraud quelquefois m'épouvante. C’est une chose en effet très curieuse que cette espèce de déférence dont use Goethe à l'égard de Faust. Quelque dif- ficulté qu'il eût à se détacher de ses autres créations, encore finissait-il, après des hésitations, des retouches sans nombre, par les émanciper tôt ou tard; vis-à-vis de Faust, rien de pareil. Impossible de s'en séparer; il s'effraye et recule à la seule idée de lui signer son exeat : toujours nou- veaux délais, nouveaux prétextes; un moment, à l’époque du voyage en Italie et d'une première publication d'œuvres complètes, on dirait qu'il va se faire violence; il rajuste son manuscrit, met tout en ordre et aussitôt se ravise. D'année en année sa crainte augmente. L'édition de 1700, toute fragmentaire, devait pourtant marquer, ne fût-ce qu’à titre de ballon d'essai. Vainement Schiller à cette occasion redouble d’instances, vainement il joint les remontrances aux prières; Goethe, après s'être laissé toucher, reprend ses doutes. L'édition de 1808, qui fut pour le public du temps une révélation, ne contenait elle-même aux yeux de Goethe que des fragments. Ainsi, peu à peu, s'implanta chez lui cette idée d’un travail à la Pénélope, dont l'achèvement serait différé jusqu'à sa mort, car il est à supposer que si Goethe eût vécu davantage, l'œuvre posthume que nous possédons aurait encore subi bien des modifications ulté- rieures. Quoi qu’il en soit, le poème nous apparaît aujourd’hui en toute harmonie et grandeur; et tel que nous le voyons se pondérer, se compléter avec sa première et sa seconde par- a PRÉFACE. Vi tie, son prologue et son épilogue, tel l'imagination de Goethe le conçut dès la première heure. Une lettre à Guillaume de Humboldt nous fournit là-dessus des explications d'autant plus intéressantes qu’elle fut écrite par Goethe cinq jours avant sa mort (17 mars 1832) et peut ainsi passer comme une sorte de testament philosophique et littéraire. Rien de plus simple à la fois et de plus élevé que cette confession suprême, où vous respirez par moments ce solennel reli- gieux dont le langage de Goethe aime à s’envelopper. Vous croyez entendre la voix non d’un mourant, mais d’un être ayant déjà quitté ce monde et ne reprenant la parole que pour rendre un dernier compte de ses visées terrestres. Ajoutons que Guillaume de Humboldt était bien l’homme qu'il fallait. Les confidences ou les confessions de ce genre empruntent d'ordinaire beaucoup de leur gravité au carac- tère du personnage à qui elles sont faites. Qu'était-ce en quatre mots que Guillaume de Humboldt? Le prince de la critique allemande au temps de Schiller et de Goethe, un philologue, un savant, un poète, un de ces esprits possédant des clartés de tout et qui, sans créer eux-mêmes, ont mis- sion de pousser et de maintenir dans la bonne voie les esprits créateurs et le public. Si les jugements fantasques de Schlegel, le beau phraseur de cette période, n’ont pas pré- valu et si, d’autre part, Schiller et Goethe sont allés jus- qu'au bout de leur style, c'est à Guillaume de Humboldt qu’on le doit. Cela dit, voyons cette lettre du 17 mars 1832. Goethe s’examinant, s’analysant, étudie son propre dé- veloppement d’après la méthode d’Aristote : « Les anciens, écrit-1il, prétendaient que les animaux sont instruits par leurs organes; j'estime, moi, que le précepte s'applique également aux hommes, lesquels ont en outre cette supé- riorité de pouvoir à leur tour instruire leurs organes. Toute faculté d’agir et par conséquent tout talent implique une force instinctive agissant dans l'inconscience et dans VAI PRÉFACE. l'ignorance des règles dont le principe est pourtant en elle. Plus tôt un homme s’instruit, plus tôt il apprend qu'il y a un métier, un art qui va lui fournir les moyens d'atteindre au développement régulier de ses facultés naturelles, et plus‘cet homme est heureux. Ce qui lui vient du dehors, ce qu'il acquiert ne saurait jamais nuire en quoi que ce soit à son individualisme originel. Le génie par excellence est celui qui s'assimile tout, qui sait tout s'approprier sans pré- judice pour son caractère inné. Ici se présentent les divers rapports entre la conscience et l'inconscience. Les organes de l'homme, par un travail d'exercice, d'apprentissage, de réflexion persistante et continue, par les résultats obtenus, — heureux ou malheureux, — le mouvement rétroactif d'appel et de résistance, — nos organes amalgament, com- binent inconsciemment ce qui est instinct et ce qui est acquis, et de cet amalgame, de cette combinaison, de cette chimie à la fois inconsciente et consciente, il résulte fina- lement un ensemble harmonique dont le monde s'émer- veille. Voici tantôt plus de soixante ans que la conception de Faust m'est venue en pleine jeunesse, parfaitement nette, distincte, toutes les scènes se déroulant devant mes yeux dans leur ordre de succession. Le plan depuis ce jour ne m'a plus quitté et, vivant avec cette idée, je la reprenais en détail et j'en composais tour à tour les morceaux qui dans le moment m'intéressaient davantage, de telle sorte que, quand cet intérêt m'a fait défaut, il en est résulté des lacunes comme dans la seconde partie. La difficulté était là d'obtenir par force de volonté ce qui ne s'obtient à vrai dire que par acte spontané de la nature. Mais ce serait bien tel dommage si toute une longue existence d'activité et de réflexion ne devait point aider au succès d’une pareille SG ENONE Pour moi, je n'éprouve aucune crainte à ce sujet et cest avec une entière confiance que j'aborde la postérité, compt: 1e > CeUX qui ptant bien que ceux qui me liront alors ne sauront pas PRÉFACE. IX faire de distinction entre l’ancien et le nouveau, entre ce qui fut l'inspiration, l'élément des premiers jours et ce qui fut le produit du travail et de la volonté. » En résumé, ce testament contient deux points : le pre- mier, absolument incontestable, à savoir que Faust est, dans l'œuvre de Goethe comme dans sa vie, le fait capital; le second, que ce poème, objet et terme d’une des plus grandes vocations intellectuelles qu'il y ait eu, doit être envisagé in globo, l’auteur condamnant d'avance toute espèce de critique par fractionnement et classification chro- nologique. « Voici plus de soixante ans », écrivait Goethe en 1832; faites le compte et vous remontez à 1772, date irrévocablement fixée et qui correspond à la dernière période de sa vie d'étudiant. Goethe avait donc vingt- trois ans et venait de recevoir le doctorat, lorsque cette con- ception de Faust lui apparut à Strasbourg et qu'il mesura du premier coup d'œil toute l'architecture du poëme. Voyons maintenant tout de suite où le Goethe de 1772 en était au moment de cette conception, quels étaient son état psychologique, ses horizons et de quels éléments se com- posait ce que nous appellerions son matériel intellectuel. Il Ses cheveux en natte tressés, Elle descend les yeux baissés, Du saint portique; Simplicité, grâce, candeur, Adorable dans sa raideur, Un peu gothique! Marguerite passe, accostons-la. x PRÉFACE. Pendant cette dernière période du séjour à Strasbourg, Goethe avait eu un grave reproche à se faire : cette humble et douce enfant égarée par lui et délaissée. Entre l'héroïne du drame et la fille du pasteur de Sesenheim les rapports vous sautent aux yeux. La séduction, pour n'avoir point causé de scandale, n’en fut pas moins consommée morale- ment, et Goethe, en abandonnant Frédérique, ne pouvait ignorer qu'il en faisait une veuve. Il savait à n’en point douter ce qu'il emportait d'elle et ce qu'il lui laissait. Après s'être implanté au cœur de la pauvre fille, après l'avoir émue d'un sentiment qu’elle avait le droit de croire éternel, il quittait simplement la place : « Adieu, ma mie, en voilà assez de cette idylle! Arrange-toi maintenant comme tu pourras. » Cruauté féroce qui, par le temps et la réflexion, ne devait point tarder à devenir symbole, Des heures de poésie allaient en effet se dégager les extrêmes conséquences et l’anecdote librement donner tout ce que dans la réalité elle eût été capable de produire. Faust aussi commence par conter fleurette à Marguerite, puis la plante là, et cette petite affaire de galanterie coûte à Marguerite la vie de sa mère, de son frère, de son enfant et sa propre vie à elle en dernier lieu; on le voit : simple badinage, histoire de s'amuser et de rire un peu! Dans cette navrante églogue de Sesenheim l'infanticide était contenu, et Goethe n’a qu'à lâcher la bride à son ima- gination pour brûler le chemin qui va le conduire de Fré- dérique à Marguerite. Quitter Frédérique, il n'avait pas même besoin de pousser les choses jusque-là : un pressen- timent l'eût averti de ce qui adviendrait, eût évoqué devant ses yeux la douce amie de l'heure présente transformée en cette Gretchen physiquement tournée à la ressemblance de Frédérique. Mêmes airs de visage, même complexion mo- rale, même naturel confiant avec des réveils de mutinerie adorable. La Marguerite des fragments publiés en 1790 est EE | | PRÉFACE. XI déjà pour l'idéal et le contour une figure aussi parfaite que celle de l'édition de 1808, et notez que cette Marguerite des fragments est celle du premier manuscrit. Quant à la Mar- guerite bienheureuse (una pœnitentium), transportée après sa mort au sein des nuages et rencontrant Faust parmi les phalanges célestes, c'est là une invention attribuée au tra- vail des dernières années et cependant, étant donné le caractère de Goethe, bizarre et par moments si énigmatique, rien n'empêcherait que cette scène fût issue, elle aussi, du premier mouvement. Goethe eut toujours un fond de mysticisme, et cette disposition d'esprit, déjà très ac- centuée dans sa jeunesse, prit avec l’âge couleur de super- stition. Quoi qu'il en soit, les scènes de l’édition de 1808, où la figure de Marguerite se dessine dans toute sa grâce, composent ce que Goethe a jamais écrit de plus achevé. Il y a là une émotion, un souffle de vie qui vous pénètrent; le sentiment, les beaux vers pleins de lumière, pleins de flamme, y surabondent, et l'effet est toujours immé- diat. Nous avons remarqué plus haut que Goethe avait créé Marguerite à l’image de Frédérique : ne pourrait-il pas se faire aussi qu'il eût mis dans cette adorable Frédérique des Mémoires quelque chose de sa Marguerite? Arrêtons- nous un moment pour bien fixer les points. Lorsque Goethe écrivit son volume de Poésie et Vérité, où l’idylle de Sesen- heim est racontée, Marguerite était depuis longtemps venue au monde, elle existait à l’état de type pour le poète, qui, les illusions du récit aidant, pouvait, en nous racontant Frédérique, se souvenir alors de Marguerite, tout comme en évoquant jadis Marguerite il s'était souvenu de Frédé- rique. La Frédérique des Mémoires n’est point tant qu'on se l’imagine un portrait peint d’après nature, et j'y verrais plutôt aujourd’hui un être de fantaisie évoqué par les sou- ne | XII PRÉFACE. venirs du passé et que Goethe s’est complu à revêtir de divers traits particuliers à son amie. Donner aux inventions de notre esprit les apparences de la réalité, n'est-ce point le but suprême, et l'artiste n’a- t-il pas rempli toute sa vocation lorsqu'il est parvenu à persuader au public que c'est des mains mêmes de la nature que l’œuvre est sortie et qu'il n’a fait, lui, poète, peintre ou statuaire, que fidèlement copier le type? En ce qui regarde Frédérique Brion, l'impression que nous donne Goethe est vivante; nous reconnaissons à son visage, à sa tournure, à son sourire, la fille du pasteur de Sesenheim; c'est elle, encore un peu et nous serions tentés de la trouver plus charmante et plus aimable qu'on ne nous la décrit; nous en voulons presque au poète de ne pas nous en dire davantage, et c’est la dans les œuvres d’art une nouvelle et décisive marque de perfection. Chacun, en voyant le modèle, se figure être mieux informé sur son compte que l’auteur lui-même. Les créa- tions du génie humain en arrivent avec le temps à ce point d'indépendance vis-à-vis de leurs propres créateurs, que le premier passant venu semble leur toucher de plus près. Tel commentateur d'Hamlet s'imagine connaître le prince de Danemark au moins aussi bien que Shakspeare; tel autre, Dumas le vieux par exemple, croit le connaître mieux et lui fait la lecon en l’exhortant par la voix du spectre à prendre le gouvernement. N’avez-vous jamais entendu de fort honnêtes gens récriminer contre Shakspeare à l’occa- sion du trépas de Roméo, de Juliette et de Desdémona en s'écriant : «Il n'avait pas le droit de les tuer! » Inutile d'ajouter qu'un pareil cri serait pour Shak- speare le plus beau triomphe, s’il pouvait le percevoir, car il conclurait que, pour provoquer tant de pitié, il faut déci- dément que les conceptions de son cerveau soient des êtres bien vivants. Et ce reproche d’avoir lâchement abandonné PRÉFACE. Frédérique, Goethe, qui peut-être comme homme ne l'avait point tant mérité, s'est arrangé dans ses Mémoires de ma- mère à le justifier complètement comme auteur, ayant par là obtenu l'effet qu'il voulait produire. De tout ceci un seul fait est à retenir : savoir que ce personnage de Marguerite, créé de premier jet, est resté identiquement le même à travers les diverses phases du poème. On n'en peut dire autant des autres, à commencer par Méphistophélès. [II L'opinion veut que Merck ait posé pour ce caractère : « Il était long et maigre d’encolure; le nez pointu, perçant; ses yeux d’un bleu clair, plutôt gris, donnaient à son regard inquiet et toujours furetant quelque chose du tigre. Lavater, dans sa Physiognomonique, nous a conservé son profil. Son caractère n'était que désaccord : bon et brave garçon par nature, il avait pris le monde en amertume et se laissait gouverner par son penchant humoristique au point de vouloir à toute force passer pour un farceur et pour un garnement. Sensé, tranquille, ouvert à certains moments, il allait à tel autre, comme l’escargot, montrer ses cornes, chagriner, offusquer les gens et jusqu’à leur nuire; mais comme on aime à jouer avec le danger dont on croit n'avoir rien à redouter, je n’en étais que davantage porté à me rapprocher de lui, à jouir de ses bonnes qualités, pénétré à fond de ce pressentiment que jamais ses mauvais instincts ne se retourneraient contre moi. » Goethe se plaît ainsi à reconnaître l'influence qu'il laissa prendre à Merck, un homme auquel il refusait « tout élément positif », détail € mm PRÉFACE. qu'il ne nous faudra point perdre de vue si nous voulons savoir au juste pour combien ce Merck est entré dans la confection de Méphistophéles. Les lignes que je viens de citer sont extraites de : Poésie et Vérité, livre admirable dont en France on ignore la valeur. Il y a là une somme énorme de littérature et, pour peu que vous ayez le goût des beautés de la prose latine, vous céderez à l'attrait de cette langue qui par instants semble être du Tacite. Nul peut-être plus que Goethe n'eût été propre à écrire l'histoire; il possédait la méthode et le style, deux qualités maîtresses; il savait coordonner les faits et les reproduire comme il les voyait. L'idée un jour le préoccupa de composer dans ce genre une étude sur Ber- nard de Saxe-Weimar, cher à son cœur à double titre et comme héros de la guerre de Trente Ans et comme grand ancêtre du prince qu'il aimait et qu'il servait. De ce travail rien n'est resté que les préliminaires. Les maté- riaux rassemblés par Goethe sont aux archives de Weimar, et ce beau livre de Poésie et Vérité porte témoignage de la langue qu'il comptait mettre en pratique à ce sujet. Maintenant, à la lecture des diverses traductions ayant cours chez nous, qui, je le demande, se douterait de tout cela? Ce livre, tel qu'on nous le donne ou plutôt tel qu'on nous le vend, ne représente à nos yeux que des mé- moires plus où moins ordinaires. Quant à l’art merveilleux qui sy manifeste à chaque page, pas un traître mot ne le dénonce, et voilà sur quels documents le publie en général forme son opinion. C'est qu'on ne s'y prend pas de Ja sorte pour faire passer de la langue allemande dans la nôtre l'œuvre encyclopédique d'un Goethe : s’il est des traduc- tions qui se peuvent brasser à coups de dictionnaire, il faut ici le sens et la main d’un artiste, Autant d'ouvrages, autant de tâches proposées à des activités diverses, à des talents spécialement autorisés. Toute traduction de ce genre qui Al û PRÉFACE. XV n'est pas une œuvre d'art est forcément une œuvre indus- trielle. Nombre d'années devaient s'écouler avant que Goethe ouvrit ses conversations avec Eckermann. Le souvenir de Merck était alors déjà sorti de la mémoire des hommes, et le vieux docteur sentait venir l’âge des patriarches. Qu'est-ce qu'un bourgeois, un Philister comme Eckermann, pouvait comprendre d’un caractère tel que Merck? Pour retourner à ce propos de sa jeunesse, il fallait donc que Goethe l’eût à nouveau ruminé et qu'il y eût là quelque énigme dont il cherchait l'explication. « Merck, disait-il en 1830 à ce secrétaire bénévole de ses commandements, s'il revenait au monde à cette heure, ne saurait plus être l’homme que nous avons connu. » Ce problème le préoccupait qu’un individu tel que Merck, mêlé au mouvement des hommes et des choses, capable d'exercer personnellement une action puissante sur les autres et sur lui-même, Goethe, eût en fin de compte vécu pour rien. Merck manquait absolument d’élévation, et nous savons quel sens Goethe prêtait à ce mot. € Tout ce qui n’est point vers est prose », dit Molière, tout ce qui n’est point élevé est bas. Faust a comme Goethe l’âme élevée, Merck a de la bassesse. Et l'esprit de bassesse, de négation, c'est le diable, c'est Méphistophélès. Tout acte positif, créateur, lui sera refusé; la force d'initiative, sous quelque aspect qu'on se la représente, lui fera défaut. Il n'existe et ne peut exister qu'à l’état de contradiction; pour qu'il entre en phosphorescence, il lui faut l'antagonisme. Goethe a pris soin de nous indiquer dans son journal que le seul homme au courant de sa vie quotidienne est Merck, et ce confident indispensable, il ne le recherche ni ne l’es- time. Faust, lui non plus, ne saurait se passer de Méphis- tophélès : que deviendraient-ils l’un et l’autre sans leur miroir dont la transparence implacable réfléchit les choses PRÉFACE. comme elles sont? Comment sortiraient-ils d’embarras, ces docteurs sublimes, s'ils n'avaient là sous la main pour le feuilleter à toute heure le livre aux renseignements, le vocabulaire universel où pas une idée n’est formulée, mais où sont catalogués tous les mots? Ici pourtant se dresse une objection : la conception de Faust remonte à l’époque du séjour à Strasbourg, tandis que les rapports avec Merck ne datent que d’une période beaucoup plus tardive. Force est donc d'aller aussi nous renseigner ailleurs. IV Goethe était venu à Strasbourg, la tête pleine d'illu- sions et de présomption, en fils de famille souveraine- ment sûr de son affaire et qui na besoin de personne pour trouver sa voie. Jurisprudence, théologie, physique, il allait tout savoir: c'était le docteur Faust en herbe, ses antécédents l’avaient accoutumé aux égards, à la défé- rence, et voilà qu'en débarquant il se heurte contre Her- der. Celui-ci du premier coup le déconcerte. Il se sent en présence d’une force parfaitement maîtresse et consciente, d'une autorité qui ne fléchira point, d’une intelligence à laquelle il n'apporte rien. Herder, bien au contraire, com- mence par dérouler aux yeux de Goethe des horizons qu'à lui seul le disciple n’eût point découverts, et tout cela sim- plement, froidement, avec une nuance d’ironie pour répon- dre aux démonstrations gratulatoires d’un jeune monsieur, qui jusqu'alors n'avait encore admis la supériorité de qui- conque. Herder répandait ses idées à pleines mains; mais personne, en les ramassant, n’échappait aux amères bou- \ le ji er RER PRÉFACE. XVI tades dont ce dispensateur de richesses accompagnait ses présents. Méphistophélès également connaît le fond des choses, révèle à Faust les secrets de l’être, le promène d’une sphère à l’autre, étale devant lui les jouissances et les trésors de cette pauvre humanité qu'il bafoue et dont il n’additionne les grandeurs et les misères qu'à cette fin de prouver que le bien et le mal sont identiques et qu'au total l'énorme somme donne zéro. Il va sans dire que la théorie de Herder, nature essen- tiellement élevée dans son positivisme, n'allait point jusque-là; mais rien n'empêchait Goethe de tirer à part lui les conséquences et de ressentir quelque angoisse à voir ce diable d'homme remuer ainsi les idées comme des pièces d’or dont il avait ses poches pleines, les faire tinter et reluire au soleil pour les rejeter finalement comme de vils charbons; séduire, captiver les âmes, puis, quand elles se sont loyalement données, mettre à néant leur con- fiance : influence démoniaque que la critique impartiale, impitoyable de Herder exerçait sur Goethe. Comment s'affranchir d’un compère dont le regard vous scrute, vous traverse et qui, sans la moindre idée d'en tirer profit pour lui-même, lit dans votre conscience le bien et le mal? Faust subit l’ascendant de Méphistophélès, se soumet à première vue et signe le pacte avec son sang. Plus encore qu'à l'attrait des jouissances promises, il cède à l'empire d'un esprit supérieur. Il se voit perdu s'il ne se livre. Méphistophélès, de son côté, n'a qu'un but : affirmer cette domination. Dans tout ce qui se rattache au train de la vie il se subordonne : Faust aura les jouissances, Méphis- tophélès les lui procurera; tout ce que le démonse réserve, c’est de constater irrévocablement qu’en dernière analyse pas une de ces jouissances ne vaut le prix dont on l’achète. Encore une fois Herder n'allait point jusqu'à ces conclusions; mais par sa critique il y poussait Goethe, et RD ei Ses dont PRÉFACE. de même que Gretchen nous montre implacablement ce qui aurait pu advenir de Frédérique, Méphistophélès nous indique où l'enseignement de Herder aurait pu mener Goethe. Nous savons maintenant de qui notre poète tenait ce don fatal de faire intervenir la critique au plus intime d’une jouissance et de s'interrompre au sein de la passion pour réfléchir au désenchantement final. Herder ayant préparé les éléments du caractère, il restait à guetter au passage l'original dont on emprunterait le masque; c'était chez Goethe le procédé ordinaire, quand il avait une con- ception dans sa tête, d'attendre qu'une rencontre lui en offrit le vivant modèle. Merck paraît, et de ce jour l'incar- nation a lieu, Méphistophélès a trouvé sa langue, son geste et sa tournure. Un mot pourtant, Merck est un cynique, rien de plus; il nie et ne sort point de là, impuis- sant à produire chose qui vaille. Méphistophélès, au con- traire, et quoi que Goethe lui-même nous en dise, possède une sorte d’élément créateur. Serrez de près son style, méditez ses sentences : il y a dans cette négation bien du positif. Tel n'était point, nous le savons, le plan de Goethe; mais la figure s'est agrandie au delà des proportions vou- lues. Il n’est chose pratique en ce monde sur laquelle ce diable ne soit prêt à faire la lecon aux plus grands doc- teurs : 1] connaît les littératures, il a parcouru toutes les théories et les appliquerait au besoin. Retournez la scène de l'écolier, placez-le devant un conseil de membres de lnstitut qui l'interroge sur les sciences exactes et les autres, 1l ne se contentera pas de se moquer d'eux, il leur répondra bel et bien de manière à les convaincre quil en sait plus long qu'eux tous à lui tout seul. Cette grande envergure du Personnage, Merck ne l’eut jamais: dans la formation successive de Méphistopl nélès il n'entrerait donc RE PRÉFACE. XIX tout au plus que pour moitié; il a fourni le profil, Herder et son influence sont pour le reste. Ajoutons que toutes les acquisitions que Goethe faisait en son particulier, à mesure qu'il avançait dans la vie, étaient portées au profit de Méphistophélès, son insépa- rable compagnon, l'alter ego dans les questions de critique et de controverse. Il le promenait avec lui par le monde, l'avait pour confident et pour juge de ses observations, de ses expériences, et, grâce à cette faculté, à ce don caracté- ristiques chez Goethe d'acquérir toujours, maître Méphisto voyait se parachever son éducation et grandir son person- nage. Que dis-je? il se pliait même aux belles manières; à force de fréquenter les honnêtes gens, il en prenait le ton et l'élégance; le Méphistophélès de 1772, ce cuistre en rup- ture de banc, avait pris avec le temps je ne sais quel faux air de fonctionnaire ou d’académicien désenchanté dont la bile se donne cours : il a des clartés sur tout sujet, et s’il faut parler politique, Goethe au besoin va l’adopter pour son truchement. On comprend que ce côté du rôle ne pou- vait être que le produit d'une formation postérieure et que l’auteur en 1772 ne se doutait encore de rien de tout cela. J'arrive à la figure principale. Deux hommes vivaient en Goethe : l’un qui agissait, l'autre qui regardait agir et jugeait l’acte. Dès l'enfance, il s'étudie, s’analyse comme un objet indépendant de lui- même, et le jour devait venir à Strasbourg où cet autocri- hicisme amènerait le conflit. Il avait fini ses études, passé ses examens et déjà, sa première jeunesse à peine révolue, il sentait à la fois et le vide de ses connaissances et le néant de ses examinateurs. A l'existence qui s'ouvrait devant lui l’avait-on seulement préparé? Il lui fallait comme Faust retourner sur ses pas, recommencer à s'instruire, en ayant désormais dans l’âme cette certitude que tout ce qu'il savait et pourrait savoir —. PRÉFACE. n'était qu'un ramas de formules vaines. Partout contradic- tion et désaccord : d’un côté, ses rapports de famille, sa position à ménager dans le monde de la bourgeoisie, ses principes d'éducation, ses vues de carrière et les intérêts pratiques; de l’autre, un profond sentiment d'abandon, l'isolement au sein des relations les plus diverses, l’impos- sibilité de se fixer dans un attachement et mêlée à ce fié- vreux désir de connaître, à cette indomptable curiosité, la conscience d’une frivolité coupable, d'un superficiel je ne sais quoi, au demeurant fort déshonnète. Plus tard ce phénomène du double noi le troubla. Il en avait avec les années pris son parti; mais on peut dire qu'aux jours de jeunesse et d'orages, la découverte eut ses surprises et même ses épouvantements. Contradiction et désaccord, c’étaient là prédisposition de nature. De même que le bien, le mal aussi régnait en lui, et les deux forces coexistant, il arrivait souvent que le mal prenait le dessus. La question terrible, suprème, se posait alors : le mal estl quelque chose de positif, ou n’y faut-il voir qu'un fantôme qui, s’effaçant, disparaît au dernier règlement des comptes? Goethe le croyait ainsi; mais on n’est jamais sûr de rien et, dans sa recherche de la vérité, 1l recourait à Spinoza. Nous savons que Goethe ne se livra jamais sans réserve; âme qui vive ne le conquit; au plus fort de la passion, il garde son sang-froid et se recueille. Pas un être qui défini- tivement le captive, pas un ouvrage dont il regrette de n'être point l’auteur; il a des insolations, rien ne lui dure : Herder, Lavater, Jacobi, enthousiasmes d’un moment d’ap- prentissage, crises bientôt surmontées. Les influences qui le gouvernent sont dans le passé : Homère, Shakspeare, Raphaël et Spinoza, voilà ses vraies attaches. Ces quatre hommes représentent pour lui les éléments générateurs de toute la culture moderne; les principes de l’atmosphère intellectuelle où nous vivons, où nous pensons, où nous PRÉFACE. XXI travaillons tous tant que nous sommes, Homère et Shak- speare sont les premiers en date; Spinoza ne vint que plus tard, et d’ailleurs leur influence n’a pas besoin d’être expli- quée, nul parmi nous ne la conteste. Pour Spinoza, plus en dehors de notre horizon, le cas est différent et nécessite quelque digression. Porro unum est necessarium : la question religieuse est en somme une grosse affaire; croyant ou non croyant, cha- cun la résout à sa manière, mais tout le monde y pense, et les plus sceptiques eux-mêmes sans en avoir l'air. C'est déjà lier commerce avec la foi que de nier; sans toucher aux sujets irritants, sans parler ni de l’article 7, ni des jésuites, ni des rapports de l'Église avec l'État, ni de la critique des Évangiles, on serait pourtant bien aise de savoir un peu à quoi s’en tenir sur ce qui se passe au delà des choses de ce monde. Il y a là un point d'interrogation inéluctable; vous avez beau vous détourner de la voie publique, prendre par la traverse, au bout des plus secrets sentiers, le poteau se dresse, et bon gré, mal gré on y regarde pour s'orienter. Ceux qui sont morts revivent-ils? où et comment? et cette nouvelle existence doit-elle être suivie de plusieurs autres, et du passé en avons-nous con- science? Éternel monologue d'Hamlet toujours repris et que cette aimable M"° de Chevreuse variait si galamment quand elle écrivait à M'"° de Lenclos : « Si l’on pouvait croire qu’en mourant on va causer avec tous ses amis dans l’autre monde, il serait doux de le penser. » Répondre non est très facile, mais ce non, sur quoi l'appuyer? Des raisons, nous en cherchons tous; chacun de nous s’informe où il peut; Goethe s’adressait à Spinoza. Le mysticisme historique de Herder, pas plus que le prosély- tisme de Lavater, ne répondait à ses besoins pratiques. L'exemple de sa vie entière nous enseigne combien peu il tenait compte des catéchismes; deux convictions seulement d D om eo gene nb ER mn XXII PRÉFACE. l'animaient : il est un Dieu, un Dieu personnel, ayant sa volonté, son plan dans l’histoire de l'humanité, et l'homme individuellement ne périt pas. Ces deux articles de foi sont admis par lui en principe et pour ainsi dire emmurés au plus profond de son être. Des preuves? il n’a que faire d'en demander ni d'en fournir; mais en dehors de cela rien ne l’'émeut. Il écarte les détails, et toute théorie du surnaturel à laquelle ces deux idées ne suffisent point le laisse indiffé- rent. En matière de théorie, ce qui le touche, c’est l’organi- sation morale du genre humain; mais là, par exemple, il veut des arguments et vous en donne. Cette immense com- munauté que, grands et petits, nous formons tous, nous savons, nous sentons qu'elle n’est pas un simple effet du hasard et ne fonctionne point comme une mécanique, mais qu'une force active, intelligente, vit en elle, la gouverne et la dirige vers un but. Ce but, nous lappelons le bien, Île bon, le beau, et nous résumons dans le nom de Dieu cette idée suprême d'intelligence, d'impuision, d’activité univer- selles. L'histoire, vue de haut, déroule sous nos yeux l'effort des peuples pour accomplir cette loi et réaliser le grand dessein; mais cette loi, qui nous dit qu'elle existe? Ce grand dessein , comment le reconnaître ? Poser de telles questions est plus facile que de les résoudre; toujours faut-il déclarer que ceux-là ne sont point des hommes qui peuvent y rester étrangers toute leur vie : Goethe, plus que personne, devait les agiter. Quelle philo- sophie n’a-t-il pas compulsée au cours de sa vaste carrière? Il avait erré longtemps de systèmes en systèmes et de phi- losophes en philosophes quand le maître se rencontra. PRÉFACE. VW Qu'était-ce maintenant que cet homme et que son livre dont Goethe a pu dire : « L'Éthique m'a captivé, absorbé; ce que jy ai lu, je l'ignore, mais je sais que le livre renferme des secrets qu'il m'a été bien profitable de connaître. » Il s'appelait Baruch, ou, de son nom traduit en latin, Bene- dictus Spinoza. Amsterdam, en 1632, l’avait vu naître. Sa famille, ses origines étaient juives et portugaises. Chassée de Portugal par les inhumains traitements dont on poursui- vait alors les juifs, toute une population d’expatriés avait un jour abordé la côte hollandaise, et cette colonie, se consti- tuant, se multipliant au sein de la vie nationale des Pro- vinces-Unies, y devint à la longue une sorte d'État dans l'État. Parcourez l'œuvre de Rembrandt, étudiez ses peintures, feuilletez ses estampes; là se rassemble, se remue, grouille et trafique ce monde singulièrement rébarbatif et pittoresque. Vous les voyez dans leurs costumes caractéristiques repré- senter des personnages de l'Ancien Testament, les hommes en bonnets de fourrure, en lourds caftans : les femmes em- paquetées, enturbannées de riches étofles, de tissus massifs et chatoyants, affublées d'ornements bizarres. Ces patriar- ches, ces prophètes, ces apôtres sont des juifs de la colonie portugaise, tous plus ou moins rabbins et membres de cette synagogue d’où l'irrégulier Spinoza, pour ses principes hétérodoxes, s’est fait bannir. Il s'était mis à l’école chez un médecin qui lui enseigna le latin et le grec, et dont la fille pendant ce temps le charmait et l’ensorcelait. Dire qu'il y aura toujours des jeunes cœurs pour s'exposer au a rentes — ROSES PRÉFACE. danger de ces leçons et de ces lectures en commun! Encore la légende d'Héloïse et d'Abélard; seulement ni la séduction ni le crime n'intervinrent cette fois. On s’aima, on se le dit, on se quitta, des regards, des vœux échangés, puis des larmes, une simple élégie, mais douloureuse et dont le sou- venir fut cause que Spinoza ne songea plus jamais au mariage. Il était malheureux autant qu'on peut l'être; toutes les haines de la corporation s'acharnaient contre lui; uneten- tative de meurtre eut même lieu à Amsterdam, il y échappa. Néanmoins ne pas mourir sous le couteau d’un assas- sin ne suffisait point, il fallait manger, avoir un gîte; Des- cartes, son maître, lui conseilla de prendre un métier pour vaquer librement à ses études. Il tailla des verres de lunette, comme plus tard Rousseau copia de la musique. Cependant, à force d’intriguer, la juiverie d'Amsterdam obtenait son bannissement. Il vécut alors à Leyde, à la Haye, très retiré, passant des semaines entières à la maison; un de ses amis — il en comptait beaucoup et des plus dévoués — lui voulut prêter une forte somme, Spinoza s'y refusa : « Vous avez un frère, lui dit-il, à qui cet argent doit aller de préférence. » Un autre offrit une pension de cinq cents écus, il se contenta d’en accepter trois cents, juste le nécessaire pour subsister, ayant fait abandon à sa sœur de ses droits sur l'héritage paternel. Heidelberg le voulait avoir pour professeur de philosophie; on l’assurait d'avance de toute liberté dans son enseignement; il aima mieux s’en tenir à son existence indé- pendante de la Haye et continua d'y résider jusqu’à sa mort. Il avait environ quarante-cinq ans quand, à bout de forces, miné par le travail et la phtisie, il rendit l'âme. L'œuvre capitale de Spinoza, l'Éthique, est posthume. L'exposé de la doctrine de Descartes, qu'il publia de son vivant, a moins d'importance. Cette vie que nous venons de résumer d'un trait, si remplie qu’elle fût de tribulations et de misères, réservait néanmoins à Spinoza maint avantage PRÉFACE. XXV pour ses travaux. Condamné à l'isolement par les circon- stances, sans liens de famille, sans attaches du côté de sa nation, il disposait en toute liberté de son génie; aucune considération ne l’arrêtait : il avait rompu avec la synagogue et savait que nulle persécution ne l’atteindrait sur cette noble terre de Hollande, où l’on pouvait alors tout penser, tout dire et tout imprimer. N'oublions pas que dans sa défection il avait conservé certains dons inaliénables qui caractérisent la race juive, cette faculté de saisir dès l’abord le positif, d'examiner, de vérifier, de soupeser et de ne se point payer d’apparences. Cet homme, ainsi préparé, tourne vers l'obser- vation l'intense effort de son travail et froidement, d’un esprit exempt de préjugés, de passion, il contemple en silence le milieu social qui l’enserre, voit son prochain, l’étudie, et le livre où ces résultats seront consignés, l’auteur l'écrit en se proposant de ne le laisser publier qu'après sa mort. Les hommes devant être considérés comme faisant partie d'un grand tout, Spinoza nous donnera la théorie de leurs rapports entre eux : Éthica ordine mathematico demonstrata, autre- ment dit : la somme infinie de nos sentiments et des motifs qui les engendrent réduite à l'état d'un certain nombre de simples formules. Aucune trace de personnalité, point d’ar- guments ni d’anecdotes, rien en dehors de la démonstration mathématique, rien qui vous prèche. Croyez ceci, faites-le, c'est le bien; évitez cela, c'est le mal. Et la langue dans laquelle c'est écrit n'est même pas une langue; l’auteur, pour plus d’exactitude, emploie le latin à l'usage des savants de l'époque et s’en sert comme d’une mécanique, n'adoptant que les mots et les tournures qui lui offrent le plus de garan- tie pour la parfaite intelligence du sens, l’impassible rigidité du terme dans la morte rigidité de la syntaxe. Rejetés d'avance en principe tout ressouvenir de lectures, toute phrase dont la construction et l'expression pourraient avoir un agrément quelconque, et comme si ce n'était point assez XXVI PRÉFACE. pour celivre de ne voir le jour qu'après la mort de l’auteur, il faudra de plus qu’il soit anonyme. « Le nom de l’auteur imprimé sur le titre d’un volume influence toujours plus ou moins le lecteur. » Ainsi prononce Spinoza, et cela même ne doit pas être : « Tout le monde doit ignorer que ce livre est de moi, qu'on le tienne plutôt pour l’émanation spontanée du genre humain. » Étant donné ce fait que les glaciers se déplacent, com- ment se meuvent-ils? De même pour l'humanité : le torrent s'épanche et s'écoule; où va le flot? Spinoza n’en veut qu’à ce problème et le résout par lobservation continue, appro- fondie des symptômes qu'il relève autour de lui et classe méthodiquement; il ne se fie qu'à ce qu'il voit, qu'à ce qu'il entend; l’histoire lui sert de peu, et son expérience, poursuivie avec un absolu détachement d'idées personnelles et de préjugés nationaux, l'amène à cette conclusion qu'il n'y a de vrai, de positif que le bien, et que le mal ne sau- rait avoir de réalité, puisqu'il n’est que la négation du bien et qu'une négation n'existe pas. Ce livre, dont l’action générale n’est point à discuter, devait à un moment donné exercer une influence toute par- ticulière sur l'esprit de Goethe, qui trouva dans cette solu- tion la plus topique des réponses à ses troubles secrets en quête d’apaisement. N'est-ce pas le problème de sa propre existence que le poète de Faust cherche à résoudre avec l’aide du démon? Les deux âmes dont parle Faust, Goethe les sent en lui, et cette double existence, objet d’une inves- tigation perpétuelle, fait en même temps son épouvante; il se regarde au microscope, s’analyse et s'anatomise: bizarre composé des éléments les plus disparates, l’aveugle et le voyant marchent en lui côte à côte. Ce qu'il écrit « coule à torrents sur le papier à son insu » ; il lui faut se relire pour s'en rendre compte, et ce n’est aussi qu'en retournant la tête qu'il a conscience des actes qu'il accomplit. PRÉFACE. XXVII Du reste, cette manière d'être appartiendrait peut-être autant à l'espèce qu'à l'individu: l'inspiration est un état plus où moins pathologique, la rêverie est un somnambu- lisme; un inspiré, un rêveur ne se connaît pas, il vit le per- sonnage de son roman ou de son drame, il secoue les pré- jugés, franchit les obstacles et n’obéit qu’à la passion, tout entier à ses jouissances, à ses vertiges : désordre et génie. Mais le propre de Goethe est d’avoir en soi une puissance d'objectivité, un sens critique qui sait réagir au moment voulu. Il a son démon socratique qui le chevauche et, après l'avoir lancé à fond de train, le rassemble et le ramène. Savoir jouir et savoir à temps renoncer, brûler la vie à grandes guides et se gouverner de façon que les résultats soient toujours sauvegardés et que l'expérience tourne à profit, ne renoncer ni au plaisir ni au devoir, être à soi- même son critique, son médecin, son conseiller intime et son maître des cérémonies; tout cela posément, sans hypocrisie et sans complaisance : voilà l’homme. Deux êtres sont en lui, il est l’un ou l’autre, jamais les deux en même temps, jamais les cercles des deux systèmes ne roulent ensemble ; le poète compose, le critique approuve ou rejette, l'enthousiasme et l'indifférence se font vis-à-vis. Il se donne et se prodigue avec la confiance aveugle et l'étourderie d'un enfant, pour se ressaisir aussitôt et ne vous plus mon- trer que le philosophe revenu de toutes les expériences de l'existence. La métamorphose ne cesse pas : toujours de nouvelles rencontres et de nouvelles affections suivies d’inexorables ruptures quand l'heure de la critique son- nera. Quelle que soit l'expérience, le désappointement est au bout; Goethe le surmonte, maïs 1l ne vous le pardonne pas. A cette double nature de Goethe la philosophie de Spi- noza devait convenir. D'ordinaire, quand nous adoptons un philosophe, nous ne nous contentons pas de lui de- XXVIII PRÉFACE. mander de nous expliquer ce qui concerne l’entendement et la raison pure, nous voulons encore qu'il ait à nous servir tout un système du surnaturel et que ce qu'il ne peut prou- ver, il nous le fasse au moins accroire. Goethe n'avait point de ces exigences compliquées et ne tenait nullement à rece- voir d'une main étrangère les choses qui sont placées au delà de notre portée. C'était une affinité de plus avec Spi- noza qui, lorsqu'il nous parle de Dieu, n'en raconte que ce que la raison humaine en peut savoir et laisse à la théologie le soin d'expliquer le reste. Le Dieu de Goethe était aussi celui qu'on ressent et qui ne se prouve pas et, de même que pour Spinoza, la philoso- phie et la théologie étaient pour lui deux éléments non moins dissemblables que la terre et la mer; tandis que sur l'un vous marchez droit et de pied ferme, vous ne voyagez sur l’autre qu'en étant le jouet des flots et des vents. Les gens pour qui le philosophe commence là où justement il n'a plus rien à dire vous parleront comme Chateaubriand de l’athéisme de Spinoza. A ce compte, Goethe aussi était un athée en ce sens que sa croyance en Dieu et en l’immor- talité n'avait ni ne voulait avoir rien de commun avec sa philosophie, étant chose absolument personnelle et qu'il ne discutait point'. Païen peut-être, athée jamais, ni in- 1. Beethoven avait également cette religion; à lui comme à Goethe, l’Zrex- Drimable, YIncréé se révélait sans qu'il fût besoin d'aucun médium; il croyait en Dieu, l’aimait, l'adorait de toute la ferveur de sa grande âme solitaire; mais il entendait n'avoir avec son Créateur que des rapports directs : le recueillement, l'élévation pure et simple! Beethoven portait peut-être plus loin que Goethe l'horreur du formalisme, il était incapable d'exécuter de sa main d’artiste — même en n'y croyant pas — une scène quelconque de mythologie chrétienne, comme le prologue du premier Æaust ou l’'apothéose finale du second. La seule production vraiment médiocre de Beethoven est son oratorio du ont des Oliviers; sa Messe est une oraison mentale à grand orchestre. Beethoven n'arrive à la conception de Dieu que par l'humanité ; il lui faut, comme ce Titan, frapper du pied le sol terrestre pour pouvoir s'élancer vers le ciel. Que nous récitent, que nous chantent les sonates, les symphonies? La lutte de l’âme avec les passions. Que glorifient-elles ? Le triomphe de l'esprit sur la matière et rien autre chose. Quant au reste, à ce qui se passe en dehors de l’homme, il ne le connaît pas : Mescio vos. PRÉFACE. croyant. Son paganisme lui vient de Raphaël et de tout un ensemble d'idées sur l'antiquité et sur la Renaissance, comme son afhéisme lui vient de Spinoza. J'ai prononcé le mot d’affinité; les rapports en effet s’établirent peu à peu; un charme étrange, indéfini, émanait du livre. A ces lectures, d'abord vagues et sans objet déter- miné, Goethe instinctivement revenait toujours. Qu'y cher- chait-il? lui-même n'eût point su le dire: c’est l'histoire d'Alighieri dans son commerce avec Virgile, l’histoire de toutes nos rencontres avec un grand esprit fait pour nous dominer. Vous l’abordez par simple désir de connaître, et, chemin faisant, vous êtes captivé. Sur combien de nous Goethe, à son tour, ne devait-il point agir de la sorte? Tel livre ouvert sans préméditation ne se borne pas à vous inté- resser, il vous attache. Vous y trouvez réponse aux ques- tions qui vous préoccupent et vous voilà bientôt, l’auteur et vous, deux inséparables. Ainsi Goethe découvrait dans Spi- noza toute une théorie applicable à sa propre personne et d’où sortirait le dénouement de Æaust. Le problème de Faust, en effet, n’est pas autre que celui dont Goethe cherchait la solution pour lui-même. Goethe nous confesse des écarts d'imagination pendant lesquels il avait pu se sentir capable de commettre tous les crimes et « d’avoir tous les vices, excepté l'envie »; Aoc erat demonstrandum. Faust est l’incarnation de ces troubles de son âme et aussi de l’apaisement qui, grâce à l'entremise de Spinoza et de sa doctrine, y devait mettre fin. Si Faust au dénouement se réconcilie, c’est pour que la parole de Spi- noza s'accomplisse et parce que le grand hébreu a dit que le mal, n'étant que la négation du bien, se détache de nous comme une dépouille à l'heure de la mort et reste sur cette terre de misère, laissant l’âme remonter pure au sein de son Créateur. xxx PRÉFACE. VI Mais cette figure de Faust, résultat suprême d’une vie livrée à toutes les tourmentes expérimentales, il fallait la trouver, l'inventer. Goethe en était là de ses agitations, et déjà l'idée du suicide le travaillait lorsqu'il lui advint à Strasbourg de s'arrêter devant un théâtre de marionnettes, où l’on représentait la vieille histoire populaire du docteur Faust. Ce fut letrait de lumière, son personnage était trouvé; la grossière ébauche allait servir de matériel aux visions du poète. Ces rêves, ces pensées qui bourdonnaient confusé- ment dans la nuit de son être avaient découvert désormais une issue vers la clarté du jour. Son passé, son présent et son avenir prennent à ses yeux la forme et la couleur d’une légende, et de ce spectacle enfantin se dégagent les scènes et les tableaux d'un grand drame plein de vie et de symbo- lisme. Il voit les idées qui l'obsédaient le plus revêtir un corps et cesser d'être lui-même pour devenir je ne sais quelles anciennes figures de connaissance endormies dans une montagne enchantée et qu’un tremblement de terre éveillerait à l'existence. Double satisfaction, double triom- phe; il se débarrasse des propres misères de son âme, passe à d’autres ce lourd fardeau des choses répréhen- sibles, des mauvais instincts qu'il ne pouvait dominer ni secouer et couronne son drame par un dénouement con- forme à sa croyance inébranlable, à son évangile de profes- sion : l’homme se rachetant par l’action, tableau final et moralité suprême de la comédie : ce qui prouve bien que cette œuvre d’une exécution si lente, si laborieuse, si pro- fondément creusée et fouillée, le Faust de Goethe, fut PRÉFACE. XXI conçue tout d’une pièce; la deuxième partie en même temps que la première. La scène des anges honnissant Méphisto, étouflant sous une pluie de roses ce pauvre diable impuis- sant à maintenir sa proie entre ses griffes, est contenue dans la scène du pacte; les paroles que prononce le Seigneur dans le prologue donnent à pressentir la rédemption. Inutile d'ajouter que si la formation du personnage de Méphistophélès préoccupa Goethe sa vie durant, la figure de Faust s'imposait encore à bien meilleur titre aux longs égards du maître. Rien, en somme, ne s'explique mieux que cet imperturbable attachement de Goethe; lui et Faust ne pouvaient ni ne voulaient se quitter, et c'était dans l’ordre que la publication fût toujours différée, l’œuvre ne devant être achevée qu'à la mort du poète. C’est un tort, quand on parle de Goethe, de mettre Faust sur la même ligne que ses autres livres. Faust n’est ni un poème, ni un roman, ni un drame; c’est une autobiographie en action, et, qu’on me passe le terme, une sorte de Capharnaüm que l’auteur s’est élu pour domicile. I hante d’autres lieux, fréquente d’autres compagnies; mais son vrai gite est celui-là, 1l y revient toujours, il y vit au milieu de ses affections, de ses trésors de toute espèce. Faust est le principe élémentaire, il n’est idée ni création de Goethe qui n'en porte l’estampille Werther, c'est Werther, plus Faust; Egmont, de même et ainsi de suite. Tout cela, sans préoccupation d'artiste, sans rien de voulu, et par l'unique fait de cette existence en partie double dont nous relevons ici le tableau; tandis que Faust traversera toutes les œuvres du poète, les imprégnant pour ainsi dire de son invisible présence, Faust à son tour vivra sous les auspices de Goethe, son frère jumeau, partout présent, partout visible. A ce drame de la vie humaine et du symbole il fallait un paysage; Goethe, pour le découvrir, n'eut pas besoin de faire voyager son imagination; promener ses regards à D mo XXXI! PRÉFACE: l’'entour suffisait, il n'avait qu'à consulter ses souvenirs, se fier à ses plus proches impressions. Le pays de Faust et de Marguerite, n'était-ce pas l'atmosphère même qu'il respirait? À cet égard, le décor ne devait subir par la suite aucune modification et le pittoresque reste aujourd’hui ce qu'il fut dès 1772: Francfort avec ses remparts, ses rues et ses ruelles tor- tueuses, ses coins et recoins que les métiers remplissaient de leurs bruits et de leurs odeurs, fournissait le local. Au temps de Goethe, la vieille cité impériale subsistait encore dans tout l’enchevêtrement, le fouillis, l'original et le pa- )ù s'étendent aujourd'hui ces triarcal de sa perspective. € maisons superbes, où se pavanent ces magasins de luxe, ces hôtels privés et ces caravansérails de pacotille, se dres- saient alors vers le ciel des habitations bizarrement alignées; des ruches construites en planches que trois ou quatre géné- rations animaient à la fois: l’aïeul, ses fils et ses petits-enfants travaillant, grouillant côte à côte et se tenant chaud; d'étroites demeures fourmillant de monde, et des églises; en haut, par-dessus les toits et les cheminées, la clarté, la cha- leur du soleil; en bas, l'ombre et l'humidité en plein midi. Aussi comme elles s'élançaient en flèches, ces maisons, comme elles pointaient par milliers! L'espace lui manquant près du sol, cette architecture du moyen âge, enfermée, comprimée dans un corset de murailles crénelées, imi- tait les arbres des forêts, grimpant toujours sous peine d’étouffer : excelsior ! On ne respirait, on ne vivait qu'à ce prix; personne mieux que Delacroix n’a rendu cet élancement d’une ville entière attribué par les mystiques à des aspirations célestes et qui n'était qu'un mouvement de conservation physique; on montait pour ne pas suffoquer. Chaque estampe de son illustration de Faust nous offre sur ce point un modèle de caractéristique; tout y est poussé à l’aigu, au suraigu, jus- PRÉFACE. XXX LI qu'aux figures dont il semble que les conditions du milieu ambiant aient réglé la conformation quelque peu entortillée et grimaçante. On reproche à cette Marguerite d’être laide ; c’est pos- sible qu’elle ne réponde point à l'idéal de la Renaissance italienne, mais quelle intensité de vie! Ces airs de visage, ce costume, ces gestes, interrogez Albert Dürer, bien plus compétent ici que Raphaël et Léonard, il vous dira que c'est le pittoresque local pris sur le fait, et Goethe aussi vous le dira ‘. Sous cette chevauchée fantastique de Faust et de Méphistophélès, sous cette course aux gibets, mettez la musique de Berlioz, vous aurez le dernier mot du romantisme. Est-il assez insolemment planté sur sa mon- ture, ce diable ergoteur et sophistiqueur? Faust éperdu 1. Peut-être ne nous saura-t-on pas mauvais gré de citer à ce propos quelques lignes d’un de ces nombreux volumes, qui se publient journellement en Allemagne et que nous avons dû naturellement consulter pour mettre cette étude au courant de la science; car il y a, c’est incontestable, toute une science qu'il n’est point permis d'ignorer en parlant de Goethe. On lit dans les souvenirs de Frédéric Forster qu'un soir qu'il visitait à Weimar le vieux poète, il le trouva feuilletant les illustrations lithographiques d'Eugène Delacroix. « Voulez-vous maintenant, lui dit Goethe après un instant de causerie sur le sujet, que nous comparions l'interprétation d’un Français avec celle d’un Allemand et qui plus est d'un Alle- mand de vieille roche? » Là-dessus, il se fit apporter le recueil des dessins de Cornélius, nous plaçâmes en regard les unes des autres les diverses scènes repré- sentées par les deux artistes, et Goethe les ayant bien et dûment examinées : « Je n’ai point ici de jugement à porter, reprit-il, car peut-être ne pourrais-je me défendre d’un mouvement de partialité pour l’homme éminent et correct qui m'a dédié son œuvre. Une simple remarque cependant : ne semble-t-il pas que dans quelques-unes de ces estampes le Français se déguise en Allemand, tandis qu'à son tour l'Allemand affecte le style et les manières d'un Français? Voyons la pre- mière page où tous les deux ont pris à tâche d'illustrer la scène dans laquelle Faust offre son bras à Marguerite sortant de l’église. Le Faust de Cornélius me représente beaucoup moins un Allemand docteur en philosophie qu'un Parisien du boulevard; tandis qu'au contraire je jurerais avoir rencontré le Faust de l'artiste français devant le Münster de Strasbourg, au temps où Strasbourg appar- tenait à l'Allemagne. » Voilà de la critique judicieuse et qui rachèterait bien des péchés de goût que le Goethe des derniers jours un peu rabâcheur, un peu 7X7- listin, se mettait sur la conscience, comme quand il ééxéssat la prose poétique de M. de Salvandy dans A/ouzo, ou qu’il proclamait chef-d'œuvre le poème de Bouilly servant de texte à l'opéra des Deux Journées. D Rp KXXIV PRÉFACE. galope au secours de sa victime, et lui, pendant ce temps, disserte: il épilogue, échange des sarcasmes avec les spectres, les pendus et les sorcières qui bordent la route. Témérité bizarre des jugements humains! maiï-je pas en- tendu de révérends critiques, des critiques d'art, S'il vous plaît, raconter aux gens bénévoles que Delacroix ne savait pas dessiner, et leur en donner pour preuve cette estampe : « Voyez ce Méphisto, s'écriaient-ils, quelle dégaîne ! il n’est pas même en selle, et, posé de la sorte, un cavalier ne tiendrait pas une minute. » Bien pensé, profonds aris- tarques! Seulement, que voulez-vous! le diable est le diable, et cette qualité le dispense de pratiquer l'équitation selon les règles de Pluvinel et du comte d’Aure. Deux voyageurs galopent par la campagne; l’un est un être humain, l’autre un démon; il fallait d’un coup de crayon marquer la différence, et ce que vous appelez une faute pourrait bien être un trait de génie. — Continuons d’es- quisser le paysage. Quelques-unes de ces maisons avaient par derrière de petits jardins enclos de murs; sur les places étaient des puits et des fontaines, où venait jaser le menu peuple des servantes, et par les lourdes portes forti- fiées, la multitude, aux jours de soleil et de fête, se répan- dait à travers champs. Ce tableau, Goethe l'avait partout sous les yeux ; il le retrouvait à Francfort, à Strasbourg, à Leipzig, à Weimar même, où, devant la maison qu'il habitait, sur une place étroite et biscornue, dont l'aspect n’a du reste point changé, se voyait le puits obligé avec son rassemblement nocturne de caillettes et de commères. Tel était le cadre indiqué dès l’origine; à ce pitto- resque populaire de la première heure vint plus tard se joindre tout un nouvel ensemble décoratif : les scènes à la cour de l’empereur dans la seconde partie, l’intermède classique et l’épilogue dans le ciel, qu'on serait d’abord tenté de prendre pour de simples appendices et qui se PRÉFACE. XXXV relient à la vie organique de l’œuvre, en ce sens qu’elles procuraient à Goethe l’occasion d'exposer, de dramatiser ses idées sur l’art classique et sur la manière dont les maîtres de la Renaissance ont compris l’antique et le sym- bolisme chrétien. Envisagé à ce point de vue tout moderne du spectacle, ce poème de Faust offrirait bien de l'intérêt, et la chose est si vraie que c’est à qui désormais fouillera, pillera l’inépuisable répertoire de mise en scène. Peintres et musiciens, tous en veulent. Privilège acquis aux seuls chefs-d'’œuvre de nous montrer des aspects sans cesse variés, ils vivent comme la nature, se renouvelant tou- jours, et le champ qui poussait du blé donnera demain des brassées de fleurs... Le croirait-on? ce Faust, aujourd’hui si répandu sur toutes les scènes et sous toutes les formes, ne parut pour la première fois au théâtre qu'en 1828, et fallait-il encore que ce fût en faveur du quatre-vingtième anniversaire du poète! Autrement, on n'aurait point osé s'y risquer : le public n'avait jusqu'alors vu que l’idée, et si la pièce s'était jouée, ce n'avait guère été que dans Îles imaginations. Goethe cependant prévoyait d’autres desti- nées : « Vous verrez, disait-il, qu'un Français se rencon- trera pour dégager de là toute une grande pièce à spec- tacle. » Il ne se trompait pas, et la chose existe; cette œuvre qui devait, aux yeux de Goethe, être à la fois un drame, un opéra, un ballet, une « pièce à spectacle », dort à Berlin, enfouie quelque part dans un coffre dont la famille Meyerbeer tient la clef, et, comme ces princesses des contes de fées, attend le moment où ceux qui la tiennent séquestrée lui permettront enfin de voir le jour. XXXVI PRÉFACE. VII Rousseau, que Goethe admirait profondément, comme du reste il admirait tous nos grands écrivains du xvurr° siècle, lui avait inculqué la religion du paysage, à ce point que jusqu'à ses derniers jours il vécut sous la dépendance des saisons, consultant l’état du ciel pour sa propre gouverne, tâtant le vent, interrogeant les nuages, le vol des oiseaux. Ce flair de la nature, si accentué dans Werther et dans les Affinités électives, lui venait de Rousseau, qui, le premier, avait eu l’idée de mettre l’homme en constante et directe communication avec les éléments et de faire sentir aux acteurs de son drame qu'il fait jour quand le soleil luit et nuit quand il se cache, et qu’il existe des saisons dont l’in- fluence s'exerce en même temps sur les champs, les forêts, les eaux et sur le cœur de l’homme, choses généralement trop ignorées des écrivains de l’âge précédent. Les romans de Rousseau sont pleins de ces descriptions où la nature s'anime, parle et se colore au gré du poète; Werther con- tient dans cet ordre de style des beautés incomparables, et s’il vous plaît d’être informé à fond, si vous êtes curieux de savoir tout ce que Goethe a retiré de cette longue pra- tique des écrits du philosophe de Genève, prenez le mono- logue de Faust dans la chambre de Marguerite, quand, seul, et pour la première fois respirant l'atmosphère de la femme aimée, il soulève les rideaux du lit, passe en revue les meubles et goûte une félicité divine à s'imprégner, à se Saturer des émanations virginales partout répandues ; puis, quand vous aurez lu, récité ces admirables vers, tournez- vous du côté de Rousseau, regardez Saint-Preux franchir le seuil de la chambre de J ulie, et recueillez, comparez vos PRÉFACE. XXX VII impressions ; c'est la même scène : « Me voici dans le sanc- tuaire de tout ce que mon cœur adore. Que ce mystérieux séjour est charmant! O Julie, il est plein de toi, et la flamme de mes désirs s'y répand sur tous tes vestiges. Oui, tous mes sens sont enivrés à la fois; je ne sais quel parfum, presque insensible, plus doux que la rose et plus léger que l'iris, s’'exhale ici de toutes parts; j'y crois entendre le son flatteur de ta voix; toutes les parties de ton habillement éparses présentent à mon ardente imagination celles de toi- même qu’elles recèlent; cet heureux fichu contre lequel, une fois au moins, je n'aurai point à murmurer; ce désha- billé élégant et simple, qui marque si bien le goût de celle qui le porte; ces mules si mignonnes, qu'un pied souple remplit sans peine, empreintes délicieuses, que je vous baise mille fois. Julie! ma charmante Julie, je te vois, je te sens partout, je te respire avec l'air que tu as respiré”. » A cette préoccupation des influences telluriques se joignait chez Goethe un esprit de superstition qui setrahissait par toute sorte de manies et dont une anecdote, transmise à nous jadis par le vieux chancelier de Müller, porte un bien singulier témoignage. On connaît la fameuse entrevue d'Erfurth et par quelle parole mémorable elle débuta; l’empereur ne s’en était point tenu là, et gracieusement il avait offert à Goethe et son portrait en miniature et le brevet de la Légion d'honneur. Ce portrait, suspendu près du miroir de sa chambre à coucher, était à la longue devenu pour Goethe un objet de dévotion particulière. Arrive la catastrophe de Waterloo; Goethe en reçoit la première nouvelle et spontanément refuse d’y croire. La rumeur gagne de proche en proche, il s’entête à nier, mal- menant les visiteurs qui n’ont point honte de colporter un pareil bruit. Cependant, le soir venu, il monte se coucher, et, cherchant la miniature de Napoléon, il s'aperçoit qu’elle r, Rousseau, 42 Nouvelle Héloïse, t. I, p. 24. XXX VIII PRÉFACE. est tombée par terre. Goethe reste un moment silencieux, son bougeoir à la main, et, tandis que son secrétaire se baisse pour ramasser le cadre : « Que veut dire ceci? mur- mure-t-il. Un pareil accident! mais il faut donc alors que la nouvelle de ce matin soit vraie! » Comme phénomène historique, l'empereur produisait sur Goethe une si prodigieuse impression que tous les efforts tentés contre lui devaient fatalement échouer. De son pre- mier coup d'œil, Napoléon avait pénétré au fond de l'homme, et Goethe, si imperturbable qu'il fût, s’en était senti tressaillir. À cet admirateur de la force jamais plus imposant spectacle n’était apparu. Ce chef d'une armée invincible au milieu de ses maréchaux, tous éclatants de vaillance et d’entrain, exempts de préjugés, resplendissants de santé, d’ambition, habitués à n’avoir affaire qu’au succès, et avec cela familiers, bons princes, nullement étrangers aux questions d'art et de science, comme en présence d’un tel soleil et de ses satellites pâlissait Frédéric le Grand, qui n'avait, lui, qu'à marcher à la tête d’une nation traitable et souple, alors que ce Napoléon, c'était en avant d’un peuple ivre de liberté qu'il se ruait à cheval sur l’Europe, disci- plinant ses troupes par la victoire! On a souvent à ce propos accusé Goethe d’avoir manqué de patriotisme. Il faudrait s'entendre : Gocthe, après avoir sa vie entière cru à la politique du passé, voyait s’écrouler comme par miracle toutes les dynasties. Un conquérant s'était levé, un Attila, mais moins barbare, à ce qu'on pouvait supposer, puisqu'il goûtait Werther et s’en était fait une sorte de vade mecum dans ses campagnes; à l'approche de cet Alexandre dont rien n'empêchait Goethe de se croire un peu l’Aristote, empereurs et rois rentraient sous terre. Que conclure? Accepter le fait historique et l’étudier anatomiquement. Mieux eùt valu sans doute réagir, mais Goethe avait soixante-quatre ans ; à cet âge on ne se refait pas, comme mé LUN PRÉFACE. XXXEX dit le bon sens vulgaire. « Chanter l'hymne de guerre au bivouac, tandis qu'aux avant-postes ennemis les chevaux hennissent, à la bonne heure! mais c'était l'affaire de Théodore Koerner et non la mienne; nature jeune et mili- taire, les refrains guerriers lui vont bien; chez moi ce n’eût été qu'un masque, et je ne hais rien tant que les grimaces! » Du reste, ce scepticisme politique était alors partagé de toute une classe d’esprits supérieurs mis hors des gonds par les convulsions du sol européen, et que leurs traditions de famille comme leurs principes d'éducation rattachaient au passé. « L’exaltation de notre pays me semble une chose risible; nous partons en guerre comme un peuple de dons Quichottes; l'impulsion qui devrait nous venir d'en haut nous vient d'en bas. De quelle manière tous ces éléments hétéro- gènes réussiront à se combiner dans lés circonstances désas- treuses où nous sommes, j'avoue que je ne le comprends pas; j y assiste comme à un miracle, avec une froideur et un détachement qu'il convient de taire. » Ainsi s'exprime un gentilhomme du temps, ie comte de Gesler, dans une lettre à la patriote Caroline de Wollzogen. Goethe ne pouvait penser différemment; ce que Schil- ler aurait pensé, s’il eût vécu, ce qu'il eût fait, c'est autre chose. Schiller avait au cœur toutes les flammes de la révo- lution. il est vrai de dire que, lorsque la Convention natio- nale décernait à Schiller son diplôme de citoyen français, la révolution était pure encore de tout attentat contre la liberté des autres peuples. Bonaparte, ce fléau de Dieu dans l'avenir, n'apparaissait alors au monde que sous les traits d’un héros d'épopée. Pour Schiller, ce furent des années de joie et d'espérance; l’auteur de la Pucelle d'Orléans avait des sympathies toutes françaises. II comptait que l’expé- rience tentée par nous réussirait à souhait pour le bonheur de son pays, et c'était avec des transports d'enthousiasme qu'il voyait, en France comme en Italie, s’écrouler l'édifice XL PRÉFACE. vermoulu des anciennes institutions. Schiller, s’il avait eu l'occasion de prendre une part active aux événements, eût été ce que nous appellerions aujourd’ hui un radical; il avait dans le sang le dogme de la souveraineté du peuple. Étudiez son théâtre, et les exemples ne vous manqueront pas. La légitimité de la reine Élisabeth n'ôte rien aux droits non moins légitimes à l'insurrection de sa Marie Stuart; Jeanne d'Arc, c’est le peuple invincible dans sa force, tant que les passions égoïstes n’interviennent pas; Wallenstein est le génie d’une armée dont l'effort valeureux avorte par l'inca- pacité d’un misérable empereur et les compétitions détes- tables de chefs n’obéissant qu’à des vues personnelles. Les héros de Schiller sont toujours de grandes natures en lutte avec les circonstances politiques qui les enlacent, les étouffent comme des serpents; Goethe ignore cet élan de révolte contre la donnée de l’histoire. Vous vous souvenez d’une scène d'Egmont où Claire, éperdue, court la ville, implorant les bourgeois, qui la regardent fixement, froide- ment : c’est la manière dont Goethe envisage le peuple dans l’histoire. Comme particulier, et même dans la pratique de sa vie publique, comme ministre de son grand-duc, vous le trouverez toujours humain et faisant le bien; mais le peuple pris en masse ne l’intéresse pas, il ne connaît que les indi- vidus. Les idées de réorganisation universelle émises par la révolution française, et telles que tout le monde les com- prend aujourd'hui, n'avaient aucun sens pour Goethe; à ses yeux, la politique comme nous l’entendons n'existait pas. En taie >, où rien ne lui échappe des mœurs locales, 1l néglige les vues d'ensemble sur la situation du pays, passe les gouvernements sous silence. 11 prend la politique comme elle est, et ne s’en inquiète ni plus ni moins que du climat. En présence du gouvernement de l’Église, l’idée ne lui vient pas que ces misérables populations puissent jamais se relever de leur abaissement. Raphaël et Michel-Ange, PRÉFACE. xLI les galeries du Vatican et les souvenirs de l'histoire, les ruines du Palatin festonnées de lauriers-roses et les montagnes de la Sabine avec leur perspective inaltérable, voilà ce qui le possède, le passionne; et tel 1l fut à Rome en 1786, tel nous le retrouvons devant les événements de 1813 : artiste d’abord, philosophe toujours, et ne s'intéressant à la politique que par le côté spéculatif, esthé- tique. Cette doctrine de la souveraineté nationale, que Rous- seau lui avait enseignée, tout au plus la croyait-il pra- ticable pour des Français, mais pour des Allemands il fallait voir et surtout attendre. Goethe ne se fait qua son expérience personnelle, il faisait tout avec méthode. Quand il voulut savoir ce que c'était que le courage militaire, il fit campagne pour son propre compte, et nous le voyons à Valmy étudier, au milieu de la canonnade, les divers symptômes d’une fièvre contagieuse qu'il n'a décrite qu'après se l'être bien dûment inoculée ; mais ce personnage d’ancien régime se distinguait des autres gens de cour, de congrès et de protocole en ce sens que, sil n'avait rien oublié, il pouvait tout apprendre. Ni humani a me alie- num puto. C'était un homme. Les réactionnaires de cette espèce ne sont jamais à redouter pour le progrès humain, et je souhaiterais de grand cœur que notre siècle en fût pavé : la république et la société ne s’en porteraient que mieux. : Goethe se disait que l'époque à laquelle on allait assis- ter, après tant d’éruptions et de tremblements volcaniques, ne pouvait être qu'une époque d’épuisement, de recueil- lement et de préparation. Ses entretiens pendant Îles dix dernières années de sa vie nous le montrent en pleine et active communication avec les idées. Que la politique n'exerçcât guère alors sur lui qu'une influence très secon- daire, que notre révolution de Juillet ne l’émût point à l’égal XLII PRÉFACE. d’une querelle de savants’, il n’y a là qu'un phénomène fort explicable et par la constitution physiologique et par l’âge de l'individu. Goethe n'assistait plus à ce qui se passait qu’en simple spectateur; mais, tout en sentant bien que l'évolution ne se faisait pas pour lui, il s'irritait contre l’antagonisme des gouvernements. Cette rage idiote de conservation où s'abandonnait l'Europe monarchique l'indignait sourdement. Protester à voix haute, son grand âge et sa position, ses attaches officielles de tout temps l’en empéchaient. Un moyen terme s'offrait heureusement : n’avait-il point là son Faust, le vieux grimoire à tout usage, le livre magique et sempi- ternel, propre à recevoir toutes les confidences, le festimo- D te nium arts et yitæ, où vinrent se classer à leur date les scènes = = politiques de la seconde partie? La réaction qui suivit en Allemagne les guerres pour l'indépendance l'avait péniblement aflecté, lui et son ie. prince. « L’indignité de l'heure présente » le consternait et, dans l'absence de liberté de la presse, son diable familier lui servit d'organe. Méphistophélès en qualité d'aide de camp accompagne Faust chez l'empereur. Goethe saisira cette occasion pour émettre ses vues et sa critique; tout en se maintenant dans la généralité, il s'arrangera de manière que chaque trait porte, et son vers machiavélique, irrépro- chable aux yeux de la censure, n’en atteindra pas moins l'état de choses. Ironie assurément fort bénigne et qui res- semble à ce genre d'opposition que j'ai vu de mes yeux Alexandre de Humboldt mener sous cape à la cour de Frédéric-Guillaume. En matière de libéralisme, comme en toutes les choses 1. On sait la manière dont il accueillit un Français au lendemain de la révo- lution de Juillet. « Quel état de choses, monsieur ! quel événement ! $ Et comme le visiteur s'épanchait en condoléances sur le sort de la famille royale : «Il s'agit bien de Charles X et de la dauphine », répliqua Goethe qui s'était mépris et croyait qu'on voul ait lui parler des discordes scientifiques de Cuvier et de Geof- froy Saint-Hilaire. | PRÉFACE. XLIII de ce monde, il y a manière de s’y prendre avec goût. Chacun fait ce qu'il peut, et l’histoire ensuite prononce. VIII Goethe qualifie d’ « incommensurable » cette tâche qu'il s'était imposée de laisser son travail dormir par in- tervalles pour ne le reprendre que lorsqu'il se sentait lui- même en des conditions spéciales de maturité. Qu'on ne s'y trompe pas, c'est à ce procédé systématique d’élabora- tion, à cet experimentuim in ingenio proprio ef anima, que l'œuvre doit d’être ce qu'elle est : un monument de culture historique bâti pour des siècles. La première partie de Faust, telle que nous la possé- dons aujourd'hui, parut pour la première fois en 1808, immédiatement avant les Afinités électives et la Théorie des couleurs. Riemer et Eckermann font remonter les ori- gines du drame à 1769, époque d’incubation et de produc- tion où Goethe se livrait à toutes sortes d’études théoso- phiques, sans lesquelles un tel ouvrage n'aurait pu être écrit. Ses lettres du moment ne parlent que de pierre phi- losophale, de mandragores et de sorcellerie. Ce qu’on sait, c'est que dès l'automne de 1774 il en lisait déjà diverses scènes à ses amis. « J'ai passé la journée tout entière avec Goethe, son Docteur Faust est presque achevé et me semble être ce qu'il a produit de plus grand et de plus original. » (Lettre de Boïe, 15 octobre 1774.) Vers le même temps, le célèbre médecin hanovrien Zimmermann écrivait à un libraire de Leipzig : « Pour peu que vous soyez sorcier, usez de votre sorcellerie pour soutirer à Goethe son Docteur Faust ; l'Allemagne n’a rien XLIV PRÉFACE. encore vu de pareil, et je vous conseille de l’imprimer. » Plus tard, lorsqu'en 1786, Goethe fit le voyage d'Italie, il emporta son manuscrit de Faust ; dix ans s'étaient écoulés sans que les fragments se fussent beaucoup complétés et 1l n'y avait guère apparence que le ciel de Rome amenûât à bon terme cet embryon littéraire, qui produisait sur son auteur « l'effet d'un vieux code ». Une nouvelle scène pourtant y prit naissance, la scène chez la sorcière, et l'opération eut lieu dans les jardins de la villa Borghèse. Rentré à Weimar, Zorquaio Tasse, TIphigénie allaient occuper le poète : c'était plus qu’une distraction, c'était un tout autre art et dont quelques scènes de Faust venues sous la conjonction de ces deux astres, portent l'empreinte : le monologue dans la forêt, par exemple, si haut monté en pathos classique et qui sent d'une lieue la tirade. C'est même un curieux et délicat plaisir à se donner quand on le peut, que d'étudier Faust à ce point de vue des divers styles. Œuvre congénère de toutes les autres, Faust devait renfermer des échantillons de tous les styles du maître, et de même que l’idéalisme classique a déteint sur le mono- logue dans la forêt, de même cette admirable scène de la prison emprunte son laconisme populaire à la technique des Ballades. « Faust est entièrement fragmenté, c'est-à-dire que le voilà complet à sa manière », écrivait Goethe en 1787; l'édition de 1790 n'était donc que le fragment d’un fragment et contenait à peine la moitié de ce que nous appe- lons aujourd'hui « le premier Faust »; l'épisode seul de Marguerite s'y dessinait dans son ensemble; encore y manquait-il avec la scène de la prison la scène du puits et celle de la prière à la Mater dolorosa. Mince était le volume; l'effet produit fut en propor- tion. Il s’en fallut et de beaucoup que l'immense succès de Gœtx de Berlichingen et de Werther eût sa réplique. Les circonstances d'ailleurs s'y opposaient : on était en 1790, PRÉFACE. et ce qui se passait en France absorbaïit partout l'attention. L'ouvrage néanmoins marqua sa place, les sommités du jour s’y intéressèrent : « C’est le torse d'Hercule ! », s’écria Schiller à première vue; mais le chef-d'œuvre ne se déga- gea vraiment que de l'édition de 1808..Entre temps la forme s'était élargie, et de plus le siècle avait marché. Le moyen âge reprenait faveur, la mode se tournait à ces études historiques et mythologiques qui servent de base au poème et, — brochant sur le tout, — la rencontre avec Napoléon, la consécration donnée à Goethe par le héros, que de motifs pour une apothéose! La cristallisation s'était faite; Faust comme Werther eut sa légende, il était lancé. € Il n'est bruit à cette heure que d’une publication, — quelque chose de colossal que les drapeaux déployés de la guerre nous avaient jusqu'alors empêchés d'admirer : du Shakspeare posthume, — je veux parler du Faust de Goethe dont la descente aux enfers est un paradis pour le lecteur. » A ce lyrisme alambiqué, vous devinez Jean-Paul, et tous les cercles littéraires, esthétiques, philosophiques, po- litiques, militaires, d’emboîter le pas; classiques et roman- tiques, les vieux comme les jeunes, n'ont qu’une voix. «Que vous semble, écrit Wieland, non sans quelque ironie et persiflage, à son ami Bôttiger (juin 1808), que vous semble de cette nuit de Walpurgis, du roi de nos génies ? Après nous avoir montré qu'il savait être Michel-Ange et Raphaël, Corrège, Titien, Rembrandt et Dürer, voici qu'il nous joue et se joue à lui-même le tour de nous montrer qu'il n'a qu’à vouloir pour être aussi un second Breughel SE) d’'Enfer! J'avoue que j'attends avec une indescriptible r. Mot superbe et d’un noble cœur! Lessing en revanche spéculait sur la déroute. Il avait également en poche son Docteur Faust, dont il retardait la publi- cation, se réservant en bon confrère de n’entrer au jeu qu'après Goethe, pour le mieux battre :« Mon Zaust est happé par le diable; mais je prétends, moi, happer à Goethe le sien. » XLVI PRÉFACE. ardeur la deuxième partie de cette tragédie unique en son genre, dont on peut dire à bien plus juste titre que de Wilhelm Meister qu'elle exprime et résume les tendances, non pas seulement du dernier siècle, mais de tous les siècles, depuis Eschyle et Aristophane. » Rahel et sa cote- rie de Berlin évangélisaient au nom du docteur Faust, Stein lui-même, le grand Prussien, cédait au charme séducteur, et, naïvement, comme un vrai politique égaré en pays littéraire, demandait en 1808 à son libraire de lui envoyer tout de suite la seconde partie. Le cycle allait s'ouvrir de la canonisation définitive par les commentaires et l'illustration. Rien ne démontre le chef-d'œuvre dans sa domination souveraine comme cette salutation angélique des autres arts venant à lui en procession, qui avec ses pinceaux, qui avec son orchestre, qui avec sa plume! Les peintres d’abord : Cornélius, Schnorr, Eugène Delacroix, Retsch, Ary Scheffer, Kaul- bach, Leys; puis les musiciens Schumann, Spohr, Berlioz, Liszt, Rubinstein, Gounod, Arrigo Boïto', sans nommer Beethoven, qui s’en inspira un peu partout, mais vague- ment et en dehors de tout programme, quoi que prétende Richard Wagner, qui veut absolument voir Faust dans la neuvième symphonie. J'ai parlé des commentateurs, oublierai-je les poètes : Byron et son Manfred, Shelley, et toute cette pléiade de lyriques russes et polonais dont le scepticisme emprunte à Faust ses accents d’amertume et de révolte? Lenau, Heïne se mêlent au concert, apportant, 1. Mefistofele, grand opéra en cinq actes représenté à Milan en 1876 et à Rome l'hiver dernier. Pour la première fois, l'œuvre du poète est abordée dans son ensemble, et l'innovation a pleinement réussi. L'auteur s’essaye à combiner les éléments drastigues des deux parties. C’est incomplet sans doute, et souvent on croirait assister à des effets de lanterne magique, mais c’est très curieux, très amusant. Le prologue qui se passe dans le ciel, ou plutôt dans les limbes, ren- ferme un chœur d’une grâce adorable ; les âmes des nouveau-nés s’en vont par le vide, errantes et chantantes : vous diriez en musique du Fra Angelico. PRÉFACE. XLVIL l’un sa note élégiaque l’autre son ironie, et de cette humo- ristique Méphistophéla, de l’auteur des Reisebilder, une série de variantes sortira. Il n’est pire parodie que celle qui se prend au sérieux; nous aurons ainsi des Faust sans Méphistophélès et des Faust qui épousent Marguerite comme la Dame blanche épouse l'officier. Le drame de Goethe serait en ce sens le plus prolifique des chefs- d'œuvre; n1 ÆHamlet, ni Don Juan n'ont fait souche à ce point. Chaque année voit naître des dérivés nouveaux, mais Saturne dévore ses enfants et continue à régner seul. De l'esprit, de l'imagination et de la verve, tout le monde en a plus ou moins; ceux qui ont inventé les fictions telles quelles dont je parle en avaient; ceux qui viendront après en auront aussi, et cela ne les avancera pas davan- tage. C’est que les œuvres faites pour s'emparer du genre humain ne pèsent pas seulement par le talent qu'on y met, elles comptent surtout par les questions qu’on y agite. Il fut pour l'humanité une période d’aurore où tout dans l’homme marchait d'accord, où les instincts phy- siques ne faisaient qu'un avec les aspirations de l’intelli- gence, période qui se répète chaque jour dans chaque individu. L'enfant ne connaît ni morale, ni philosophie, ni physique, ni poésie : il vit et se laisse vivre; mais qu'il grandisse, et plus tard, entre l'instinct de nature et l'esprit de culture, inévitablement naîtra le conflit. Concilier, équilibrer ces éléments qui se repoussent, rassembler sous une loi sociale d'humanité la totalité de notre être agissant et pensant, que dirait un auteur dra- matique si vous lui proposiez un pareil sujet ? il vous con- seillerait d’aller trouver Hegel, Alexandre de Humboldt, tel grand philosophe ou tel savant illustrissime, lesquels écriraient là-dessus des pages et des volumes que personne ne lirait. Il est vrai qu'à votre premier argument vous pourriez joindre l’anecdote d’une jeune fille mise à mal par SERRE LÉ RR XLVIII PRÉFACE. un nécromant qui, pour accomplir son bel exploit, a besoin que le diable l’y aide. Nouvelle déconvenue, car il va de soi que l’auteur dramatique, pour peu qu'il fût Xfféraire, trouverait le programme fort au-dessous de son génie et digne tout au plus d'occuper la muse d’un brocanteur du boulevard. C’est ici que Goethe intervient : Amalgamer, fusionner les deux puissances; être Alexan- dre de Humboldt et Shakspeare, découper en tableaux inoubliables l’action la plus émouvante et la plus terrible ; mêler le symbole au réel; festonner, enguirlander de ro- mantisme ce que la nature a de plus brutal, et poursuivre en même temps sa thèse, — une thèse, nous venons de le voir, qui n’a rien de la circonstance, qui n’est particuliè- rement ni allemande, ni anglaise, ni française, ni russe, ni turque, ni chinoise, ni persane', mais qui relève de tous les pays, de tous les temps; — satisfaire tous les publics, celui qui s'amuse et celui qui pense, et par de là tous les publics, saisir l'humanité, la remuer, l’émouvoir, l’ensei- gner et la renseigner, l’occuper toujours; être un spectacle pour les yeux, un poème pour l'imagination, et pour la méditation une Bible : Voilà Faust ! Permis à chacun d'interpréter à sa manière l'œuvre d'un poète; l'important est de savoir si les idées que nous y voyons sont en eflet bien celles du poète. Faust, comme toutes les épopées, contient nombre d’allégories; mais les personnages sont des êtres humains, des individus agissant et pensant humainement, même alors que le surnaturel les 1. Jusque dans le Scrah-Nameh de Firdusi, vous retrouvez l’idée. Qu'on se rappelle le tyran Sohak et ses rapports avec Eblis, le génie du mal; c’est l’histoire du pacte de Faust avec Méphistophélès. PRÉFACE. XLIX enveloppe, ce qui fait si remuant, si passionnant et si réel ce drame de la vie intellectuelle. Un philosophe du temps de la réformation, ou, si vous aimez mieux, du xvuri° siècle, un grand penseur pris de dégoût pour la science impuissante à le satisfaire, se livre au tumulte de l'existence. Il n’en a pas fallu davan- tage à Goethe comme argument. Retournons la thèse. Supposons un homme désabusé de l’action, à bout d’em- pirisme et se convertissant à la science, à la pensée; il y aurait là également tout un problème à résoudre non moins intéressant pour l'humanité. Qui le fera? Eh! mon Dieu, le premier venu, pourvu qu'il ait du génie comme Goethe et quatre-vingts ans à vivre en y pensant tou- jours. HENRI BLAZE DE BURY Septembre 1870. EPAMEES DÉDICACE ous voilà de nouveau, formes aériennes Qui flolliez à mes yeux dans la lumière et l'or. Tenteraï-je à présent d'arréler votre essor ? Et mon cœur, tout flétri par l'âge et par les peines, Vers ces illusions 1ncline-t-il encor? Oh! venez, approchez; fort bien! douces images; Car, tandis que du sein des humides nuages, Je vous vois aujourd'hut vous élancer vers mot, O merveille! je sens mon cœur tout en émot 2 FAUST. Tressaillir de jeunesse à l'influence étrange Du vent frais qui vers mot pousse votre phalange. Vous portez avec vous les traits des jours heureux, Et je vois s'élever plus d'une ombre chérie; Comme une voix ancienne el presque évanoute, Les premiers sentiments du printemps de da vie, L'amour et l'amitié, me reviennent tous deux. La douleur se ranime, et la plainte déplore Le labyrinthe humain el son cours tortueux, Et nomme tous les bons qui, décus à l'aurore, Par l'éclair du bonheur trompés aux jours heureux, Se sont évanouts, hélas! devant mes yeux. Non, vous n'entendrez point les chants que j'ai fait suivre, Nobles âmes à qui j'ai chanté le premier ; La mullilude amie a donc cessé de vivre; L'écho des premiers jours s'est perdu tout entier. Ma plainte retentit pour la foule inconnue, Et ses bravos ne font que me serrer le cœur ; ET ious ceux qui trouvaient l'oubli de la douleur Dans les chants échappés à ma poitrine émue; Tous ceux que ma parole a jadis embrasés, S'ils vivent, dans le monde, hélas! sont dispersés. E j'éprouve en mon cœur pour ce vague domaine, Ce monde des Esprits si calme et si charmant, Une ardeur dont j'avais perdu le sentiment. Mon chant flotte, pareil à la harpe éolienne, En sons mystérieux, dans la vapeur sereine. FAUST. 5 Un frisson me saisit, un frisson enchanté! Mes pleurs coulent; le cœur sent sa rigidité S’amollir et se fondre à ce vent doux et tiède. Je vois dans le lointain lout ce que je possède, Et ce qui m'avait fui devient réalité! PROLOGUE SUR LE THÉATRE LE DIRECTEUR, LE POÈTE DRAMATIQUE, L'ACTEUR COMIQUE. LE DIRECTEUR. Vous deux, qui m'avez si souvent assisté dans mes embarras et mes tribulations, dites-moi fran- chement ce que vous espérez de notre entreprise en ce pays d'Allemagne. Je souhaite fort de plaire à la multitude, d'autant plus qu'il n'y a quelle pour vivre et faire vivre. Les pieux sont fichés, 8 FAUST. Chacun finira par faire son choix. Qui apporte beaucoup en apporte pour tout le monde, et tous sortent du théâtre satisfaits. Donnez-vous une pièce, donnez-la en pièces; un tel ragoût vous réussira; il n’est pas plus difficile à servir qu'à imaginer. Que sert-il de produire œuvre d'ensemble? le public aura bientôt fait de vous la dépecer IMEÉNPOIR NE Mais vous ne sentez donc pas combien est misérable un tel métier, combien il répugne au vrai poète? Le bousillage des auteurs du jour est dans vos principes, à ce que je vois. LE DIRECTEUR: Le reproche ne m'atteint pas. Un homme qui songe à bien travailler doit tenir au meilleur outil. Songez que vous avez à tailler du bois mou, et regardez pour qui vous écrivez. Si le désœuvre- ment nous amène celui-ci, celui-là sort de table tout sorgé d’un repas copieux, et, ce qu’il y a de pis, plus d’un vient de lire les journaux. On arrive tout distrait chez nous comme on court à la mascarade, et la curiosité seule met des ailes aux pieds de chacun; les dames et leur toilette se donnent en spectacle et jouent gratis. Que rêvez-vous là-haut, sur ces cimes poétiques? La belle gloire, en vérité, qu'une salle pleine! Regardez de près vos protecteurs : une moitié d’entre eux est froide, l’autre grossière. L'un, après le spectacle, se promet une partie de cartes; PROLOGUE SUR LE THÉATRE. 0 l’autre, une folle nuit dans les bras de sa maîtresse. Qu'’avez-vous, pauvres insensés, à fatiguer, pour de pareilles fins, les douces Muses? Je vous le dis, donnez davantage, et toujours, toujours davantage; ainsi vous ne risquez pas de manquer votre but. Cherchez à intriguer les hommes; les contenter est difficile. Mais, qu'est-ce qui vous prend? ravisse- ment? douleur? | LE POÈTE. Va-t'en, ette procure un autre esclave! Ainsi, pour te faire plaisir, le poète, follement et de gaieté de cœur, renoncerait à son plus beau droit, à ce droit d'homme qu'il tient de la Nature? Par quel moyen remue-t-il tous les cœurs? soumet-il les élé- ments, si ce n’est par l'harmonie qui se répand de son sein sur l'univers et ramène le monde dans son cœur? Tandis que la Nature, ouvrière indifférente, tourne autour du fuseau la longueur éternelle du fil; tandis que la multitude discordante des êtres se confond pêle-mêle et dans la dissonance, qui, en vivi- fiant le courant uniforme, le fait mouvoir selon les lois du rythme? Qui évoque les choses isolées à la consécration universelle, à la vie puissante, harmo- nieuse? Qui fait de la tempête furieuse une image des passions? Qui prête un sens austère aux feux du soleil couchant? Qui sème toutes les belles fleurs du printemps sur les pas de la bien-aimée? Qui tresse les feuilles vertes, les feuilles insignifiantes en cou- ronnes de gloire à distribuer aux mérites de toute espèce? Qui soutient l'Olympe, assemble les dieux? > co D mg ge 10 FAUST. _— La force de l’homme, dont le poète est la révéla- tion. LE COMIQUE. Alors, servez-vous-en donc de ces belles facul- tés, et menez les affaires de la poësie comme on poursuit une aventure d'amour. On s'approche par hasard, on s’enflamme, on s’attarde, et peu à peu on se trouve pris; le bonheur s’accroît, puis il est disputé; on est d'abord ravi; puis arrive le chagrin, et, sans qu'on s’en doute, voilà tout un roman. Donnez-nous une comédie de ce genre; taillez en plein drap dans la vie humaine; chacun la mène, peu de gens la connaissent, et là où vous tou- cherez juste, l'intérêt ne fera pas défaut. Beaucoup d'images, peu de clarté, beaucoup d'erreurs, et de vérité une étincelle, ainsi se fabrique la potion suprême pour le ravitaillement et l'édification d’un chacun. Alors la plus belle fleur de la jeunesse se rassemble autour de votre pièce, attentive à Îa révélation; alors toute âme tendre puise dans votre œuvre un mélancolique aliment; et, passant d'une émotion à l’autre, chacun voit ce qu’il porte dans son cœur; ils sont également disposés au rire comme aux larmes; ils honorent l'essor poétique, applau- dissent à l’illusion. Pour l’homme fait, rien n est bon; mais celui qui est en train de le devenir sera toujours reconnaissant. PÉNPORME Rends-les-moi donc aussi à moi ces temps où j'étais en train de devenir, alors qu’une source de PROLOGUE SUR LE THÉATRE. II chants comprimés jaillissait sans tarir, lorsque des nuages me voilaient le monde, que les boutons me promettaient encore des merveilles, lorsque je cueillais les mille fleurs qui remplissaient tous les riches vallons. Je n'avais rien, et cependant j'avais assez, l'élan vers la vérité! la soif des illusions! Rends-moi ces penchants indomptés, le bonheur profond et mélangé de peines, la force dans la haine, la puissance dans l'amour. Oh! rends-moi ma jeunesse! LE COMIQUE. La jeunesse, mon bon ami, tu pourrais en avoir besoin si l'ennemi te pressait dans la bataille, ou si d’agaçantes jeunes filles se pendaient ardemment à ton cou; si tu voyais de loin la couronne olym- pique se balancer au but difficile à atteindre, s’il te fallait, au sortir de la danse furieuse, passer tes nuits dans l’orgie! Mais moduler avec grâce et puissance sur la lyre accoutumée, tendre, à travers de doux égarements, vers un but qu'on s’est soi-même pro- posé, voilà, messieurs les vieillards, votre mission, et nous ne vous en honorons pas moins. La vieil- lesse ne nous fait pas tomber en enfance, comme on dit; elle nous trouve encore de vrais enfants quand elle arrive. EE DIRECTEUR: Assez de paroles, montrez-moi à la fin des actes; tandis que vous rivalisez là de compliments, on pourrait aviser à quelque chose d’utile. À quoi bon Ge ADP RSR ENT UD 12 EENDISHE tant parler de la disposition d'esprit où l’on doit être? Celui qui hésite l'attend vainement? Vous vous donnez pour des poètes, alors commandez donc à la poésie. Vous savez ce qu’il nous faut; nous vou- lons des liqueurs fortes, brassez-m'en quelqu'une sur-le-champ. Ce qu'on ne fait pas aujourd'hui ne se fera pas demain. Gardons-nous de perdre un jour dans l’hésitation. Que la résolution saisisse vail- lamment aux cheveux le possible, et ne le lâche pas; qu’elle agisse donc, puisqu'il le faut. Vous le savez, sur nos scènes allemandes, chacun essaye ce qu’il peut; aussi ne m'épargnez aujourd'hui ni les décorations ni les machines. Mettez en œuvre la grande et la petite lumière des cieux; vous pouvez semer les étoiles à pleines mains. D’eau, de feu, de rochers escarpés, d'animaux et d'oiseaux, nous n'en manquons pas. Ainsi, dans cette étroite bara- que, ‘enjambez tout le cercle defancréation ter, d’un essor rapide et calculé à la fois, allez du ciel, par le monde, à l'enfer. ER nr a PROLOCUENDANSOEE CIEL LE SEIGNEUR, LES PHALANGES CÉLESTES puis M É PETSTOPEH É je 1) S. Les trois archanges s'avancent. RAPHAËL. Le soleil, sur le mode antique, fait sa partie dans le chant alterné des sphères, et d’un pas de tonnerre il accomplit sa course prescrite. Son regard donne aux anges la force, mais nul ne peut le sonder; les œuvres sublimes, incompréhen- 14 FAUST. sibles de la création, sont splendides comme au premier jour. GABRIEL. Et vite, et inconcevablement vite, la magnificence de la terre tourne autour, et la clarté du paradis et les ténèbres effrayantes de la nuit se succèdent. La mer écumante se soulève contre la base pro- fonde des rochers; et rochers et mer sont emportés dans la course éternellement rapide des sphères. MICHEL. Et les tempêtes mugissent à l’envi, de la mer au rivage, du rivage à la mer, et leur furie exerce à l'entour une action profonde et continue, les feux de l'éclair précèdent le pas de la foudre dévasta- trice; cependant, tes messagers, Seigneur, adorent le cours paisible de ton jour éternel. ASNROTS: Ton regard donne aux anges la force, quand nul ne peut te pénétrer; et toutes les œuvres sublimes de ta main brillent dans leur splendeur comme au premier jour. MÉPHISTOPHÉLES. Maître, puisque tu daignes de nouveau appro- cher et t’enquérir comment tout se passe chez nous, de même que jadis tu me voyais volontiers d'ordinaire, tu me vois encore aujourd'hui parmi tes gens. Pardonne; je ne sais pas, moi, faire de PROLOGUE DANS LE CIEL. 15 grands mots, dussé-je m'exposer aux huées de la compagnie; et d’ailleurs mon pathos te porterait certainement au rire, si tu n'avais perdu l'habitude du rire. Du soleil et des mondes, je ne sais rien dire; je n'ai devant les yeux que les hommes en proie à leur misère. Le petit dieu du monde est toujours de [a même trempe, et, certes, aussi curieux qu'au premier jour. Il vivrait un peu mieux, ne lui eusses-tu pas donné ce reflet de la céleste lumière; il l'appelle Raison, et ne s’en sert que pour être plus bestial que la bête. Il me paraît, n’en déplaise à Votre Grâce, une de ces sauterelles aux pattes allongées, qui volent toujours et sautent en volant, et n’en chantent ni plus ni moins leur vieille chanson dans l'herbe. Encore, s’il pouvait toujours rester dans l'herbe! mais non, il faut qu'il fourre son nez partout! LE SEIGNEUR. N’as-tu donc rien de plus à me dire? Ne viens- tu jamais que pour accuser? Et, de l'éternité, n’exis- tera-t-il rien de bien pour toi sur la terre? MÉPHISTOPHÉLES. Non, Maitre; franchement, je continue à trouver là-bas tout mauvais. Les hommes me font pitié dans leurs jours de misère; c’est au point, les pauvres diables! que moi-même je n’ai pas le cœur de les tourmenter. ne | ie a | STE SRE SE 16 FX UST: LE SEIGNEUR. Connais-tu Faust? MÉPHISTOPHÉLÈS. Le docteur? LE SEIGNEUR. Mon serviteur! MÉPHISTOPHÉLÈS. Oui-da! il faut avouer qu'il vous sert d’une étrange manière. Le fou ne saurait se nourrir de choses terrestres; l'angoisse qui le travaille le pousse dans lés espaces; il a à moitié conscience de sa démence; il veut du ciel les plus belles étoiles, et de la terre ses voluptés suprêmes; et, de loin ou de près, rien ne saurait apaiser la profonde agitation de son cœur. LE SEIGNEUR. S'il me sert aujourd’hui dans le trouble, je veux bientôt le conduire à la lumière. Le jardinier sait bien, lorsque le jeune arbre verdit, que les années suivantes il aura des fleurs et des fruits. MÉPHISTOPHÉLEÈS. Gageons que vous perdrez encore celui-là, si vous me permettez de l’entraîner peu à peu dans ma voie. LE SEIGNEUR. Aussi longtemps qu'il vivra sur la terre, cela BROPOGUE DANSNEE CIEL. V7 ne test pas défendu. L'homme tant qu’il marche vers son but est sujet à s’égarer. MÉPHISTOPHÉLES. Grâces donc; car, pour les morts, je ne me suis jamais trop soucié d’avoir affaire à eux. J'aime mieux les joues rondes et fraîches; foin des cadavres! Je suis un peu, à cet endroit, comme Île chat avec la souris. LE SEIGNEUR. Bien; je te l’'abandonne. Détourne cet esprit de sa source originelle; entraîne-le, si tu peux le saisir, sur ta pente, avec toi, et demeure confus s’il te faut reconnaître qu'un homme bon, dans le vague élan de son âme, a toujours conscience du droit sentier. MÉPHISTOPHÉLÈS. Très bien! cela seulement ne dure guère. Je n'ai pas d'inquiétude pour ma gageure. Si j'atteins à mon but, vous m'accordez pleine victoire. Je veux qu'il morde la poussière, et avec délices encore, comme ma tante la fameuse couleuvre! LE SEIGNEUR. Tu peux t'avancer hardiment; je n'ai jamais haï tes pareils. Entre tous les esprits qui nient, le Malin m'est le moins à charge. L'activité de l’homme est facile à se ralentir; il ne tarde pas à se laisser aller à l’inaction absolue. Aussi j'aime à lui donner un compagnon qui le stimule et fasse 3 18 FAUST. auprès de lui son métier de diable. Mais vous, les vrais fils du ciel, jouissez de la beauté splendide et animée qui vous entoure; que la création éter- nelle, active, vous enlace des doux liens de l'amour, et que votre pensée fixe et persévérante donne la forme aux apparitions qui flottent insaisissables! Les cieux se ferment, les archanges se dispersent. MÉPHISTOPHÉLES, seul. De temps en temps j'ai plaisir à voir le vieux Père, et je me garde bièn de rompre avec lui. Un si srand seigneur parler si humainement avec le diable, c'est très beau! Le A jee @) < né ou É == RE —— rm pm D ù - = ns " = —— — LA INIDIBATRE Dans une chambre haut-voñtée, étroite, . Y « « gothique, FAUST, inquiet, dans son fauteuil, à son pupitre. FAUST. Ah! philosophie, juris- prudence et médecine, pour mon malheur! théologie aussi, jai tout approfondi avec une ardeur labo- rieuse, et maintenant me voici là, pauvre fou! tout aussi avancé qu'auparavant. Je m'intitule, il est vrai, maître, docteur, et, depuis dix ans, decà, delà, en long, en large, je traîne mes élèves par le nez, — et vois que nous ne pouvons rien savoir! Voilà ce dont mon cœur est presque consumé. En effet, j'en sais plus que tous les sots, docteurs, maîtres, clercs ou moines; aucun scrupule, aucun doute ne me tourmente; je ne crains ni enfer ni 22 PARIS diable, — et, grâce à tout cela aussi, toute joie m'est ravie; je sens que je ne sais rien de bon; je sens que je ne puis rien enseigner aux hommes pour les rendre meilleurs ou les convertir. Avec cela, je ne possède ni biens, ni argent, ni honneur, ni crédit dans le monde. Non! un chien ne vou- drait pas de la vie à ce prix-là : c'est pourquoi Je me suis adonné à la magie. Oh! si, par la force de l'esprit et la parole, cer- tains mystères m'étaient révélés! Si je n'étais plus obligé de suer sang et eau pour dire ce que j'ignore! Si je pouvais connaître ce qui maintient l'univers, assister au spectacle de toute activité, de la fécon- dation, et ne plus fouiller dans des mots! Oh! fusses-tu témoin pour la dernière fois de ma misère, lune argentée au disque plein qui m'as vu tant de fois, après minuit, veiller à ce pupitre! C'était sur un amas de livres et de papiers, ma pauvre amie, que tu m'apparaissais! Hélas! si je pouvais, sur les hauteurs des montagnes, errer dans ta douce lumière, flâner dans les grottes profondes avec les Esprits, tourbillonner sur les prés dans ton crépus- cule, et, libre de toute angoisse de science, me bai- gner, sain et sauf, dans ta rosée! Malheur! dois-je languir encore dans ce cachot! damné trou de muraille ténébreux, où la douce lumière du ciel ne pénètre elle-même que plombée, à travers des vitraux peints! J’ai pour horizon cet amas de livres rongés par les vers, couverts de poussière, et qu'un tas de papiers enfumés entoure jusqu’au plafond. Incessam- FAUST. 23 ment autour de moi des verres, des boîtes, des instruments vermoulus, héritage de mes ancêtres. — Et cela est un monde! cela s'appelle un monde! Et tu demandes encore pourquoi ton cœur se serre avec angoisse dans ta poitrine, pourquoi une douleur inexplicable arrête en toi toute pulsation vitale, toi qui, dans la fumée et la moisissure, au lieu de la nature vivante, au sein de laquelle Dieu créa les hommes, n’as autour de toi que squelettes d’ani- maux et ossements humains! Fuis! courage! alerte, dans le libre espace! Eh! ce livre mystérieux, de la main de Nostradamus, n'est-ce point un guide suffisant? Alors tu connaî- tras le cours des étoiles, et, si la. Nature daigne t'instruire, tu sentiras s'épanouir en toi la force de l’âme, et tu sauras comment un Esprit parle à un autre Esprit. Vainement, à l’aide d’un sens aride, tu cherches à pénétrer les signes sacrés. Esprits, vous qui flottez autour de moi, répondez-moi, si vous m'entendez! Il ouvre le livre et aperçoit le signe du Macrocosme. Ah! comme à cette vue tous mes sens ont tressailli! Je sens la jeune et sainte volupté de la vie bouillonner dans mes nerfs et dans mes veines. Était-ce un dieu qui traça ces signes qui apaisent le vertige de mon âme, emplissent de joie mon pauvre cœur, et, comme par une impulsion mysté- rieuse, dévoilent autour de moi les forces de la nature? Suis-je un dieu? Tout me devient si clair; 24 FAUST. je vois dans ces simples traits la nature active se révéler à mon âme. Maintenant, pour la première fois je reconnais la vérité de cette parole du Sage : « Le monde des Esprits n’est point fermé; c’est ton intel- ligence qui est fermée, c’est ton cœur qui est mort! Debout! baigne, disciple, infatigablement ta poitrine terrestre dans les rayons empourprés de l'aurore! » Il contemple le signe. Comme tout se meut pour l’œuvre universelle! comme toutes ces activités travaillent et vivent l’une dans l’autre! comme les forces célestes montent et descendent, et se passent de main en main les seaux d'or, et, sur leurs ailes d’où la bénédiction s’exhale, du ciel à la terre incessamment portées, remplissent l'univers d'harmonie! Quel spectacle! mais, hélas! rien qu'un spec- tacle. Où te saisir, Ô Nature infinie? et vous, mamel- les, où? © vous, sources de toute vie, auxquelles se suspendent le ciel et la terre! vers vous le sein flétri se tourne; vous coulez à torrents, vous abreuvez le monde, et, moi, je me consume en vain. Il tourne le feuillet avec dépit, et aperçoit le signe de l'Esprit de la terre. Comme autrement agit ce signe sur moi! Esprit de la terre, tu es proche; déjà je sens mes forces s’accroître; déjà je sens en moi comme l'ivresse du vin nouveau. Je me sens le cœur de m’aventurer dans le monde; d'affronter la misère terrestre, le bonheur terrestre; de lutter avec les tempêtes, de ne Æ EE FAUST. pas sourciller dans la débâcle du naufrage : le ciel se couvre, — la lune cache sa lumière, — la lampe meurt! elle fume! — des lueurs rouges tremblotent sur mes tempes; — un frisson pénétrant tombe d’en haut et me saisit! Je le sens, tu flottes autour de moi, Esprit que j'invoque! Dévoile-toi! Ah! quel déchi- rement dans mon cœur! Vers de nouveaux sentiments tout mon être se précipite. — Je sens mon cœur entier se livrer à toi. — Apparais! tu le dois, m'en coutât-il la vie! Il saisit le livre et prononce mystérieusement le signe de l'Esprit. Une flamme rougeûtre sillonne l'air ; l'Esprit paraît dans la flanvme. L'ESPRIT. Qui m'appelle? FAUST, détournant la têle. Vision terrible! L'ESPRIT. Tu m'as évoqué par ta puissance; tu m'as con- traint, par ta persistante aspiration, à sortir de ma sphère, — et maintenant... FAUIS\T. Malheur! ta présence m'accable. BAE'SPIRUIT: Tu t'épuises à me demander; —tu veux ouïir ma voix, contempler ma face.— Je cède à l'évocation puis- sante de ton âme; — me voici. — Quelle misérable terreur te saisit, toi, surhumain! Où donc est cette 4 D _ 26 FAUST. vocation? où donc le sein qui se créait un monde, le portait et le nourrissait, et, dans les palpitations de sa joie, se gonflait jusqu'à s'élever au niveau des Esprits? Où donc es-tu, Faust, dont la voix sonnait à mes oreilles? qui t'élançais vers moi de toutes tes forces? Es-tu bien ce Faust, toi chez qui mon souffle porte l’épouvante jusque dans les profondeurs de la vie? Vermisseau tremblant et recoquillé surtoi-même! PAUSE Reculerai-je devant toi, spectre de flamme? Oui, je suis Faust, Faust, ton égal. PES PRIME Dans les flots de la vie, dans l’orage de l’action, je monte et descends, flotte ici et là : naissance, tom- beau, mer éternelle, tissu changeant, vie ardente! Ainsi je travaille sur le métier bruissant du temps, et tisse le manteau vivant de la Divinité. FAUST. O toi qui flottes autour du vaste monde, com- bien je sens que je t’'approche, infatigable Esprit ! L'ESPRIT. Tu ressembles à l'esprit que tu conçois, pas à moi. FAUST, zerrasse. Pas à toi! à qui donc? Moi l’image de la Divinité, et pas même à toi? On frappe. FAUST. 2 7 O mort! je le devine, c'est mon Famulus; voilà tout mon bonheur à néant. Ah! que ce froid impor- tun vienne se jeter à travers cette plénitude d’appa- ritions ! Entre WAGNER, en robe de chambre et en bonnet de nuit, une lampe à la main; FAUST se détourne avec humeur. WAGNER. Pardon! je vous entendais déclamer; vous lisiez, sans doute, une tragédie grecque? Je ne serais pas fâché de me pousser en avant dans cet an Can aujourd'hui cela peut être fort utile. J'ai souvent oui dire qu'un comédien pourrait en remontrer à un prédicateur. FAUST. Oui, quand le prédicateur est un comédien, comme il peut bien arriver de notre temps. WAGNER. Ah! lorsqu'on est, ainsi que moi, toujours relé- gué dans son cabinet, et qu'on ne voit guère le monde qu'aux jours de fêtes, à peine encore, et de loin, au travers d’une lunette, comment parvenir à le conduire par la persuasion? FAUST. Pour persuader il faut sentir, il faut que l’élo- quence s'échappe de notre âme et que nous puisions à nôtre propre fonds ce qui subjugue les cœurs de tous nos auditeurs. Restez enfoui éternellement, M _ 7 28 EADISIE amalgamez les choses, faites-vous un ragoût des repas d'autrui, et tirez, à force de souffler, une mi- sérable flamme de votre tas de cendres! vous aurez l'admiration des enfants et des singes, si tel est votre goût; mais vous n’agirez jamais sur le cœur des hommes si votre éloquence ne part du cœur. WAGNER. C’est pourtant le débit qui fait la fortune de l’orateur; je le sens bien, mais je suis encore loin. FAUSIT Cherchez donc un succès honnête, et ne soyez pas des fous secouant leurs grelots. L'intelligence et le bon sens n’ont pas besoin de tant d'art pour se produire; et si vous avez quelque chose de sérieux à dire, quelle nécessité de faire la chasse aux mots? Oui, vos discours si brillants, où vous ajustez artis- tement des rognures de la vie humaine, sont stériles comme les vents brumeux qui sifflent dans l'automne à travers les feuilles séchées. WAGNER. Ah! Dieu! l’art est long, et notre vie est courte! Moi, au milieu de mes élucubrations critiques, je sens souvent ma tête et mon cœur qui se troublent. Que de difficultés pour âcquérir les moyens de remonter aux sources! Et encore, avant d’avoir fourni seule- ment la moitié du chemin, c'est qu'un pauvre diable peut très bien mourir. FAUST. 20 FAUST. Un parchemin est-il donc la source sacrée où la soif de l'âme doive s’apaiser à jamais? Ne compte pas sur un soulagement s’il ne jaillit des sources mêmes de ton cœur. WAGNER. Pardonnez-moi! c’est une grande jouissance que de se transporter dans l'esprit des temps passés, de voir comme un sage a pensé avant nous, et comme nous, ensuite, nous l'avons vaillamment dépassé de si loin! FAUST. Oh! oui! jusqu'aux étoiles! Mon ami, les siècles du passé sont pour nous un livre à sept cachets. Ce que vous appelez l’esprit des siècles n’est, au fond, que l'esprit individuel de ces messieurs, où se réflé- chissent les siècles. À vrai dire, c'est souvent une misère, et le premier regard suflit pour vous faire fuir; un sac à ordures, un vieux garde-meuble, ou tout au plus une parade de carrefour, avec de belles maximes de morale, comme on en met dans la bouche des marionnettes. WAGNER. Mais le monde! le cœur et l'esprit de l'homme! chacun, cependant, voudrait savoir quelque chose de cela. FAUST. Oui, ce qu’on appelle savoir. Qui oserait don- ner à l'enfant son vrai nom? Le peu d'hommes qui 30 FAUST. en ont su quelque chose, et qui ont été assez fous pour laisser déborder leurs âmes et révéler aux masses leurs sentiments et leurs vues, on les a de tout temps crucifiés et brûlés. Excusez-moi, mon ami, la nuit est avancée, et, pour cette fois, nous en res- terons 1à. WAGNER. J'aurais volontiers veillé plus longtemps pour continuer à causer science avec vous. Mais, demain, comme au jour de Pâques dernier, vous voudrez bien me permettre une ou deux questions. Je me suis appliqué à l'étude avec zèle, je sais beaucoup, il est vrai, mais je voudrais tout savoir. Exit, PAUSE 6272 Et dire que jamais tout espoir n’abandonne Qui peut emplir ainsi de vide son cerveau! Il cherche des trésors dans le sol qu'il sillonne, Et se sent satisfait s’il trouve un vermisseau ! Faut-il donc qu’une voix semblable ici résonne, Ici même où l'Esprit de ses flots m'inonda! Cependant, cette fois, je te rends grâce entière, À toi, le plus chétif des enfants de la tènres Tu m'as au désespoir arraché, quand déjà Il brisait tous mes sens! — Apparition telle, Que je ne me sentais plus qu’un nain devant elle! Moi qui touchais, reflet de la Divinité, Au miroir éternel de toute Vérité; Qui, dépouillant déjà le fils de cette terre, Jouissais de moi-même en la pure lumière; Moi plus qu’un chérubin, moi dont l’activité Prétendait se répandre, 6 nature! en ta veine, Et, créant, des dieux seuls goûter la volupté! Hélas ! de mon orgueil je dois porter la peine : Un mot dans mon néant m'a soudain rejeté. Je ne puis donc à toi m'égaler sans démence ; Si j'eus, pour attirer, la force, je n’eus pas Celle de te garder longtemps en ma puissance. En cet heureux moment, je me sentais, hélas! Si petit et si grand! Esprit cruel, tu m'as Repoussé dans le flot de l’humaine existence. Qui m'instruira ? que dois-je éviter, et que fuir ? A cette impulsion faut-il donc obéir ? | Ah! nos actions même, ainsi que nos souffrances, Arrêtent constamment notre vie en son cours. A tout ce que l’esprit conçoit de grand et fonde, La matière en courroux s’opposera toujours; | Et si nous atteignons au bonheur de ce monde, Nous appelons alors illusions, erreur, Ce qui vaut pourtant mieux cent fois que ce bonheur; Et les beaux sentiments qui nous donnaient la vie Périssent étouffés dans la terrestre orgie. Si, dans son libre cours, l'imagination | Monte, pleine d’espoir, vers la sphère sublime, Un espace borné lui suffit quand l’abîme Des temps a dévoré rêves, illusion Et bonheur. Le souci se loge au fond de l’âme, Éveille les douleurs, trouble joie et repos, Empruntant chaque jour quelques masques nouveaux ; Tantôt c’est un foyer, un enfant, une femme, Et tantôt le poison, et la mer, et la flamme; Et l’homme incessamment fuit un mal inconnu, Et s’en va déplorant ce qu’il n’a point perdu. Moi ressembler aux dieux ! je sens trop, Ô misère! Que je ressemble au ver qui fouille la poussièré, Au ver que le passant du-pied anéantit Dans la poudre, tandis qu’il rampe et s’y nourrit. Tout ce que cette chambre élevée et profonde FAUST. e>) Le] Me garde là rangé, n’est-ce donc point, hélas! Poussière ? Oui, poussière aussi tout ce fatras Dont les mille oripeaux m’attachent à ce monde. Dois-je trouver ici ce qui me manque, hélas! — W Vous verrez qu’il faudra lire livre sur livre, Pour voir comment partout les hommes ont souffert, Et se sont tourmentés; comment, dans cet enfer, Ca et là, dans le temps, un heureux a pu vivre. — Que veux-tu, crâne vide, avec ton grincement ? Eh bien! quoi! ta cervelle, un jour, comme la mienne, Erra; tu poursuivis la lumière sereine, Et tu t'es égaré comme moi tristement Dans la nuit ténébreuse, hélas! à pauvre amant De la vérité. — Non, ces cercles, ces cornues Et tous ces instruments avec leurs dents aiguës, Leurs cylindres, ont l’air de se moquer de moi. Ah! lorsque je touchais à la porte, pourquoi Ne m'avoir point servi de clef? Barbes crépues", Non, vous ne levez point les verrous sur nos pas! Mystérieuse même en plein jour, la Nature De ses voiles jaloux ne se dépouille pas, Et ce qu’à ton esprit elle ne montre pas, Jamais, jamais, du fond de sa poitrine obscure, À force de leviers, tu ne l’arracheras! Vieil attirail poudreux dont je n’ai su que faire, C’est parce que jadis tu servis à mon père, Que je te trouve là sous mes yeux étalé! Comme te voilà noire aussi, vieille poulie, Ma lampe à ce pupitre a si longtemps veillé! Mieux eût valu cent fois dissiper en folie Le peu qui me restait... à la taverne, au jeu. Que de suer ici sous le fardeau du peu! Ah! si tu veux des tiens posséder l’héritage, Acquiers-le, car un bien inutile en partage Est une lourde charge, et cela seulement Est utile et nous sert, que produit le moment. 1. Goethe fait ici un jeu de mots. Bart signifie à la fois barbe et panneton d’une clef, et #raus, crépu et, au figuré, renfrogné. RE D'où vient que mon regard se fixe à cette place ? Ce flacon est-il donc un aimant pour mes yeux ? D'où vient que de mon cœur l’obscurité s’efface, Et qu’à moi se révèle un jour plus lumineux, Comme lorsqu’en passant dans une forêt brune, On nage tout à coup dans un rayon de lune? Fiole que je saisis dans un élan pieux, Salut! j’honore en toi l’esprit industrieux De l’homme. — Extrait chéri des plus douces semences Qui donnent le sommeil, tu contiens les substances Subtiles de la mort; allons, pâle liqueur, Allons, donne à ton maître un peu de ta saveur! Je te vois, ma douleur est soudain apaisée ; Je te saisis, soudain mon angoisse insensée Diminue, et je sens mon esprit en rumeur Abaisser peu à peu sa vague courroucée. Le courant me ravit au sein des vastes mers; Déjà dans mes cheveux je sens les brises vives, Et vois comme un miroir resplendir les flots clairs; Un jour nouveau m'attire à de nouvelles rives. Un char de feu vers moi, sur deux ailes porté, S’avance ! je suis prêt; oui, je sens avec joie Que je m'ouvre avec vous une nouvelle voie Dans l’éther enflammé, sphère d'activité. Cette sublime vie et cette extase pure, T'en es-tu rendu digne? O pauvre créature! Tourne le dos sans peur au soleil bienfaisant, Au doux soleil du monde ; — ose enfoncer les portes Devant qui tout mortel recule en frémissant. C’est le temps de montrer par des actions fortes Que la dignité d'homme à la grandeur des dieux Ne cède en rien; — le temps d’éloigner toute crainte, D'’affronter hardiment l’abîme ténébreux Dans lequel aux tourments, aux douleurs, à la plainte, L'imagination sé condamne ; — le temps De ne plus reculer devant cette avenue Qui porte tout l'enfer dans ses gouffres béants, Et de franchir le pas, d’une âme résolue, 34 FAUST. Füt-ce avec le danger d’y trouver le néant. De ton antique étui sors aussi maintenant, O coupe de cristal si longtemps oubliée ! Coupe limpide et pure, aux fêtes des aïeux, | Tu brillais autrefois, et les plus soucieux Sentaient se dérider leurs fronts à la veillée, Quand tu passais de main en main. — Chaque buveur Se faisait un devoir de vanter la splendeur De ta claire surface avec art travaillée, Et de vider d’un trait toute ta profondeur. Tu me fais souvenir des nuits de ma jeunesse; Je n’ai plus de voisin à qui t'offrir, hélas! Et sur ta ciselure et ta belle richesse, Mon esprit, cette fois, ne s’exercera pas; Un suc est là, qui donne une rapide ivresse. Déjà son flot livide est versé sans retour! Oui, je l'ai préparé, je l’ai choisi : courage! J’offre du fond du cœur ce suprême breuvage, Cette libation, à l’aurore du jour. Il porte la coupe à ses lèvres. Son de cloches et chants en chœur. CHŒUR DES ANGES Christ est ressuscité ! Paix et joie entière A ceux que sur la terre Entre ses plis enserre Le serpent de misère Et d’iniquité. FAUST: Quel murmure profond et quelle voix sacrée Arrache ainsi la coupe à ma lèvre altérée ? Cloches qui bourdonnez, annoncez-vous déjà Pâques et du saint jour la fête matinale ? FAUST. Et vous, chœurs, chantez-vous le sublime hosanna De consolation qu’en la nuit sépulcrale La bouche de l’archange autrefois entonna, Gage d’une nouvelle alliance ? CHŒUR DES FEMMES. D'huiles nouvelles Baignant son corps si beau, Nous, ses fidèles, L’avions mis au tombeau; Nos mains fidèles Avaient de purs tissus, De bandelettes, Couvert ses membres nus; Mais, Ô défaites! Nous ne le trouvons plus. CHŒUR DES ANGES. Christ ressuscite! Heureux le cœur Que la douleur Éprouve, agite! Heureux vraiment Le cœur aimant Qui, sans murmure, Souffre l’injure Et le tourment! FAUST. O voix sainte! Céleste voix d’en haut, accords puissants et doux! Dans ma poussière, hélas! pourquoi me cherchez-vous ? Allez, cloches, plus loin! que votre concert tinte Pour ceux qu’il peut encore émouvoir. Quant à moi, J'entends bien le message, hélas! oui, mais la foi Me manque, et le miracle est l’enfant de la foi. Au sein des-régions d’où tinte la nouvelle, R 36 FAUST. Hélas! je n’ose plus m’élancer, et pourtant, Habitué d’enfance à ce bruit éclatant, Il faut bien qu’à la vie encore il me rappelle! Dans le recueillement du dimanche, un baiser Des célestes amours descendait de la nue, Autrefois, dans mon sein, et venait l’embraser. Par les cloches alors mon âme entière mue S’emplissait de délire et de pressentiment, Et la prière était tout son ravissement. Un désir indicible, une extase sereine, M'entraînaient à travers la forêt et la plaine; Et là, dans un torrent de pleurs délicieux, Tout un monde inconnu s'élevait à mes yeux! Puis ces chants annonçaient à la vive jeunesse La fête du printemps et les joyeux ébats; Et ce doux souvenir, plein d’innocente ivresse, Me force à reculer devant le dernier pas. Tintez ainsi toujours, voix divine et sonore! Une larme a coulé; terre, tu m’as encore! CHŒUR DES. DISCIPLES, Hors du suaire, L’Immaculé Vers la lumière S’est envolé! Tout ravi de renaître, Il monte au sein des cieux, Et nage, glorieux, Dans l’océan de l’être. Et nous, ah! nous restons, Hélas! pour notre peine, Aux terrestres sillons. Vers la clarté sereine, Il a monté soudain, Laissant avec dédain Ses enfants dans la plaine. Ah! Maître, au fond du cœur, Nous pleurons ton bonheur! FAUST. 27 CHŒUR DES ANGES. Christ ressuscite Du sein des trépassés. Hosanna! vite, Que vos fers soient brisés! Ames ardentes, Cœurs embrasés! Ames aimantes, Compatissantes, Qui soulagez Pleurs et misères, Et partagez Avec vos frères! Ames sincères, Vous qui portez De tous côtés Les saints mystères; Il vient! Déjà Le Maître est là. en. der É i CR CEST ES RENTE PENSE fe DEN AÆNENER ARPPIO RATE Promeneurs de toute espèce sortant de la ville. QUELQUES OUVRIERS. Pourquoi donc allez-vous par là? D’AUTRES. Nous allons à la maison de chasse. LES PREMIERS. Pour nous, nous gagnons le Moulin. UN COMPAGNON OUVRIER. Je vous conseille d’aller au cours d’eau. FAUST. (22 Le] SECOND OUVRIER. La route n’est pas belle de ce côté-là. LES DEUX ENSEMBLE. Et toi, que fais-tu? UN TROISIÈME. Je vais où vont les autres. UN QUATRIÈME. Montez à Burgdorf; vous y trouverez les plus jolies filles, la meilleure bière et des querelles de pre- mière qualité. UN CINQUIÈME. Plaisant compère! est-ce que les épaules te | démangent pour la troisième fois ? Je ne m'y risque pas, j'ai trop peur de cet endroit-là. | UNE SERVANTE. | Non, non, je retourne à la ville. D'AUTRES. Nous le trouverons certainement là sous ces peupliers. | LA PREMIÈRE. Quel grand bonheur pour moi! Il viendra se mettre à tes côtés; il ne danse qu'avec toi sur la pelouse. Que me revient-il de tes plaisirs? 40 EANUISTE D'AUTRES. Aujourd'hui, pour sûr, il n’est pas seul; il m'a dit que le frisé serait avec lui. UN ÉCOLIER. Tonnerre! vois-les marcher, ces gaillardes! Viens, frère, accompagnons-les. De la bière forte, du tabac bien âcre et une fille bien attifée, voilà mes goûts. UNE FILLE BOURGEOISE. Regardez-moi un peu ces beaux garçons! N'est-ce pas une honte? Ils pourraient avoir la meilleure compagnie, ils courent après ces servantes! SECOND ÉCOLIER, AU PREMIER. Pas si vite! Derrière nous, il en vient deux fort gentiment mises, ma foi! L’une est ma voisine. J'ai du penchant pour la petite... Elles vont leur petit train, et cependant elles finiront par nous prendreavec elles: PREMIER ÉCOLIER. Non, camarade, je n'aime pas la gêne; vite, et ne perdons pas notre gibier! La main qui, le samedi, tient le balai, est celle qui, le dimanche, te caressera le mieux. UN BOURGEOIS. Non, vous dis-je, il ne me plaît pas, le nouveau bourgmestre; maintenant qu'il est en place, il devient FAUST. AI tous les jours plus content de lui. Eh! que fait-il donc pour la ville? Ca ne va-t-il pas chaque jour de mal en pis? Il faut obéir plus que jamais, et payer plus qu'en aucun temps. UN MENDIANT chante : Mes beaux messieurs, mes belles dames, Si bien vêtus, la joue en fleur, Daignez contempler mon malheur, Que mon destin touche vos âmes! Ah! ne me laissez pas en vain M'épuiser et tendre la main; Car l’âme seule est satisfaite Qui donne sans regarder quoi. Laissez ce jour que chacun fête Etre un jour de moisson pour moi. ETS PTS SECOND BOURGEOIS. Je ne connais rien de mieux, aux jours de Ve ARE dimanche et de fête, que de parler guerre et batailles. , Tandis que là-bas, bien loin, dans la Turquie, les peuples s’échinent d'importance, on se tient à la : fenêtre, on boit son petit verre, on voit passer sur la rivière les barques de toutes couleurs; ensuite on : rentre le soir chez soi, l'âme contente, et l’on bénit | la paix et les temps tranquilles. TROISIÈME BOURGEOIS. Je suis comme vous, mon cher voisin : qu'ils se fendent le crâne, que tout aille au diable, pourvu qu’à la maison tout reste dans l’ordre! ER ne Sd > ou rt RE TE nieinennees > "= A2 FAUST. UNE VIEILLE, aux jeunes filles bourgeoises. Eh! quelles toilettes! Le beau sang! la belle jeu- nesse! Qui ne deviendrait fou à vous voir? Cà, pas tant de fierté; c’est bon! c’est bon! Ce que vous souhaitez, on saurait bien vous le procurer. LA JEUNE FILLE BOURGEOISE. Viens, Agathe; prenons garde qu’on ne nous voie en public avec de pareilles sorcières. Elle me fit pourtant voir, à la nuit de Saint-André, mon futur amant en personne. EPXUFRRE: Elle me le fit voir dans le cristal, en uniforme, avec d’autres braves. Je regarde autour de moi, j'ai beau le chercher partout, mais il ne veut pas se montrer. DES SOLDATS. Bourgs et forteresses, Créneaux et remparts, Superbes maîtresses A l'œil égrillard, J'en fais la conquête, Je monte à l'assaut; C’est jouer sa tête, Mais le prix est beau. Constante patronne, La trompette sonne La joie et la mort. La vive trompette! C’est une tempête, Une vie, un sort! ; 4 | = FAUST. Bourgade, inhumaine, Se rend aussitôt; Terrible est la peine, Mais le prix la vaut. Et nous, de la plaine Décampons bientôt. Faust et Wagner surviennent. RPANUISHE La glace qui couvrait le fleuve et les torrents S’est fondue à la fin aux regards du printemps, Et l’espérance heureuse en la plaine verdoie. Déjà l’hiver caduc, de neige enveloppé, S’achemine à pas lents vers le mont escarpé, Et le pâle vieillard, en fuyant, nous envoie Par boutades encor quelque souffle impuissant, Qui de grains de cristal et de vive gelée Par bandes couvre encor la prairie étoilée. Mais le soleil nouveau ne souffre plus de blanc : Toute chose prend forme, et vit, et se colore, L'activité partout règne; — dans les sentiers Où les petites fleurs parfois manquent encore, Elle met en émoi les habits variés. Du haut de ces sommets détourne un peu la tête Du côté de la ville, un instant, — tu vas voir Se presser en dehors du portail sombre et noir Toute une multitude en beaux habits de fête. Chacun si volontiers s’ensoleille aujourd’hui; Ils fêtent le Seigneur, le Christ qui ressuscite, Eux-mêmes, pauvres gens, ressuscités aussi Du fond de leur maison enfumée et petite, De leurs toits étouftfants, des liens du métier, Des carrefours étroits de l’humide quartier, Et de la sainte nuit qui plane au sanctuaire. Les voilà tous, enfin, portés à la lumière! Mais regarde; vois-tu comme par le sentier Cette foule joyeuse en tourbillons se rue? Vois-tu combien le fleuve, en sa vaste étendue, Porte de gais esquifs ? Vois surtout ce dernier, 44, FAUST. Chargé jusqu’à sombrer, sur les eaux s’éloigner. Les habits diaprés d’ici frappent la vue; Le village entre en danse, et j’entends le grand bruit; Ici vraiment le ciel du peuple! grand, petit, Chacun, l'ivresse au cœur, saute et se réjouit; Ici, du moins, je suis un homme, et j'ose l’être. WAGNER. C’est honneur et profit que d’être avec vous, maître; Mais je ne voudrais pas seul ici me commettre, Car je me sens dans l’âme ennemi du grossier. Ce tapage, ces jeux, ces airs de ménétrier, Tout cela me paraît un bruit insupportable. Ils sautent pêle-mêle, et vont se démenant, Au point qu’on les dirait entraînés par le diable, Et nomment cela joie, et nomment cela chant! PAYSANS sous le tilleul. Chants et danse. Le berger à danser s'apprête; © « Guirlandes, rubans et jaquette, Il met tous ses habits de fête. Sous le grand tilleul ils sont tous, Tous à danser comme des fous. Mra la lala, Traderi la, Ainsi fait la musette. Il se précipite au milieu, Et du coude heurte une fille; Et la commère, dont l’œil brille, Lui dit, en se tournant : Vrai Dieu! Voilà, certes, un grossier drille. Holà! ah! ah! Traderi, la. Tâchez de vous former un peu. FAUST. On s’anime, on danse à la ronde; Les jupes flottent à tous vents; On s’échaufte, le brun, la blonde, Bras contre bras, flancs contre flancs. Mra la la la, Traderi la. I] faut bien suivre les courants. — Je ne crois pas votre parole; Vous me trompez, en vérité. — Le galant poursuit et l’enjôle, Et l’entraîne un peu de côté, Sur l'herbe vive, sous un saule. Holà! ho! hé! Traderi la, traderi lé, Là-bas quelle musique folle! | UN VIEUX PAYSAN. Maître docteur, c’est bien d’un homme comme vous Ne RTS De ne pas dédaigner ce joyeux pêle-mêle, Et de marcher ainsi, vous savant, parmi nous. Prenez entre vos mains la cruche la plus belle, Notre plus large pot plein d’un breuvage frais; Prenez-le, je vous l'offre, et le vœu que je fais, FR C’est que non seulement, maitre, il vous désaltère, ï Mais qu’à vos jours sereins le nombre illimité Des gouttes qu’il contient soit encore ajouté. née ne FAUST. Je prends avec bonheur la boisson salutaire, ï Et souhaite, en retour, à tous joie et santé. Le peuple se yassemble en cercle autour de lui. UN VIEUX PAYSAN. Oui, c’est bien de vous voir paraître au temps prospère, FAUST: O vous qui nous avez tant de fois assistés Dans les jours de souffrance et de calamités! Certes, plus d'un est là, vivant, que votre père A sauvé de la fièvre ardente et du frisson, Alors qu’il mit un terme à la contagion. Vous aussi, vous, jeune homme entrant dans la carrière, De tout malade alors visitiez la maison. Parmi tant de corps morts que l’on portait en terre, Vous alliez sain et sauf, et sans fléchir le pas Supportiez vaillamment plus d’une épreuve amère; Car le Sauveur aidait au sauveur ici-bas. TOUS: Vive l’homme éprouvé! que la bonté divine Fasse qu’il nous assiste encore de longs jours! PAAMUISHE Celui-là seul, là-haut, mérite qu’on s'incline, Qui montre à secourir et donne les secours. Il passe avec Wagner. S WAGNER. Quel sentiment de toi doit s'emparer, grand homme, Quand tout un peuple ainsi t'applaudit et te nomme! Oh! bienheureux celui qui de ses facultés Tire un pareil profit! — Les pères transportés Te montrent à leurs fils; on s’informe, on s’empresse, La danse s’interrompt, et la musique cesse. Tu parais, tous en rang se forment aussitôt, Les bonnets dans les airs volent, et peu s’en faut Que tous on ne les voie à genoux, tête basse, Comme quand le bon Dieu dans son cortège passe. FA USE ESS Care Vers cette pierre encor quelques pas en montant, Là nous prendrons haleine, — Autrefois, bien souvent Je me suis assis là, rêvant des nuits entières, PR er RS SR ; FAU ST. Et me martyrisant de jeûne et de prières, Riche en espoir et ferme en ma religion. A force de soupirs et d’invocation Et de pleurs, j’espérais que du Maître céleste Je saurais obtenir la fin de cette peste. Te le dirai-je donc? cette acclamation Me semble un rire affreux qui tinte à mon oreille. Hélas! si dans mon sein pouvaient lire tes yeux, Tu verrais que le père et le fils, sous les cieux, N'ont mérité jamais une gloire pareille. Enfin, mon père était un honnête docteur, Un pauvre homme occupé, durant sa vie entière, À sonder la nature et le divin mystère De ses secrets profonds, — en tout bien, tout honneur, Mais en prenant un mal fantasque, à sa manière! Dans la noire magie et la société D’adeptes, il vivait loin de toute lumière, Mariant à loisir le contraire au contraire D’après mille secrets qu’il gardait dans son sein. Oui, c'était quelquefois un lion, rouge apôtre, Qu'il mariait au lys sans tache, dans un bain Enchanté; puis, après, d’un alambic dans l’autre Il les faisait passer tous deux incessamment Au milieu des ardeurs d’un four incandescent. Dans ses voiles trempés de flamme et de lumière, La jeune reine, enfin, paraissait dans le verre, La médecine! Alors les patients mouraient, Et nul ne s’informait de ceux qui guérissaient. Et de la sorte, avec nos mixtures maudites, Nos potions d'enfer, nous et nos satellites, Nous avons cent fois plus dévasté ce pays Que la contagion. — A des milliers moi-même J'ai tendu le poison; ils sont morts, je survis Pour entendre vanter les meurtriers hardis Sur qui devraient tomber l’injure et l’anathème! WAGNER: Eh! comment pouvez-vous vous tourmenter ainsi ? D ne de nes ec ER “ . | eee — "7 48 FAUST. Un brave homme n’a-t-il donc pas tout accompli, S'il exerce son art en toute conscience, Et ponctuellement comme on le lui transmet ? Si tu veux honorer ton père, dès l’enfance, Jeune homme, tu prendras de lui tout ce qu’il sait; Homme, si tu fais faire un pas à la science, Un jour ton fils tendra vers un but plus complet. FADISA Heureux, cent fois heureux celui qui peut encore De locéan d’erreurs espérer de sortir! On use incessamment de ce que l’on ignore, Et ce qu’on sait, hélas! on ne peut s’en servir! — Assez, ne troublons pas le bonheur de cette heure Par de tels soucis; — vois comme chaque demeure Reluit dans la verdure, aux feux de l’occident. Le jour est consommé; le soleil, qui descend, S’en va porter là-bas une force nouvelle, Une nouvelle vie. — Oh! ne point avoir d’aile, Pour s’envoler du sol et tendre incessamment Vers lui! — Dans les rayons éternels du couchant, Je verrais à mes pieds dormir en paix le monde, Les sommets tout en feu, la ravine profonde, Et le ruisseau d’argent qui s’épanche à flots d’or. La montagne escarpée à mon divin essor Ne s’opposerait plus avec ses pics sublimes. Déjà la chaude mer entr'ouvre ses abîmes À mes yeux étonnés. — Le Dieu du jour pâlit; Mais je sens s’éveiller la tendance nouvelle; Je vais boire là-haut la lumière éternelle. Oui, devant moi le jour, derrière moi la nuit, Là-haut le ciel, là-bas la vague qui mugit; Quel rêve! — cependant le jour s’évanouit. Ah! si facilement aux ailes de l’esprit On ne voit point s’unir une aile corporelle. Pourtant c’est une loi que notre sentiment Se fait jour et s’élance à travers l'étendue, Lorsque sur notre tête, au bleu du ciel perdue, FAUST. L’alouette dans l'air pousse son cri perçant, Lorsque sur les hauts pins dont la cime au vent plie L’aigle de la montagne étend son large vol, Lorsqu’enfin au-dessus des rochers et du sol La grue ouvre sa plume, et tend vers sa patrie. WAGNER: J'avais de ces humeurs fantasques autrefois, Mais je n’ai plus senti de pareilles tendances. On a bientôt assez des plaines et des bois. Et, pour ma part, jamais je n’envirai, je crois, Les ailes des oiseaux. — Ah! que les jouissances De l'esprit autrement nous portent de feuillet En feuillet et de livre en livre! — L'on dirait Que chaque nuit d’hiver semble tiède et sereine; Une douce chaleur coule dans votre veine. Ah, Dieu! déroulez-vous un digne parchemin; Mais vous avez le ciel tout entier sous la main. HEMUISAE Tu ne connais rien, toi, qu’une seule tendance; Ah! puisses-tu jamais n’avoir la conscience De l’autre! — Malheureux! deux âmes dans mon sein Habitent, sans pouvoir en bonne intelligence Vivre ensemble jamais; — l’une, en proie au désir, A ce monde fatal s'attache et se cramponne; Et l’autre, secouant la nuit qui l’environne, Tend ses ailes de flamme, et travaille à s'ouvrir Un chemin vers les champs des sublimes ancêtres. Est-il donc des Esprits qui voltigent en maitres Entre le ciel et nous? De vos nuages d’or Descendez, oh! venez pour guider mon essor Vers une activité nouvelle et variée! Si j'avais seulement un magique manteau Pour me porter dans quelque étrangère contrée! Dussé-je le payer du trésor le plus beau Et le plus précieux, — d’une étofle pourprée, pres 50 BAU ST D'un vêtement de roi, je le croirais encor Acquis à bon marché. WAGNER. Je t'en fais la prière, N’évoque pas ainsi, dans leur fougueux essor, La troupe des Esprits errant dans l’atmosphère, Toujours prêts à porter la ruine et la mort, De tous les coins du ciel, sur l’homme. — Ceux du Nord Aiïguisent contre nous leur dent vive et traîtresse; Ceux de l’Est après eux mènent la sécheresse, Et de votre poumon se nourrissent; — si c’est Le Midi qui, du fond des déserts et des sables, RS ARRETE Les envoie, aussitôt la flamme et tous les diables mE— Fondent sur votre chef; ceux qui viennent de l'Ouest gs Vous paraissent d’abord heureux et favorables : Ne vous laissez point prendre à ces illusions; C’est pour vous engloutir, vous, plaines et moissons. Toujours enclins au mal, toujours portés à nuire, Les Esprits volontiers écoutent notre appel, Obéissent aussi (rien de plus naturel Pour ces drôles sans cesse occupés à séduire). Is se donnent à vous comme envoyés du ciel, Et vous prennent la voix d’un ange qui soupire, Pour mentir, — mais passons. — L’horizon se fait gris, L'air plus frais, le serein tombe; la nuit venue, On commence à sentir le prix de son logis. — Eh! que fais-tu donc là? Quelle chose imprévue Ainsi de ce côté frappe tes yeux surpris, Et dans le crépuscule à ce point te travaille ? FAUST: liens, vois-tu ce chien noir qui court dans la semaille ? WAGNER. Déjà depuis longtemps; mais jé ne trouve rien Qu'on puisse remarquer en lui. Regarde bien; Dis-moi, pour qui tiens-tu cet animal-là ? WAGNER. Certe, Pour un barbet, qui seul, dans la plaine déserte, Sur la trace du maître erre en se consumant. RPATUISYE Vois comme autour de nous il décrit dans le champ Un cercle qui devient plus étroit à mesure. Et, si je ne me trompe, un tourbillon de feu S’allume sur ses pas. WAGNER. Je ne vois, je t'assure, Rien autre en tout ceci qu’un barbet. — Il se peut Que ce soit de tes yeux une illusion pure. FAUST Tout autour de nos pieds je crois le voir traîner De magiques lacets qui vont nous enchaîner. WAGNER. Moi, je le vois sauter, craintif et d’un air sombre, Parce qu’au lieu du maître il voit deux inconnus. FAUST: Mais le cercle devient étroit de plus en plus, Il approche! WAGNER. Tu vois un chien, non pas une ombre; Il grogne, il n’ose pas t’aborder, il s'étend : Tout ce que fait un chien en pareil cas, je pense. UT Le] FAUST. F'A'UST- Viens, accompagne-nous! viens ici! WAGNER: Folle engeance! T'arrêtes-tu, soudain le voilà qui t'attend ; Lui parles-tu, vers toi sur-le-champ il s’élance; Si tu perds quelque chose, il va le rapporter; Il se jettera même à l’eau sans hésiter Après ta canne! RAU ST Oui, tu disais vrai, nul signe D'un esprit, tout lui vient de l'éducation. Rd WAGNER. Un chien bien élevé n’est certes pas indigne Que le sage le prenne en son affection; Il mérite, en effet, votre faveur insigne Et toutes vos bontés, car on ne peut nier Qu'il soit des étudiants le meilleur écolier. Ils rentrent dans la ville. CA BIEN EUR RD ER UD E FAUST, exrrant suivi du barbet J'ai quitté les champs et les prairies, qu'une nuit profonde enveloppe; la nuit par un mystérieux pressentiment éveille en nous l’âme meilleure. Les désirs grossiers sommeillent, toute action violente s’est endormie; l'amour des hommes et l'amour de Dieu renaissent maintenant. * Tiens-toi tranquille, barbet! Ne cours pas çà et la! Qu'as-tu à flairer au seuil de cette porte? Couche-toi derrière le poêle; je te donne mon meilleur coussin. Là-bas, sur le chemin de la mon- tagne, tu nous as divertis par tes tours et tes bonds, 54 FAUST. et maintenant, laisse que je t’héberge comme un hôte bienvenu et paisible. Ah! lorsque, dans notre étroite cellule, la lampe recommence à luire en amie, une douce lumière se fait aussi dans notre sein, notre cœur reprend conscience de lui-même. La raison recommence à parler, l'espérance à fleurir, et l’on aspire avec ardeur vers les ruisseaux de la vie, ah! vers les sources mêmes de la vie! Ne grogne pas, barbet! Aux accents sacrés qui remplissent mon âme tout entière, les hurlements d'un animal ne sauraient s’accorder. [H n'est pas rare de voir les hommes huer ce qu'ils ne com- prennent pas, et murmurér en face du beau et du bien qui souvent les importunent; le chien va-t-il grogner à leur exemple? Mais, hélas! avec la meilleure volonté du monde, la satisfaction ne jaillit déjà plus de mon sein. Pourquoi faut-il donc que sitôt le fleuve se tarisse, et nous laisse de nouveau nous consumer dans notre soif? Que de fois j'en ai fait l'expérience! Néan- moins, cette misère a ses compensations : nous apprenons à connaître le prix de ce qui s'élève au- dessus des choses de la terre; nous aspirons à la révélation, qui, nulle part, ne brille d’un éclat plus digne et plus beau que dans le Nouveau Testament. Je me sens entraîné vers le texte. je veux l'ouvrir. PNU'SI 55 et traduire une fois, en la simplicité de mon senti- ment, l'original sacré dans ma chère langue alle- mande. 11 ouvre un volume et se prépare. I est écrit : «Au commencement était le Verbe.» Dés ici je m'arrèête. Qui m aidera à aller plus loin? Il m'est impossible de donner tant de valeur au Verbe; je dois le traduire autrement, si lEsprit m'illumine. Il est écrit : « Au commencement élail l'Esprit. » Réfléchis bien à cette première ligne, et ne laisse point ta plume se hâter. Est-ce bien l'Esprit qui fait et ordonne tout? Il devrait y avoir : « Au commencement élait la Force. » Et cependant, en Écmvanticect, quelquechose mer ditudeneumey point tenir. L'esprit vient à mon aide; enfin je com- mence à voir clair, et j écris avec confiance : « Au commencement élait l'Action. » Je veux bien partager avec toi la chambre, bar- bet-Mmais cesse daboyer messe de hurler ene puis souffrir auprès de moi un si turbulent compa- gnon. Il faut qu'un de nous vide la place. C'est à reoret que je viole les droits de lhospitalité; la porte est ouverte, tu as le champ libre. Mais que vois-je? Cela tient du prodige! Est-ce une illusion, une réalité? Comme mon barbet gran- dit et s'étend! Il se soulève avec puissance; ce n'est plus une forme de chien. Quel spectre ai-je trainé chez moi? Le voilà déjà comme un hippopotame, 56 FAUST. avec ses yeux ardents, sa gueule terrible! Oh! tu vas être à moi! Sur une pareille engeance des enfers, la clef de Salomon est infaillible. ESPRITS, dans le corridor. Un de nous est pris là dedans : Restez dehors, Esprits ardents, Evitez tous cette sphère! Comme un renard au panneau, Un vieux diable tout penaud Là se désespère. Volez tous en bas, en haut; Il sera libre bientôt. Qu'il s’évade! Ne le laissons point là pris! Portons aide au camarade Qui nous a toujours servis! FAAUISITE Et d’abord, pour aborder le monstre, j'emploie- ai la conjuration des Quatre : Salamandre doit resplendir, Ondine se replier, Sylphe s’évanouir, Gnome travailler! Qui ne connaîtrait les éléments, leur force et leur propriété, jamais ne serait maître des Esprits. Disparais dans le feu, Salamandre! En murmurant, coule dans le flot bleu, Ondine! FAUST. Brille dans la splendeur du météore, Sylphe! Apporte-moi tes secours assidus, Incubus! incubus! Viens le dernier, viens tout clore. Aucun des quatre N'est au dedans Du monstre; il reste calme et me grince des dents. Non, je n’ai pu lui faire encor de mal! — Attends, Je vais maintenant te combattre Par de plus forts enchantements. Es-tu, compère, Un échappé des enfers ? Alors, tiens tes yeux ouverts, Et considère Ce signe auquel résisterait en vain Le ténébreux essaim. Il se gonfle, et je vois se hérisser son crin! Être maudit! peux-tu le lire, L’inexprimable, l’incréé, Dans tous les cieux adoré, Transpercé par le crime en délire ? Là, derrière le poêle, ainsi qu’un éléphant, Il se gonfle, et voilà qu'il remplit tout Pespace; On dirait qu’en nuage il va fondre! Un moment, Ne monte pas ainsi jusqu'au plafond; — ta place Est aux pieds de ton maîtr Obéis : — tu le sais, ma menace est puissante; Sinon, je te roussis avec ces feux ardents! N’attends pas la clarté trois fois incandescente, as le plus fort de mes enchantements! Q N’attends p e. — Allons, sans grincement 58 FEADSAH- MÉPHIST OPHÉLÈS, Pendant que le nuage tombe, apparaît derrière le poële, et s'avance sous l'habit d'un bachelier vagabond. Pourquoi ce vacarme? Qu'y a-t-il pour le ser- vice de monsieur ? FAUST. C'était donc là ce que cachait le barbet, un bachelier errant! Le cas me divertit. MÉPHISTOPHÉLÈS. Salut au savant docteur! Vous m'avez rudement fait sucer. FAUST. Comment te nommes-tu ? MÉPHISTOPHÉLÈS. La question me paraît puérile pour un homme qui méprise si souverainement les inmots, et qui, dans son éloignement pour toute apparence, ne s'attache qu’à contempler le fond des êtres. FAUFS IE Chez vous, mes maîtres, l'être se laisse lire assez volontiers dans le nom, où il se montre clai- rement, puisqu'on vous appelle Blasphémateurs, Corrupteurs, Menteurs. Or çà, qui donc es-tu? MÉPHISTOPHÉLÈS. Une partie de cette force qui veut toujours le mal et fait toujours le bien. FAUST. FAUST. Que signifie cette énigme? MÉPHISTOPHÉLÈS. Je suis l'Esprit qui toujours nie, et, certes, avec raison; car tout ce qui existe est destiné à périr, et ce serait mieux s'il n'existait rien. Ainsi donc, tout ce que vous appelez péché, destruction, le Mal, en un mot, est mon propre élément. RPAUIS IP Tu te nommes une partie et te tiens cependant entier devant moi. MÉPHISTOPHÉLÈES. Je te dis l'humble vérité. Si l’homme, ce petit monde d’extravagance, s’imagine ordinairement faire à lui seul un tout, je suis une partie de la partie qui, au commencement, était tout, une partie des Ténèbres qui enfantèrent la Lumière, la superbe Lumière, qui maintenant dispute à sa mère, la Nuit, son rang antique et l’espace : ce qui pourtant ne lui réussit pas; car elle a beau faire, repoussée partout, elle rampe à la surface des corps. Elle jaillit des corps, fait leur beauté; un corps suflit pour l'arrêter dans sa marche. Aussi j'espère bien qu'il ny en aura pas pour longtemps, et quelle finira par être anéantie avec les corps. RES RNA RER EEE RE À baies" à | 6o FAUST. FAUST. Maintenant, je connais tes dignes fonctions. Tu ne peux rien anéantir en masse, et tu t'en prends au détail. ve MÉPHISTOPHÉLÈS. Et, à vrai dire, il n'y a pas en tout ceci grand ouvrage de fait. Ce qui s'oppose au néant, le quelque chose, ce monde grossier, quelque peine que j'en aie prise jusqu'ici, je n'ai pu l'entamer. Les flots, les tempêtes, les bouleversements, les incendies, rien n'y fait! la mer et la terre finissent toujours par rentrer dans leur assiette; et sur cette damnée semence, principe des animaux et des hommes, ïl n'y a rien à gagner. Combien n’en ai-je point ense- veli déjà! et toujours un sang jeune et nouveau circule. Ainsi vont les choses; c’est à en devenir fou. De l'air, des eaux, comme de la terre, s’échap- pent des milliers de semences dans le sec, dans l'humide, dans le chaud, dans le froid. Si je ne m'étais réservé la flamme, je n'aurais rien pour moi. PAUSE Ainsi donc, à l’éternelle activité, à la force salu- tairement créatrice, tu opposes, toi, la main glacée du diable, qui se raidit vainement avec malice! Cherche à entreprendre quelque autre chose, bi- zarre fils du chaos! MÉPHISTOPHÉLEÈES. Oui, nous reviendrons sur ce sujet la pro- a A HMUSIE Gt chaine fois. Oserai-je, pour cette fois, me retirer? FAUST. Je ne vois pas pourquoi tu le demandes. J'ai maintenant appris à te connaître; visite-moi désor- mais comme tu veux. Voici la fenêtre, la porte; tu peux aussi compter sur la cheminée. MÉPHISTOPHÉLES. L'avouerai-je? un petit obstacle m'empêche de sortir ce pied de sorcière sur votre seuil... FAUST. Ce Pentagramme te met en peine! Et dis-moi, fils de l'enfer, si c'est l'obstacle qui te retient, comment es-tu entré ici? comment un Esprit tel que toi s'est-il laissé prendre? MÉPHISTOPHÉLÈS. Regarde bien, il n'est pas tracé comme il faut : l'angle tourné du côté de la rue est, tu le vois, un peu ouvert. FAUST. Le hasard s’est bien rencontré! Ainsi tu serais mon prisonnier? J'avais donc presque réussi! MÉPHISTOPHÉLÈS. Le barbet ne s’aperçut de rien en sautant d'un bond dans l'appartement. La chose à maintenant om mg (en Ÿ FAST pris une autre face, et le diable ne peut plus sortir de la maison. FAUST. Mais pourquoi ne passes-tu pas par la fenêtre? MÉPHISTOPHÉLÈS. C’est une loi des diables et des spectres, que par là où ils sont entrés ils doivent sortir. Le pre- mier de ces deux actes dépend de nous; quant au Second, nous sommes esclaves. PAUSHE L'enfer même a ses Lois! J'en suis bien aise. De cette manière, on pourrait, en toute garantie, faire un pacte avec vous, messieurs ? MÉPHISTOPHÉLÈS. Ce que l’on t'aura promis, tu en jouiras tout à ton aise, et l’on ne t'en rognera rien; mais ce ce nest point [à une matière à traiter si briève- ment et nous en reparlerons à la prochaine occa- sion. Pour le moment, je te prie et te supplie de me laisser partir. FAUST. Reste encore un instant pour me dire la bonne aventure. à MÉPHISTOPHÉLES. Eh bien, lâche-moi toujours! Je reviendrai bien- tot, et tu pourras m interroger à ta fantaisie. FAUST. Je ne t'ai point dressé d'embüches, tu t'es toi- même pris au piège. Quand on tient le diable, il faut le tenir bien! Car il ne se laissera pas repren- dre de sitôt. | Se MÉPHISTOPHÉLÈS. Si cela t'arrange, je suis prêt à rester pour te tenir compagnie, mais à la condition d'employer les ressources de mon art à te faire passer le temps convenablement. FAUST. Volontiers, libre à toi; toutefois que l’art soit divertissant! | Le MÉPHISTOPHÉLÈS. Tu vas, mon ami, dans cette heure, trouver plus de satisfaction pour tes sens que pendant la durée monotone d’une année entière. Ce que te chanteront mes gentils Esprits, les belles images qu'ils offriront à tes regards, ne sont pas de vains prestiges de magie; tu sentiras ton odorat se dé- lecter, ton palais aussi; tu sentiras ton cœur nager dans le ravissement. Foin des préparatifs inutiles! nous sommes réunis, commencez! E SPRAIRS: Sombres ogives, Disparaissez! Voûtes, laissez Les splendeurs vives D'un jour ami Entrer ici! Nuages, voiles, Déchirez-vous! Blanches étoiles, Soleils plus doux, 64 FAUST Allumez-vous! Beautés, images, Essaims ailés, Amoncelez Vos frais nuages; Flottez, volez Dans les espaces; Suivez les traces De nos désirs. Aux frais zéphyrs, Aux brises pures, Dénouez tous Les plis jaloux De vos ceintures, Et semez-en Le petit champ Et la verdure, Où les amants, L'âme accablée, Quand la feuillée, Au gai printemps, S’exhale et tremble, Rêvent ensemble A leurs tourments. Verte ramure! Bourgeons naissants! La grappe mûre Dans le pressoir Se laisse choir, Et la vendange, A travers champs, Coule à torrents Sous une frange De diamants. Spectacle étrange! Elle se change En vastes mers, Où se reflète La blonde tête Des coteaux verts, Et l’essaim nage Dans un nuage De volupté. Rève enchanté! Joie éternelle! Il tend son aile Vers les soleils; Il plane, aspire, Dans son délire, Aux bords vermeils Des iles blondes, Au sein des ondes, Toujours en fleur, Où tout un chœur Chante à voix pleines, Où sur les plaines, Dans les vergers, Tournoie et vole La danse folle Aux pieds légers! Les uns habitent Dans la splendeur De la hauteur; D’autres s’agitent Au fond des mers; D’autres palpitent Au sein des airs; Tous, pour la vie, Tous poursuivant Au firmament L’ardeur chérie D'un astre errant, Pur diamant Qu'on glorifie! MÉPHISTOPHÉLES. Il dort! c’est bien. Mignons enfants de l'air, vous 9 66 FAUST. l’avez fidèlement enchanté, et je vous suis obligé de la symphonie. Non, tu n'es pas encore homme à tenir le diable! Évoquez à ses yeux les plus douces visions des songes; plongez-le dans un océan d'’illu- sions! Quant à moi, pour rompre le charme de cette porte, jai besoin d’une dent de rat; je n'aurai pas longtemps à conjurer; en voici déjà un qui gri- gnote par ici et qui m'entendra bientôt. Le Seigneur des rats et des souris, des mouches, des grenouilles, des pynaises et des poux t’enjoint de mettre le nez dehors, et de venir ici ronger le seuil de cette porte tout comme s’il était frotté d'huile! Bien, en trois bonds te voilà déjà! Or çà, vite à l’ou- vrage! La pointe qui m'a repoussé, elle est là tout au bord; encore un coup de dent, et c’est fait. Main- tenant, Faust, rêve à ton aise; jusqu’au revoir! FAUST, s'éveillant. 2 Suis-je donc encore une fois déçu? Cette nuée d'Esprits at-elle bien pu s'évanouir ainsi? Est-ce possible qu'un songe m'ait montré le diable, et que ce diable soit un barbet qui m'ait échappé? EE RE — X CAB NE TND ENT U D\E. FAUST. On frappe : entrez! Qui vient encore tuner ? MÉPHISTOPHÉLES, C'est moi. FAUST. Entre! MÉPHISTOPHÉLÈS. Tu dois le dire trois fois. FAUST. Entre donc! m'impor- 68 FAUST. MÉPHISTOPHÉLÈS. Je t'aime ainsi; nous nous entendrons, je l’es- père; car, pour chasser tes caprices fantasques, me voici en jeune gentilhomme vêtu d’écarlate et brodé d'or, le petit manteau de soie gommée sur l'épaule, la plume de coq au chapeau, avec une longue épée aflilée au côté; et je te conseille maintenant bel et bien de te vêtir sur-le-champ de la sorte, afin de venir, affranchi, libre, faire l'expérience de la vie. F'AUST Quel que soit l'habit que j'endosse, en sentirai- je moins les angoisses de cette vie terrestre? Je suis trop vieux pour ne songer qu'à m'amuser; trop jeune pour être sans désirs. Qu'est-ce donc quente monde peut me donner? « Il faut te priver, te pri- ver! il le faut! » C’est là le refrain éternel qui tinte aux oreilles de chacun, que, notre vie entière durant, chaque heure nous chante à voix rauque. Le matin, je ne m'éveille qu'avec effroi; je pleurerais des larmes amères à voir ce jour qui, dans son cours, n'a pas un souhait à m'exaucer... pas un seul!… qui même, contre Îles pressentiments de toute joie, a d’opi- nüâtres fléaux, et fait avorter, avec les mille grimaces de la vie, les créations de mon cœur ému. Et puis, lorsque la nuit tombe, je m'étends sur ma couche avec inquiétude; là encore point de répit; d'affreux songes m'épouvantent. Le dieu qui habite En mOn sein peut bien émouvoir mon être le plus in- FAUST 69 time, mais, quoiqu'il domine toutes mes forces, il ne peut lui donner l'impulsion d'agir au dehors; et c'est ainsi que l'existence m'est un fardeau, c'est ainsi que je souhaite la mort et déteste la vie. MÉPHISTOPHÉLÈS. * Cependant la mort n'est jamais un hôte tout à fait bienvenu. FAUST. Oh! bienheureux celui dont elle ceint les tempes de lauriers sanglants dans l'éclat de la victoire! celui qu’au sortir de la danse effrénée elle surprend dans les bras d’une jeune fille! Oh! que n'ai-je, en contemplation du grand Esprit qui m'est apparu, que n'ai-je, dans mon extase, rendu l'âme! MÉPHISTOPHÉLEÈS. Et cependant il est certain breuvage noir qu'on n'a pas osé boire cette nuit. FAUST. D Il paraît que l’espionnage est dans tes mœurs MÉPHISTOPHÉLES. Je ne possède pas l'omniscience, mais je sais pas mal de choses. FAUST. Si des accents doux et connus ont pu m'arracher à cette affreuse angoisse, si ce qui me reste de mes sentiments d'enfance fut trompé par l'écho des jours — - RER PSE RE GE ER PA Re € Less 70 FAUST. heureux, je maudis toutes les fascinations qui s’em- parent de l'âme et [a retiennent, à force d'illusions, captive dans cette lugubre caverne! Malédiction sur l'idée sublime dont notre esprit se circonvient lui- même! Malédiction sur l'éclat de l'apparence qui envahit nos sens! Maudit soit tout ce qui nous leurre dans nos songes, rêves de gloire et de nom immor- tel! Maudit tout ce qui sert d’attrait à la possession, femme, enfant, valet et charrue! Maudits Mammon et ses trésors, qu'il jette pour mobile à notre vail- lance, et ses coussins, qu'il dispose à souhait pour les indolentes voluptés! Maudit le suc balsamique de la treille! Maudits l'amour et ses plus chauds épanchements! Maudite l'espérance, maudite la foi, et surtout maudite la patience! CHOEUR DES ESPRIT S, invisible. Ah! ah! Tu Pas renversé Le beau monde; Ta main profonde L’a brisé; Un demi-dieu l’a renversé! Il croule et gronde! Au néant Nous portons ses débris, qui jonchent l'avenue En pleurant Sur sa beauté perdue. 9 O le plus puissant Des enfants de la terre, Plus beau Qu’en sa splendeur première, Construis-le de nouveau, Dans ton sein construis-le de nouveau! FAUST. bn NI L'âme légère, Lance-toi de nouveau Dans la carrière, Et notre voix Soutiendra tes exploits! MÉPHISTOPHÉLEÈES. Écoute, écoute, Ce sont les petits D’entre mes Esprits. Comme ils te montrent la route! Avec quelle haute raison Et quelle sagesse profonde Ils t'entraînent vers le monde, Hors de cet obscur réduit Où se figent les sucs dont l’âme se nourrit! Cesse de jouer avec ton chagrin, vautour acharné sur ta vie; en si mauvaise compagnie que tu te trouves, tu te sentiras au moins homme parmi les hommes. Cependant ne va pas t'imaginer qu'on ait l'idée de te jeter dans la canaille. Je ne suis pas des plus grands; mais si tu veux, uni à moi, prendre ta course à travers la vie, je consens volontiers à t'ap- partenir sur-le-champ; je me fais ton compagnon, et, si tu es content de moi, ton serviteur et ton valet. FAUST. Et quelle obligation aurai-je à remplir en retour? MÉPHISTOPHÉLÈS. s Il te reste du temps pour y penser. LL PE FAUST: A Le PAUSE Non, non, le diable est un égoïste, et ne fait guère pour l'amour de Dieu ce qui rend service au prochain. Dis-moi tes conditions, parle net; un serviteur tel que toi apporte le danger dans la maison. MÉPHISTOPHÉLÈS. Je m'engage ici à ton service, et cours sans repos ni trêve au moindre signe de ta volonté; mais quand nous nous reverrons là-bas, tu me rendras la pareille. PAUSE Pour ce qui est de là-bas, je ne m'en soucie guère. Si tu commences par mettre ce monde-ci à néant, l’autre pourra venir après. C’est de cette terre que jaillissent mes joies, et ce soleil qui éclaire mes souffrances ; que je m'en affranchisse une fois, arrive ensuite que pourra! quant à la question de savoir si, dans la vie à venir, on se hait ou l’on s'aime, si ces sphères inconnues ont un dessus et un dessous, je n’en veux plus entendre parler. MÉPHISTOPHÉLES. En de telles dispositions, tu peux tenter l'affaire. Engage-toi, et tu vas sur-le-champ connaître les dé- lices que mon art peut te procurer ete Letdonne ce que nul encore n’a jamais seulement entrevu. FAUST. (2 FAUSIT, Que prétends-tu me donner, pauvre diable? L’es- prit humain en ses aspirations sublimes fut-il jamais compris d’un de tes pareils? Que m'offres-tu? Des aliments qui ne rassasient pas, de l’or vermeil qui, sans relâche, s'écoule entre les doigts comme du vif- argent, des jeux où l’on ne gagne jamais, une mai- tresse qui, dans mes bras, fait des œillades à mon voisin, la gloire, ce plaisir des dieux, qui s'évanouit comme un météore! Montre-moi le fruit qui pourrit avant qu’on le cueille, et des arbres qui reverdissent tous les jours. MÉPHISTOPHÉLÈS. .… Une pareille mission ne m'effraye pas, et jai de ces trésors à ton service. Cependant, mon cher ami, il arrive aussi un moment où l’on aime à jouir tranquillement des biens de ce monde. FAUST. Si jamais, étendu sur un lit de paresse, j y goûte la satisfaction du repos, que ce soit fait de moi à l'instant! Si tu peux par tes flatteries me tromper à ce point de me faire accroire que je suis heureux, si tu peux m'abuser par la jouissance, que ce soit pour moi le dernier jour! Je t'offre le marché. MÉPHISTOPHÉLÈS. Tôpe! FAUST. Voici ma main! Si jamais je dis au moment qui 10 OR . 74 FAUST. passe : Arrête-toi, tu es si beau! alors tu pourras me charger de chaînes; alors je consens à m’engloutir; alors la cloche des morts pourra sonner; alors tu seras libéré de ton service; que l'horloge s'arrête, que l’ai- guille tombe, et que le temps soit accompli pour moi! MÉPHISTOPHÉLÈS. Songes-y bien; quant à nous, nous ne l'oublie- rons pas. FAUST. Pour cela, tu en as pleinement le droit; je n'ai rien engagé à la légère; du moment où je me fixe je suis esclave : que m'importe de qui? toi ou tout autre! MÉPHISTOPHÉLÈS. Je vais, dès aujourd’hui, au festin de monsieur le docteur remplir mon office de serviteur. Un mot encore : — Comme on ne sait ni qui vit ni qui meurt, je demande deux lignes écrites. FAUST. Quoi! pédant, tu demandes un écrit! Ne con- nais-tu donc pas l’homme encore? Ne sais-tu pas ce que vaut sa parole? N'est-ce point assez que j'aie prononcé celle qui dispose à jamais de mes jours? Quand le monde flotte, ballotté par tous les cou- rants, un mot décrit m'obligera? Et pourtant cette chimère est enracinée dans nos cœurs; qui de bon gré voudrait s’en affranchir? Heureux celui qui porte une foi pure dans son âme! aucun sacrifice ne lui FAUSF. CS | Ut coûtera. Maïs un parchemin écrit et scellé est un fantôme devant lequel chacun recule. Les mots ex- pirent déjà sous la plume, c’est à la cire et au par- chemin qu'appartient l'autorité souveraine. Enfin, démon, que veux-tu de moi? airain, marbre, par- chemin, papier? dois-je écrire avec un style, un poinçon, une plume? je t'en laisse le libre choix. MÉPHISTOPHÉLÈS. Quelle harangue! À quel propos t'échauffer à ce point? Il suflit du premier bout de papier qui se rencontrera; tu signeras avec une petite goutte de sang. FAUST. Va! si cela te satisfait. MÉPHISTOPHÉLÈS. Le sang est un suc tout particulier. FAUST. Ne crains pas que je rompe ce pacte! Ce que je promets, c'est précisément de lutter avec toute ma force. Je m'étais surfait; jen’appartiens qu'à ta sphère. Le grand Esprit m'a dédaigné; la nature se ferme devant moi; le fil de ma pensée est rompu, et dès longtemps je suis dégoûté de toute science. Apai- sons nos passions ardentes dans les profondeurs de la sensualité, que les enchantements s'apprêtent sous les voiles impénétrables de la magie; plongeons dans le tourbillon des temps, dans le tourbillon des 70 FAUST. / événements; que la douleur et le plaisir, le succès et la peine s'y succèdent comme ils pourront! Il faut à l’homme une activité sans fin. MÉPHISTOPHÉLES. Il ne vous est imposé aucune mesure, aucun terme. Si c’est votre fantaisie de goûter un peu de tout, de saisir quoi que ce soit au passage, prenez votre plaisir où vous le trouverez, et grand bien vous fasse! Seulement mettez-y la main, et ne soyez pas timide. FAUST. Tu m'entends, il n'est pas question ici de bon- heur. Je me voue au vertige, aux jouissances les plus âcres, la haine qui aime, le chagrin qui relève! Mon sein, guéri de la fièvre du savoir, n'est désor- mais fermé à aucune douleur; et toute jouissance départie à l'humanité, je veux la ressentir dans le plus intime de mon être, saisir ce qu'il y a de sublime et de plus profond en elle, amonceler dans mon sein tout son bien et tout son mal, et de la sorte étendre mon propre mal jusqu’au sien, puis, comme elle, me briser à la fin. MÉPHISTOPHÉLÈS. C’est moi qui te le dis, moi qui, depuis des milliers d'années, mâche ce rude aliment : du ber- Ceau à la tombe, l'homme ne peut digérer le vieux levain! Crois-en l’un de nous, cet univers n'est fait que pour un Dieu! Pour lui les lumières éternelles; FAUST: ss] I il nous a créés, nous, pour les ténèbres, et vous seuls avez le jour et la nuit. FAUST. Mais je veux! MÉPHISTOPHÉLES. A la bonne heure! Une chose m'inquiète pour- tant :le temps est court, l’art est long. Je suis d’avis que vous devriez vous laisser instruire. Associez- vous avec un poète. Laissez le digne homme s'aban- donner à l'ivresse de son imagination, et rassembler sur votre chef toutes les plus nobles qualités : le courage du lion, la vitesse du cerf, le sang bouillant de lItalien, la persévérance de l’homme du Nord. Qu'il trouve le secret d’allier la grandeur d'âme à la ruse, et, avec les chauds instincts de la jeunesse, de vous amouracher suivant un calcul. Quant à moi, j'aurais plaisir à connaître un pareil original, je l’ap- pellerais le seigneur Microcosme. FAUST: Que suis-je donc s'il ne mest pas possible de conquérir cette couronne de l'humanité vers laquelle se pressent tous mes sens ? MÉPHISTOPHÉLÈS. Tu es, au bout du compte, ce que tu es. Mets sur ta tête des perruques à millions de boucles, à 78 FAUST. tes pieds des brodequins hauts d’une aune, tu n’en resteras pas moins ce que tu es. FAUST. Je le sens, vainement j'ai accumulé sur moi tous les trésors de l'esprit humain; lorsque après tant d'efforts, je me rassieds, nulle force nouvelle ne sur git en moi, je ne suis pas d’un cheveu plus grand, je ne suis pas plus près de l'infini. MÉPHISTOPHÉLÈS. Mon bon monsieur, vous voyez les choses pré- cisément comme on les voit d'ordinaire; il faut S'y prendre d’une façon plus intelligente avant que les plaisirs de la vie nous échappent. Que diantre! tes mains et tes pieds, ta tête et ton c.….. sont bien à toi; et, parce que je me sers activement d’une chose, est- ce donc à dire qu'elle en est, pour cela, moins à moi? Si je compte six chevaux à mon service, leurs forces ne sont-elles pas mes forces? Je les monte, et me voilà, moi, pauvre homme, avec vingt-quatre jambes. Alerte donc! trêve aux méditations, et lance- toi dans le monde avec moi! Je te le dis : un drôle qui spécule est comme un animal qu'un esprit malin fait tournoyer sur une bruyère aride, tandis que, tout autour, s'étend un beau pâturage vert. BAAUISTR Par où commençcons-nous ? EYAUISIT. 79 MÉPHISTOPHÉLÈS. Nous partons à l'instant. Mais quel lieu de sup- plice est ceci! Est-ce vivre? T’ennuyer toi ettes jeunes gens! Laisse un pareil métier à monsieur ton voisin la grosse panse! À quoi bon te donner tant de mal à battre la paille? Le meilleur de ce que tu parviens à savoir, tu n'as pas le droit de le dire à ces enfants-là. Justement! j'en entends marcher un dans le corridor. F AUST: Il ne m'est pas possible de le voir. MÉPHISTOPHÉLÈS. Le pauvre garçon aura attendu depuis long- temps, et l’on ne peut le laisser partir sans encoura- gement. Viens, donne-moi ta robe et ton bonnet; je me trompe si le déguisement ne me sied à ravir. Il change de costume. Maintenant tu peux t'en fier à mon esprit, je n'ai besoin que d’un petit quart d'heure; pendant ce temps, prépare-toi pour notre beau voyage. Faust exit. MÉPHISTOPHÉLES, dans la longue robe de Faust. Oui, oui! méprise la raison et la science, ces forces suprèmes de l'homme; laisse l'Esprit de men- songe t'affermir dans les œuvres d’illusion et d'en- chantement! Ainsi je t'ai sans condition! — Le destin a mis en lui une âme incapable de s'arrêter 80 FAUST jamais en sa course effrénée; dans l’élan qui l’em- porte, il saute à pieds joints par-dessus toutes les joies de la terre; je vais le traîner, celui-là, à travers la vie des passions désordonnées, à travers la plate et insignifiante réalité; il lui faudra se débattre, se cramponner, se raidir, et son désir insatiable verra la coupe pleine reculer incessamment devant ses lèvres avides. En vain il implorera merci. Et d’ail- leurs, quand il ne se serait pas donné au diable, sa perte n’en était pas moins inévitable. Entre un Ecolier. L'ÉCOLIER. Je ne suis ici que depuis peu de temps, et viens, tout rempli de soumission, faire la connaissance et profiter des entretiens d’un homme dont tout le monde ne parle qu'avec respect. MÉPHISTOPHÉLEÈS. Votre politesse me réjouit fort; vous voyez un homme comme beaucoup d’autres. Mais vous êtes- vous enquis ailleurs? LARCOLTER Je vous en prie, chargez-vous de moi! Je viens avec la meilleure volonté, quelque argent et toute la fraîcheur de la jeunesse; ma mère voulait à peine me laisser partir. J’ai vif désir de faire ici de bonnes études. MÉPHISTOPHÉLÈS, Vous êtes juste en bon endroit, FAUST Si L'ÉCOLIER. Sincèrement je voudrais déjà m'en aller, et ne prends pas goût le moins du monde à ces murs, à ces galeries; l'espace y est si étroit; on n'y voit rien de vert, pas un arbre; et dans ces salles, sur ces *, bancs, j'en perds l’ouïe, la vue et la pensée. MÉPHISTOPHÉLES. . Jine s’agit que d'y être habitué. L'enfant d'abord ne prend pas volontiers le sein de sa mère; mais bientôt c'est avec délices qu'il y puise sa nourriture. Il en sera ainsi de vous, et vous prendrez goût de jour en jour à sucer le sein de la Sagesse. L'ÉCOLIER. Je veux me pendre avec joie à son cou; mais dites-moi comment y parvenir. MÉPHISTOPHÉLES. Expliquez-vous avant d'aller plus loin. Quelle faculté choisissez-vous ? LÉCOPLER: Je voudrais être fort savant, et serais bien aise d'embrasser ce qu'il y a sur la terre et dans le ciel la science et la nature. MÉPHISTOPHÉLÈS. Vous êtes en bonne voie, mais il ne faut pas vous laisser distraire. L'ÉCOLIER. J'y suis corps et âme; néanmoins je m'arrange- rais assez d'un peu de liberté et de bon temps aux beaux jours de fête d'été. MÉPHISTOPHÉLÈS. Mettez à profit le temps, il passe si vite! Cepen- dant l’ordre vous apprendra à gagner du temps. Aussi, mon bon ami, je vous conseille de suivre d'abord le cours de logique; là on vous dressera lespfiticommeniltfaut- on vous letchaussers de bottes espagnoles, afin quil file droit, avec cir- conspection, sur le chemin de la pensée, et n'aïille pas s’égarer à droite et à gauche comme un feu follet dans l'espace: ensuite, on passera des journées à vous apprendre que, pour les choses qui VOUS paraissaient les plus simples, et qui se font en un clin d'œil, facilement, comme boire et manger, un, deux, trois, sont indispensables; et, en effet, il en est de la fabrique des pensées comme d’un métier de tisserand, où il suffit d’une seule impulsion pour mettre en jeu des milliers de fils: les navettes sont lancées de cà de là, où les fils s'entre-croisent inaperçus, et, d'un seul coup, mille combinai- sons résultent. Le philosophe entre/Metuvousidér montre qu'il en doit être ainsi : le premier est cela, le second, cela: done le troisième et le quatrième, cela; et sans le premier et le second, le troisième et le quatrième n'eussent jamais existé. Les étudiants NDS 83 de tous pays prisent fort ces choses, ce qui ne fait pas qu’ils deviennent des tisserands. Celui qui veut reconnaître et approfondir un objet vivant cherche d'abord à en expulser le souffle vital, après quoi il tient entre ses mains Îles divers éléments, il ne man- que plus, hélas! que Île lien spirituel; la chimie appelle cela Encheïresin naluræ, sans savoir à quel point elle se moque d'elle-même. L'ÉCOLIER. Je ne vous comprends pas tout à fait. MÉPHISTOPHÉLEÈES. Cela ira beaucoup mieux sous peu, quand vous aurez appris à tout réduire et classer convenable- ment. L'ÉCOLIER. Je suis si abasourdi de tout cela qu'il me semble qu'une roue de moulin me tourne dans la tête. MÉPHISTOPHÉLEÈS. Et puis vous devez, avant toute chose, vous adon- ner à la métaphysique. Là, voyez à approfondir ce qui n’est pas du ressort du cerveau de l’homme; pour tout ce qui y entre ou n'y entre pas, ayez toujours un mot ronflant à votre service! Mais commencez par vous imposer, pour ce semestre, une régula- rité ponctuelle. Vous en avez tous les jours pour cinq heures : soyez là au coup de cloche; ne manquez pas de vous bien préparer d'avance, 84 FAUST. d'étudier avec soin le paragraphe, afin d’être d’au- tant plus à même de voir qu'il ne dit rien qui ne soit dans le livre; néanmoins, ne laissez pas d'écrire comme si le Saint-Esprit vous dictait, L'ÉCOLIER, Vous n'avez pas besoin de me le dire deux fois; je sais de quel profit cela doit être; car, lorsqu'on tient du blanc sur du noir, on peut rentrer chez soi soulagé. rl MÉPHISTOPHÉLEÈS, Mais choisissez donc une faculté! L'ÉCOLIER. Je ne puis m'accommoder de la jurisprudence. MÉPHISTOPHÉLÈS. Je ne saurais guère vous en faire un crime; je Sais trop Cetauulientestitie cette ccience Pose droits se succèdent comme une éternelle maladie; on les voit passer de génération en génération, et se traîner en silence d’un lieu à un autre : la raison devient folie, le bienfait tourment. Tu es le fils de tes pères, malheur à toi! car du droit qui est né avec nous, hélas! il n’en est jamais question. L'ÉCOLIER. Ma répugnance s'accroît encore par vous; oh! bienheureux celui que vous instruisez! J'aurais presque envie maintenant d'étudier la théologie. FAUST: 85 MÉPHISTOPHÉLEÈS. Je voudrais bien ne pas vous égarer. En ce qui concerne cette science, il est si difficile d'éviter la fausse route; il y a en elle tant de poison caché set l'on a tant de peine à distinguer le poison du remède! Ici encore le mieux est de n'en écouter qu'un seul, et de jurer sur la parole du maître. Somme toute, tenez-vous-en au mot, et vous entrerez alors par la porte sûre au temple de la Certitude. L'ÉCOLIER. Cependant un mot doit toujours contenir une idée. MÉPHISTOPHÉLES. Fort bien! Seulement il ne faut trop s’en soucier; car là où manquent les idées, un mot trouve à pro- pos sa place. Avec des mots on discute vaillamment, avec des mots on érige un système. On peut fort bien croire aux mots. D'un mot on n'ôterait pas un iota. L'ÉCOLIER. Pardonnez si je vous arrête à tout moment par mes questions; mais il faut encore que Je vous im- portune. Ne me direz-vous pas quelque énergique petit mot touchant la médecine? Trois ans, c'est bien peu de temps, et Dieu! le champ est si vaste! Lorsqu'on a seulement un doigt qui vous dirige, on se sent plus à l'aise pour marcher en avant. 86 FAUST. MÉPHISTOPHÉLÈS, à part. Je suis las du ton sentencieux, reprenons notre rôle de diable. (zaw.) L'esprit de la médecine est facile à saisir. Vous étudiez à fond le grand et le petit monde, pour finir par les laisser aller comme il plaît à Dieu. C'est en vain que vous vous consumez à poursuivre la science, chacun n’apprend que ce qu'il peut apprendre; mais celui qui saisit l’occasion, voilà l’homme. Vous êtes assez bien bâti; vous de- vez être passablement entreprenant, et, pourvu que VOUS ayez confiance en vous-même, la confiance des autres ne vous manquera pas. Surtout apprenez à conduire Îes femmes ; leurs éternelles vapeurs mille fois multipliées se guérissent toutes par le même traitement, et pourvu que vous soyez à moitié res- pectueux avec elles, vous les aurez toutes sous la main. [1 faut qu'un titre autorise leur confiance et leur persuade que votre art surpasse tous les autres dès l’abord : ensuite, vous vous permettez mille petites choses pour lesquelles un autre s'épuiserait en cajoleries des années entières; vous vous enten- dez à bien tâter le pouls. Et tout en leur décochant du coin de l'œil un regard brûlant, laissez couler librement votre main autour de leurs sveltes han- ches, pour voir comment leur corset lesrserre. L'ÉCOLIER. Voilà qui s'annonce déjà mieux; au moins on voit la fin et le moyen. FAUST. 87 MÉPHISTOPHÉLÈS. Mon bon ami, la théorie est morne, et l'arbre doré de la vie est vert. PÉCOLIER. Je vous le jure, cela me paraît comme un rêve. Oseraije vous importuner encore une fois, vous écouter, et jouir de la profondeur de’ votre sa- gesse ? MÉPHISTOPHÉLÈS. Ce qui dépend de moi, je le fais volontiers. L'ÉCOLIER. Il m'est impossible de me retirer sans vous avoir présenté mon album. Accordez-moi cette marque de votre faveur. MÉPHISTOPHÉLÈS. Fort bien! Il écrit et rend l'album. L'ÉCOLIER ##. Éritis sicut Deus, scientes bonum et malum. Il referme l'album avec respect, et se retire. MÉPHISTOPHÉLÈS. Suis maintenant cette vieille sentence de ma cou- | À ER — à ——— — —— 38 FAUST. sine la couleuvre; ta ressemblance avec Dieu pourra bien t'inquiéter un beau jour. Entre Faust. FAUST. Eh bien!... où va-t-on maintenant? MÉPHISTOPHÉLES. Où il te plaira. Voyons le petit, puis le grand monde. Avec quel plaisir et quel profit tu vas suivre ce cours étourdissant! FAUST. Oui; mais, avec ma longue barbe, il me manque encore le charme du savoir-vivre. La tentative ne me réussira pas; je n'ai jamais su me produire dans le monde; je me sens si petit devant les autres! Je serai toujours embarrassé. MÉPHISTOPHÉLES. Mon bon ami, tout cela viendra; sitôt qu'il te vient de la confiance en toi-même, tu sais vivre. FAUST. Comment allons-nous sortir de la maison? Où as-tu des chevaux, des valets, un carrosse ? MÉPHISTOPHÉLES. Nous n'avons qu'à étendre ce manteau, il nous FAUST. 80 portera par les airs. Seulement, pour ce hardi voyage, tu n'emporteras pas de gros paquets avec toi. Un peu d'air inflammable que je vais préparer nous soulèvera de terre lestement, et, si nous ne sommes pas trop lourds, nous irons vite. Mes compliments sur ta nouvelle course à travers la vie. CAVPEND AVE RE ACHAT Æcot de joyeux compères. FROSCEH: Personne ne veut donc boire ni rire? Je vous apprendrai à faire la mine! Vous voilà aujourd'hui comme de la paille mouillée, vous qui êtes tout feu d'habitude. BRANDER, La faute en est à toi; tu ne mets rien sur le tapis, pas une bêtise, par une petite saleté. FAUST. O1 FROSCH. Il hui verse un verve de vin sur la tête. Tiens! voilà l’une et l’autre à la fois. BRANDER. Double cochon! FROSCH. Puisque vous le vouliez, il faut bien l'être. SIEBEL. À la porte les querelleurs! A pleine poitrine chantez la ronde; lampez et criez. Allons, holà! ho! ALTMAYER. Malheur à moi! je suis perdu! du coton ici! Le drôle me brise le tympan. SIEBEL. C'est quand la voûte résonne qu’on juge bien du creux de la basse-taille. FROSCH. C’est juste! à la porte celui qui le prend de travers! À tara, tara, da! ALTMAYER. A tara, lara, da! FROSCH. Les gosiers sont d'accord. Il chante, 92 FAUISIE Ce bon saint empire romain, Comment tient-il encore! BRANDER. Une vilaine chanson! fi! une chanson poli- tique, une pitoyable chanson! Remerciez Dieu chaque matin de ne pas avoir à vous occuper de l'empire romain. Quant à moi, je tiens pour un grand bon- heur de n'être ni empereur ni chancelier. Pourtant il nous faut un chef; nommons un pape; — vous savez quelle qualité. donne l'élection, exalte l'homme. FROSCH. IT chante. Monsieur le rossignol des bois, Allez saluer ma maîtresse Dix mille fois. SIEBEL. Pas de saluts aux maîtresses, je n'en veux rien entendre. FROSCH. À ma maîtresse, saluts et baisers; tu ne m'en empêcheras pas. Ouvre tes verrous la nuit, Ouvre tes verrous sans bruit, Ton amoureux veille: Ferme-les, le jour s’éveille. SIEBEL. À ton aise, va, chante ses louanges. Je rirai à mon tour; elle m'a roué, elle t'en fera autant. Qu'elle FAUST. 9 ait pour régal un gnome qui badine avec elle dans un carrefour; qu'un vieux bouc revenant au galop du Blocksberg lui chevrote le bonsoir; mais un beau garcon, un gaillard de chair et d'os, c’est bien trop bon pour une pareille drôlesse? Je ne veux pas d'autre salut pour elle que de lui casser toutes ses vitres. BRANDER: Attention! attention! qu’on m'obéisse. Avouez, messieurs, que je sais vivre. [[ ya ici des amoureux, et je dois, d'après les usages, leur donner pour la bonne nuit quelque chose qui les divertisse. Atten- tion! une chanson du dernier goût; et entonnez avec moi le refrain de toute la force de vos poumons. Il chante. D'un office abondant Un rat fit sa demeure; De farine et de beurre Il s'emplit tellement, Qu’en moins d’une semaine Il eut une bedaine Comme frère Martin. Oui, mais un beau matin, Au rat la cuisinière Mit du poison; alors Il saute et court dehors Comme si le compèré Avait l'amour au corps. lOUS, jaisant chorus. Avait l'amour au corps. 94 FAUST. BRANDER, frappant sur la table. Il rôde, il court, il trotte, Il boit à tous les pots; Mange, ronge, grignote Fenêtres et rideaux. Rien ne le désaltère. Mais, las de tant d’efforts, Sa fureur se modère, Comme si le compère Avait l'amour au corps. CHORUS. Avait l'amour au corps. BRANDER. Plein du feu qui le mine, Il descend l'escalier Jusque dans la cuisine, Tombe sur le foyer, Et là fait une mine À vous apitoyer; Et, voyant sa mégère Sur sa mort s’égayer, Soulève la paupière Dans ses derniers efforts, Comme si le compère Avait l’amour au corps. CHORUS. Avait l’amour au corps. SIEBEL. Comme les lourdauds s’en donnent à cœur-joie! FAUST. Ke) O1 La belle chose, en vérité, que d’empoisonner un pauvre rat! BRANDER. Ils sont donc bien avant dans tes bonnes grâces ? AAMEANAIEIR La grosse panse à tête chauve! le malheur le rend doux et sentimental; il voit dans ce rat enflé son propre portrait. Entrnt FAUST « MÉPHISTOPHÉLÉES. MÉPHISTOPHÉLÈS. Je dois, avant toute chose, t'introduire en joyeuse compagnie, afin que tu voies comme on mène aisé- ment bonne vie. Pour cette race, pas un jour quine soit une fête. Avec peu d'esprit et beaucoup de con- tentement, chacun tourne dans un cercle étroit comme de jeunes chats jouant avec leur queue. Pourvu qu'ils aient la tête libre, tant que l’hôte leur fait crédit, ils sont joyeux et sans soucis. BRANDER. En voici qui arrivent de voyage, on le voit à leurs manières étranges; à peine s'ils sont débarqués depuis une heure. FROSCH. Par Dieu! tu.as raison. Je prise fort mon Leip- zig, c'est un petit Paris, et qui forme ses gens. 90 FAAMUISI SIEBEL, Pour qui tiens-tu ces étrangers ? FROSCEH: Laissez-moi faire; avec une rasade, je vais leur tirer les vers du nez comme une dent de lait. Les compères me semblent de bonne maison; ils ont l'air fier et mécontent. BRANDER. Ce sont des charlatans, à coup sûr; parions. ALTMAVYER: Re Peut-être. FROSCH. DRE ER Attention! je vais les bafouer. MÉPHISTOPHÉLÉES, à Zuust. Ces pauvres gens! jamais cela ne soupçonne le diable, pas même lorsqu'il les tient au collet. FAAUSHE Nous vous donnons le bonjour, messieurs. SIEBEL. Bien des remerciements pour votre révérence. Bas, regardant Méphistophélès du coin de l'œil. Qu'a donc le drôle à clocher sur un pied? MÉPHISTOPHÉLES. Nous est-il permis de nous asseoir auprès de FAUST. 52 vous? À défaut d’un bon coup qu’on ne peut avoir, on prend goût à la compagnie. ALTMAYER. Vous me paraissez un homme furieusement blase. FROSCH. Vous êtes parti tard de Ripach! Avez-vous soupé ce soir avec M. Jean? MÉPHISTOPHÉLES. Aujourd'hui nous avons passé devant sa de- meure sans nous y arrêter. La dernière fois nous lui avons parlé. Il nous raconta mille choses de ses cou- sins, et nous chargea de bien des compliments pour chacun d'eux. Il s'incline devant Frosch. ALTMAYER, bas. Enfoncé! tu as trouvé à qui parler SIEBEL. Un madré compère! FROSCH. Bon! attends un peu; je l’attrape. MÉPHISTOPHÉLES. Si je ne me suis trompé, nous avons entendu 12 98 FAUST. des voix exercées qui chantaient en chœur. En effet, le chant doit résonner à merveille sous cette voûte. FROSCH. Seriez-vous par hasard un virtuose ? MÉPHISTOPHÉLÈS. Oh! non; le talent est peu de chose, mais le goût est grand. ATPATNTANYEETR: PR Donnez-nous une chanson. TS MÉPHISTOPHÉLÈS. Plus d’une si vous le souhaitez. SIEBEL. Non; une suffira, pourvu quelle soit neuve. MÉPHISTOPHÉLES. Justement nous arrivons d’Espagne, le beau pays du vin et des chansons. Î7 chante. Un monarque avait jadis Une puce en son logis. FIROSCEH: Silence! une puce! L'avez-vous bien compris ? Une puce! voilà un drôle de convive! FAUST. 09 MÉPHISTOPHÉLES, chante. Un monarque avait jadis Une puce en son logis, Gracieuse créature A laquelle s’il vous plaît, D'un habillement complet, Il voulut qu’on prît mesure BRANDER. Surtout n'oubliez pas de recommander au tailleur qu'il prenne la mesure la plus exacte, et que, pour peu qu'il tienne à sa tête, le corsage ne fasse aucun pli. MÉPHISTOPHÉLES. D’hermine et de brocatelle On revêtit la donzelle, Elle eut joyaux à foison, Équipage et pension; On la fit grande maîtresse Et bientôt neveux et nièce, Arrivant de jour en jour, S’installèrent à la cour. Les chambellans et les dames Étaient piqués et mordus. La reine et toutes ses femmes, A la fin, n’y tenaient plus. Chanceliers, dans leur perruque, Filles, dans leurs cheveux blonds; On n’osait baisser la nuque, Ni secouer ses jupons; C'était vraiment tyrannique. Dès qu’une puce nous pique, Nous autres, nous l’étouffons. 100 FAUISIE TOUS, faisant chorus et vociférant. Dès qu’une puce nous pique, Nous autres, nous l’étouffons. FROSCH. Bravo! bravo! c'était beau. SIEBEL. Qu'il en arrive autant à chaque puce. BRANDER. Pincez les doigts, et écrasez-la délicatement. BRANDER. Vive la liberté! vive le vin! MÉPHISTOPHÉLES. Je boirais volontiers un verre en l'honneur de la liberté, si vos vins étaient seulement un peu meilleurs. SIEBEL. Ne vous avisez pas de répéter ce propos! MÉPHISTOPHÉLÈS. Si je ne craignais que l'aubergiste prit mal la chose, j'offrirais à ces dignes convives un échantillon de notre cave. SIEBEL. Allez toujours, je prends tout sur moi. FAUST. IOI FROSCH. Donnez-nous un bon verre de vin, et nous vous louerons fort; seulement, pas de trop petits échan- tillons, car lorsqu'on me demande de rendre un ., jugement il faut que j'aie la bouche pleine. ALTMAYER, bas. Ils me font l'effet d'être des bords du Rhin, je m'en doute. - Fe MÉPHISTOPHÉLES. Procurez-moi un foret. BRANDER. Pourquoi faire? Vous n'avez pas les tonneaux devant la porte. ALTMAYER. L'aubergiste a laissé là derrière un panier d'outils. MÉPHISTOPHÉLES prend le foret. A Fyosch. Maintenant, dites, quel vin désirez-vous goûter ? FROSCH. Qu’entendez-vous par là? En avez-vous donc un assortiment ? ; . MÉPHISTOPHÉLÈS. Que chacun choisisse à son gré. ALTMAYER, à Frosch. Ah! ah! tu commences déjà à te lécher les lèvres. 102 ÉÉAMSELE FROSCH: Bon! puisque l’on peut choisir, moi, je demande du vin du Rhin. La patrie fournit encore ce qu'il y a de mieux. MÉPHISTOPHÉLES, Derçant un trou dans le rebord de la table, à la place où Frosch est assis. Vite, un peu de cire pour faire office de bouchon. AIPHPNPANSE IR Ah! ce sont des tours de passe-passe. MÉPHISTOPHÉLES, à Prander. Et vous? BRANDER. Je veux du vin de Champagne, et qu'il soit bien mousseux. Méphistophèélès perce. — Pendant ce temps, un des compagnons fail les tampons, et bouche les trous. BRANDER. On ne peut pas toujours s'abstenir des produits de l'étranger, et les bonnes choses sont souvent placées loin de nous! Un bon Allemand ne peut souf- frir les Français, mais il boit leurs vins volontiers. SIEBEL, fandis que Méphistophélès s'approche de sa place. J'avoue franchement que l’aigre ne fait pas mon régal; donnez-moi un verre de doux. MÉPHISTOPHÉLÈS, jorant. À l'instant le tokai va jaillir pour vous! FAUST 103 ALTMAYER. Non, messieurs; regardez-moi en face. Je le VOIS bien, vous vous moquez de nous. MÉPHISTOPHÉLES. Eh! ch ! avec des hôtes de votre qualité, le coup serait un peu hardi. Allons, dites-le sans façon, de quel vin puis-je vous offrir? ALTMAYER. De tous! et pas tant d'embarras. Après que tous les trous sont forés et bouchées. MÉPHISTOPHÉLÈS, avec des gestes bizarres. La vigne porte du raisin Et le bouc des cornes; — le vin Est suc et rosée agréable, Le ceps bois dur comme lPairain. Pourquoi le bois de cette table Ne donnerait-il pas du vin? Un long coup d’œil dans la nature Fait le miracle, je vous jure! A présent, tirez les bouchons et régalez-vous. TOUS, zirant les bouchons, el recevant, chacun dans son verre, le vin souhaité. Oh! la belle fontaine qui nous coule la! MÉPHISTOPHÉLÈS. Gardez-vous seulement d'en répandre à terre. Lis se mettent à boire. 104. FAUST. TOUS, chantant. Nous nous en donnons à plein ventre, Nous buvons, buvons, buvons Comme cinq cents cochons! MÉPHISTOPHÉLES. Voilà mes gaillards lancés! voyez comme ils sont heureux! FAUST. J'aurais envie de partir maintenant. MÉPHISTOPHÉLÈS. Encore quelques minutes et tu vas voir la bes- tialité se montrer dans toute sa gloire. SIEBEL Goff sans précaution ; le vin coule à lerre ct Se change 2 en flamme. Au secouts! au feu! à l’aide! l'enfer s'allume! MÉPHISTOPHÉLES, s'adressant à la flamme. Calme-toi, mon élément chéri! (Aux convives) Pour cette fois, ce n’était qu’une goutte du feu du pur- gatoire. SIEBEL. Qu'est ceci? Attendez! vous nous le payerez cher; il paraît que vous ne nous connaissez pas. FROSCH. Je lui conseille de recommencer. ALTMAYER. Je suis d'avis qu'on le prie poliment de décamper. FAUST. 109 SIEBEL. Comment! monsieur, vous avez l'audace de vous permettre ici cet Aocuspocus ? MÉPHISTOPHÉLÈS. Paix! vieux sac à vin. SIEBEL. Manche à balai! de plus, tu veux, je crois, faire le manant! BRANDER. Attendez un peu, les coups vont pleuvoir. ALTMAVER: Il tire un bouchon de la table, une traînée de feu jaillit et l’atteint. Je brûle! je brüle! SIEBEL. Sorcellerie! Tombez sur lui; le drôle est hors la loi. Ils tivent leurs couteaux et s'élancent Sur Méphistophélès. MÉPHISTOPHÉLÈS, avec des gesles graves. Enchantements, illusion Troublez les lieux et la raison; Soyez ici et là! Ils s'arrttent élonnés, et se regardent les uns les autres. ALTMAYER Où suis-je? Quel beau pays! 106 FANUISI | FROSCH. Un coteau de vigne! N'ai-je pas la berlue ? SIEBEL. Et des grappes juste sous la main! BRANDER. Ici, sous ces feuillages verts, voyez quel pied! voyez quelle grappe! T1 prend Siebel par le nez, Les autres s'en font autant muluellement, et Lvent Les couteaux. MÉPHISTOPHÉLÈ S, comme plus haut. Erreur, laisse tomber le bandeau de leurs yeux, Qu'ils voient tous comment le diable raille. Î] disparaît avec Faust, tous les compères lâchent prise. SIEBEL. Qu'y a:t-il ? Quoi ? ALTMAYER. FROSCH. C'était donc ton nez? BRANDER, à Sicber, Et j'ai le tien dans la main! ALTMAYER. Quel coup c'était! on s’en ressent dans tous les membres. Vite, une chaise! je tombe en défaillance! FROSCH. Non, dites-moi seulement, qu’est-il arrivé ? FAUST. 107 SIEBEL. Où est le drôle? Si jamais je le dépiste, il ne sortira pas vivant de mes mains. ALTMAYER. Je l’ai vu passer par la porte de la cave, à cheval sur une tonne. — J'ai les pieds lourds comme du plomb. Se tournant du côté de la table. Ma foi! si le vin en coulait encore! SIEBEL. Mensonge que tout cela! illusion, apparence! FROSCH. T1 - : ; : FA me semblait pourtant bien que je buvais du vin. BRANDER. Mais que sont devenues les grappes ? ALTMAYER. Qu'on dise, après cela, qu'il ne faut pas croire aux miracles! CU ES INEND'E NS ORICLENR Sur un foyer très bas, une grosse marmite bout; dans les vapeurs qui s'en élèvent, diverses formes tourbillonnent: une GUENO N, assise près de la marmite, l'écume, et veille avec soin à ce qu'elle ne déborde pas. Le MALE, avec ses petits, se tient à côté, et se chauffe. Les murs et le plafond sont couverts d'usten- siles bizarres à l'usage de la sorcière. FAUST, MÉPHISTOPHÉLES FAUISTe Ce fantasque appareil me répugne; peux-tu bien me promettre que je recouvrerai la vie au milieu de ce fatras d’extravagances ? Jrai-je prendre conseil d’une vieille femme? Attendrai-je qu’une sale mixture NT PART à AT Fm a — A À REMUISHTS 109 préparée ici m'ôte trente années de dessus le corps? Malheur à moi si tu ne sais rien de mieux! J'ai déjà perdu tout espoir. La nature, une intelligence supé- rieure, n’ont-elles donc point découvert un baume quelque part? AE. MÉPHISTOPHÉLES. Eh! mon ami, voilà que tu te remets à pérorer. Pour te rajeunir, il y a bien aussi un moyen naturel; mais celui-là se trouve dans un autre livre, et c’est un curieux chapitre. FAUIS’P: Je le veux savoir. MÉPHISTOPHÉLEÈES. Bon! un moyen qui ne demande argent, méde- cine, nisorcellerie. Rends-toi sur l'heure aux champs, prends la bêche et remue la terre. Sache te circon- scrire, toi et ta pensée, dans une sphère bornée. Ne te nourris que d’aliments simples; vis comme une bête au milieu des bêtes, et ne dédaigne pas de fumer toi-même le champ où tu moissonnes. C'est là le meilleur moyen, crois-moi, de te rajeunir de quatre- vingts ans. RAUSE Je n’y suis point habitué, et ne saurais me ré- soudre à prendre en main la bêche. Une vie étroite n’est pas dans ma nature. MÉPHISTOPHÉLES. Il faut donc que la sorcière s'en mêle. on ne LE DE RE , Son DTA À RTS LIST EURE dress 5 IPS AR SN AN FEES è RIAD AIRES RP AEPEIEES ë RH APRES 110 FA USE Mais pourquoi justement cette vieille femme? Ne peux-tu brasser toi-même le breuvage ? MÉPHISTOPHÉLÈS. Ce serait un joli passe-temps! j'aurais plus tôt faitide bâtirmille ponts. L'art et la science ne suflisent point en pareille œuvre, il faut encore de la patience. Un esprit recueilli doit passer des années à l'élaborer, — la fermentation subtile n'acquiert sa vertu qu avec le temps, — et tous les éléments dont il se compose, ce sont choses tout à fait bizarres. Le diable à la sorcière l’a bien appris, mais le diable ne saurait pas opérer lui-même. Apercevant les animaux. Vois quelle agréable petite famille! Voici la ser- vante, voilà le valet. AUX animaux. La vieille, il me paraît, n’est pas à la maison? LES ANIMAUX. Au repas, Là-bas, là-bas! Par le tuyau de cheminée! MÉPHISTOPHÉLES. Dites, combien de temps, famille abandonnée, La commère met-elle à faire ses ébats ? FAUST. LES ANIMAUX. Autant que nous mettons à nous chauffer les pattes. MÉPHISTOPHÉLÈS. Gracieux animaux ! quelles mœurs délicates! Comment les trouves-tu ? FAUST. Je les trouve ennuyeux, Absurdes ! MÉPHISTOPHÉLEÈS. Le discours n’était pas sans mérite; Il est de ceux que j'aime, et qui me vont le mieux! AUX animaux. Ça! dites-moi, race maudite, Que remuez-vous donc là, dans cette marmite ? LES ANIMAUX. Nous cuisons la soupe des gueux. MÉPHISTOPHÉLES. En ce cas, vous aurez un public fort nombreux. CE MALE: Il s'approche, et fait patte de velours à Méphistophélès. Allons, vieux diable, Les dés sur table; Jouons, mon cher, nt FAUST. Un jeu d’enfer. Que je retire De grands profits, Et je vais rire! Tout est au pis Dans votre engeance. Eussé-je l'or, J'aurais encor L'intelligence. MÉPHISTOPHÉLES. Comme ce singe-là s’estimerait heureux s’il pou- vait mettre à la loterie! Pendant ce temps, les petits se sont saisis d'une grosse boule qu'ils font rouler devant eux en jouant. LE MATE: Voilà le monde; La boule ronde Monte et descend, Toujours roulant; Comme le verre Sonore et claire; Creuse au dedans, En peu d’instants Elle se fêle; En tous les sens Elle étincelle, De feux ardents Elle ruisselle ! Je suis vivant! Mon cher enfant, Tiens-toi loin d’elle, Car tu mourras! Elle est fragile, Elle est d'argile, Vole en éclats. FAUISIM: 113 MÉPHISTOPHÉLÈES. Pourquoi ce crible ? LE MALE; #7 descend le crible du mur. Par là, maitre, Serais-tu quelque larron ? Je saurais te reconnaître. Il court vers la femelle, et la fait regarder à travers le crible. Vois par le crible, vois, guenon, Reconnais-tu ce larron, Et peux-tu dire son nom ? r. TÉPHISTOPHÉLÈS, s'approchant du feu. a Et ce pot ? LE MALE & LA GUENON. Ah! le nigaud! Il ne connaît pas le pot, Il ne connaît pas la marmite. MÉPHISTOPHÉLES. Race malhonnèête et maudite! LE MATE. Prends-moi ce goupillon; — bravo! — Et sieds-toi sur cet escabeau. Il force Méphistophélès à s'asseoir. FAUST, qui, tout ce temps, S'est tenu en contemplation devant un miroir, tantôt.s'en approchant, tantôt s’en éloisnant. Que vois-je ? quelle image à mes yeux se révèle Dans ce miroir magique? — O lumière! ô beauté! 12 114 FAUST. Forme céleste! Amour, oh! prête-moi ton aile Et conduis-moi sur l’heure au rivage enchanté Qu’elle habite. Oh! de grâce, entraîne-moi vers elle! — Est-ce un rêve? O douleur! si je veux d’un seul pas M'approcher, — si je veux quitter la place, hélas! Je ne l’aperçois plus qu’à travers un nuage! De la femme vraiment la plus parfaite image! La femme a-t-elle donc tant de grâce en partage? Et dois-je en ce beau corps étendu sous mes yeux, Contempler l’abrégé des merveilles des cieux ? Est-il rien d’aussi beau dans toute la nature? MÉPHISTOPHÉLES. Oui, quand un Dieu six jours se met à la torture, Et lui-même à la fin se dit : Bravo! je crois Qu'il en doit résulter une chose passable. Tu dois te contenter de la voir, cette fois. Je saurai te flairer quelque trésor semblable. Et certes, bienheureux celui que son destin Choisira dans le temps pour lui donner la main. Faust demeure les yeux plongés dans le miroir ; Méphistopheles, s'étendant sur le fauteuil et jouant avec le goupillon, continue de parler. Je me vois installé comme un roi sur son trône. J'ai le sceptre, à présent il me faut la couronne. LES ANIMAUX, gui jusque-là ont exécuté entre eux toute sortes de mouvements bizarres, apportent, en poussant de grands cris, une couronne à Méphistophélès. Soyez assez bon, monseigneur, Avec du sang, de la sueur, Pour rajuster cette couronne. Ils sautent gauchement de côté et d'autre avec la couronne, et la brisent en deux morceaux, avec lesquels ils dansent en rond. Maintenant c’est fait, nous parlons. Voyons, entendons et rimons. ENUISIE 15 FAUST, vourné vers le miroir. Malheur à moi! je sens des ardeurs insensées.. MÉPHISTOPHÉLES, wontrant du doigt les animaux. La tête finira par m'en tourner, vraiment. LES ANIMAUX. Si tout cela nous réussit, Si tout cela s’assortit, Voilà des pensées! FAUST, comme plus haut. Malheur! quel feu déjà ruisselle dans mon sang | Sortons, éloignons-nous sur-le-champ, sur-le-champ! MÉPHISTOPH ÉLÉÈS, dans la position indiquée tout à l'heure. Encor faut-il, au moins, en l'honneur de ces bêtes, Les proclamer de francs poètes ! La marmite, que la guenon avait jusque-là négligée, commence à déborder ; il s'élève une grande flamme, chassée violemment dans le tuyau rs les flammes en poussant de la cheminée. La SORCIÈRE, “aînée sur son char, descend à trat d'horribles cris. LA SORCIÈRE. Aie! aïe! oh! Damné pourceau ! Tu négliges la marmite, Et me rôtis la peau! Bête maudite! Apercevant Faust et Méphistophéles. 116 FAUST. Mais qu'est ceci ? Qui donc êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Qui se glisse ainsi ? Canaille, marauds, Le feu dans vos os! Elle plonge l'écumoire dans la marmite, et asperse de flammes L'aust et Méphis- Ÿ , [1 tophélès. Les animaux hurlent. MÉPHISTOPHÉ LÈS, retournant le &oupillon qu'il tient dans la main, et frappant de droite et de gauche sur les verres et sur les pots. En pièces, en éclats! A bas la bouillie! Les verres à bas! Carogne, ma mie, Je m'amuse, en ce moment, À régler le mouvement De ta mélodie. Tandis que la sorcière recule pleine de colère et d'effroi. Me reconnais-tu, squelette, épouvantail? Recon- nais-tu ton seigneur et maître? Je ne sais qui me tient que je ne te frappe, que je ne te metteen pièces, toi et tes Esprits-Singes! N’as-tu donc plus respect devant le pourpoint rouge? ne sais-tu plus recon- naître la plume de coq? t'ai-je caché cette face? II faudra sans doute que je me nomme moi-même. LA SORCIÈRE. O maître! pardonnez mon accueil brutal puis- que je n’aperçois pas le pied de cheval. Que sont donc devenus vos deux corbeaux ? MÉPHISTOPHÉLÈS. Pour cette fois, je veux bien te laisser quitte à FAUST. si bon marché; car, à vrai dire, voici déjà quelque temps que nous ne nous étions vus. La civilisation qui polit le monde entier s'estétendue jusqu'au diable. Il n'est plus question aujourd’hui du fantôme du Nord: où vois-tu des cornes, une queue et des griffes ? Quant au pied de cheval, dont je ne saurais me dé- faire, comme il me nuirait dans le monde, jai a l'exemple de nombreux jeunes gens, adopté depuis des années la mode des faux mollets. LA SORCIÈRE, dansant. Son Altesse Satan chez moi! J'en perds l'esprit et la raison, ma foi! MÉPHISTOPHÉLÈS. Pas de ce nom:là, vieille, je te le défends. LA SORCIÈRE. Pourquoi donc? que vous a-t-il fait? MÉPHISTOPHÉLÈES. Il est depuis longtemps inscrit au livre des mythes; mais le sort des humains n’en est pas pour cela devenu meilleur; ils sont délivrés du Méchant, les méchants sont restés. — Appelle-moi Monsieur le Baron, à la bonne heure; je suis un chevalier comme les autres. Tu ne doutes pas, je l'espère, de la noblesse de mon sang? Tiens, voilà l'écu que je porte. Il fait un geste licencieux. 118 FAUST-: LA SORCIÈRE. Ah! ah! c’est bien de vous; vous êtes un polis- son comme vous le fütes toujours. MÉPHISTOPHÉLES, à Faust. Mon ami, fais-en ton profit. Voilà de quelle manière on se comporte avec les sorcières. Maintenant, dites, messieurs, qu ordonnez-vous ? MÉPHISTOPHÉLES. Un bon verre de l’élixir que tu sais, mais du plus vieux; les années doublent sa force. LA SORCIÈRE. Très volontiers. J'ai là un flacon dont je goûte moi-même par friandise de temps à autre, et qui ne Sent pas mauvais le moins du monde. Je veux bien vous en donner un petit verre. Bas. Mais si cet homme boit cela sans être préparé, il n'en a pas, vous le savez, pour une heure de vie. MÉPHISTOPHÉLES. C'est un bon ami à qui cela ne peut faire que grand bien. Je demande pour lui ce que tu as de mieux dans ta cuisine. Traceton cercle, prononce tes paroles, et donne-lui une pleine tasse. ENST 119 La SorCIÈRE, avec des gestes bizarres, tire un cercle dans lequel elle place toute sorte de choses singulières; pendant ce temps, les verres commencent à tinter, les marmites à résonner, et font une musique. À la fin elle apporte un grand livre, range dans le cercle les animaux, qui lui servent de pupitre et lui tiennent les flam- beaux. Elle fait signe à Faust de venir à elle. FAUST, à Méphistophéles. Mais dis-moi, qu'est-ce que tout cela va devenir? Cet appareil insensé, ces gestes extravagants, cette insipide parodie! Tout cela m'est assez connu et assez odieux. Er MÉPHISTOPHÉLÈS. Bagatelles, histoire de rire; ne sois donc pas si sévère. Il faut bien qu’en digne médecin elle fasse son hocuspocus, afin que l’élixir te profite. Il contraint Faust à entrer dans le cercle. LA SORCIÈRE se set à lire dans le livre et déclame avec une grande emphase. Tu dois comprendre! D'un faire dix, Deux sous-entendre Et trois aussi, Tu t'enrichis! — Perds le quatrième! De cinq et six, Je te le dis Moi-mème, Fait sept et huit, Tout s’accomplit : Et neuf font un, Et dix aucun. Voilà, tel est Le grand mystère Et le livret De la sorcière. 120 FAST FAUST- Il me semble que la vieille parle dans la fièvre. MÉPHISTOPHÉLÈS. Nous ne sommes pas au bout de sitôt; je con- nais bien cela. Ainsi chante tout le livre: j y ai perdu bien du temps, car une contradiction achevée reste également un mystère pour les sages comme pour les fous. Mon ami, cet art est fort ancien et n’en est pas moins nouveau. Ce fut la mode de tout temps de mettre en avant trois et un, un et trois, pour propager l'erreur au lieu de la vérité. C’est ainsi qu'on bavarde, et qu’on enseigne tout à son aise, car qui voudrait s'occuper des fous? L'homme croit d'ordinaire, pourvu qu'il entende des mots, quily a toujours moyen d'y mettre un sens. LA SORCIÈRE continue. Oui, la puissance De la science Où le monde entier tend les bras, Échoit sans efforts en partage À l’homme sage Qui n’y songe pas! FAAUISIE Quelle extravagance débite-t-elle! Ma tête va se fendre; il me semble que j'entends un chœur de cent mille fous. MÉPHISTOPHÉLES. Assez, assez, Ô sibylle accomplie! donne-nous ton breuvage et dépêche-toi de remplir e ne crains rien pour mon ami, Ce COUD- la: tasse jus- qu’au bord; lui fera pas de mal. C'est un homme qui a passé plus d'un bon coup. là ne par plus d'un grade, et bu déjà LA SORCIÈRE, avec beaucoup de cévémonie, verse l'élixir dans une coupe. Au moment où Faust porte le breuvage à ses lèvres, une flamme légère s'élève. MÉPHISTOPHÉLES. Allons, avale; courage, va toujours! Tu te senti- oie au cœur. Tu es de pair à com- a flamme te ferait peur! ras tout de suite la pagnon avec le diable, et Î La SORCIÈRE rompt le cercle, FAUSTY en sort. MÉPHISTOPHÉLES. Alerte! partons, et du mouvement à cette heure! LA SORCIÈRE. Puisse ce petit coup vous être salutaire! MÉPHISTOPHÉLES, à /a sorciére. faire quelque chose pour toi, tu Et si je puis un mot à la fête de Walpurgis. n'as qu'à m'en dire LA SORCIÈRE. Prenez cette chanson! chantez-la quelquefois, des effets tout particuliers. 10 et vous en éprouverez PAU SUR MÉPHISTOPHÉLÈS. Alerte donc, et laisse-toi conduire; il est in- dispensable que tu transpires pour que la vertu de ce philtre te pénètre au dedans et au dehors. Ensuite je tapprendrai à apprécier une noble oisiveté, et bientôt tu sentiras, dans l'ivresse de tout ton être, le réveil de Cupidon et ses bonds désordonnés. FAXUISIT Laisse-moi seulement Jeter encore un rapide coup d'œil dans ce miroir. Cette image de femme était si belle! MÉPHISTOPHÉLÈS. Non, non; tu vas voir tout à l'heure le modéle de toutes les femmes devant toi, et plein de vie. (Be) Avec cet élixir dans le COrpsS, tu vas voir bientôt une Hélène dans chaque femme. RTS On À Quantin, Imp. Edit. = L, 4 RUE — y Er UNF AUST., MARGUERITE passant. FE FAUST. ma belle demoiselle, Osé-je vous offrir, hez vous un seul instant ?.. Mon bras jusque € MARGUERITE. on, Pard Ile, e ne suis, monsieur, demoiselle ni be Mais } aison. le e fort bien rentrer à la m Et puis seul one. Elle se dégage el s’éloi, Ga | 4 “| | ‘ | 124 FAUST. FAUST. Par le ciel, cette enfant est belle, je l’atteste, Et je n’ai rien encor rencontré de pareil. Charmante, convenable à la fois et modeste, L'air mutin cependant. — L'éclat pur et vermeil De sa joue et le feu de sa lèvre empourprée Jamais ne sortiront de ma tête enivrée! Tandis qu’elle baissait les yeux avec pudeur, Elle s’est réfléchie aussitôt en mon cœur! Et puis, quel sans-facon !.. c’est à ravir, d'honneur! Entre. MÉPHISTO PH ÉLÉÈS. FAUISHE Ecoute, il faut me procurer cette jeune fille! MÉPHISTOPHÉLES. Eh ! laquelle? FAUST, Elle vient de passer à l'instant. MÉPHISTOPHÉLÈS. Celle-là! bon elle vient de chez son prêtre, qui lui a donné toute absolution. Je m'étais glissé der- rière sa place; mais c'est l'innocence même que cette fille; elle venait à confesse pour rien; je n'ai aucun pouvoir sur elle. FAAMDISUE Elle a pourtant plus de quatorze ans. AUS 12 Ut MÉPHISTOPHÉLÈS. Tu parles bien là comme Hans Liederlich, qui veut pour lui toute gentille fleur, et s'imagine qu'il n'y a ni honneur ni faveur qu'il ne puisse cueillir; mais.il n’en va pas toujours ainsi. RAUST Assez! monsieur le magister, laisse-moi la paix, et tiens-toi-le pour dit une bonne fois. Si, cette nuit même, la douce enfant ne repose pas dans mes bras, 3 minuit nous nous séparons. \ÉPHISTOPHÉLES. Songe donc à ce qui est praticable; j'ai besoin au moins de quinze jours pour épier seulement l'oc- casion. FAUST. Et si j'avais seulement sept heures devant moi, je n'aurais pas besoin du diable pour séduire une semblable petite créature. MÉPHISTOPHÉLES. Vous parlez déjà presque, comme un Français. Cependant ne vous rebutez pas. Que sert-il de pré- cipiter la jouissance ? L'ivresse en est beaucoup moins vive que lorsque auparavant, en tournant en tous sens votre poupée, par toute sorte de brim- borions vous l'avez pétrie et accommodée, comme nous l'enseigne maint conte saulois. 126 FAUST FPANUSITE Qu'importe, si j'ai de l'appétit sans tout cela ? MÉPHISTOPHÉLÈS. Maintenant, plaisanterie à part, je vous le dis une fois pour toutes, n'allez pas si vite avec la belle enfant; il n'y a là rien à prendre d'assaut, il faut nous résigner à [a ruse. EF AUS > Procure-moi quelque chose de cet ange adoré, conduis-moi vers la couche où elle repose; procure- moi un fichu de son sein, une jarretière à mon désir! MÉPHISTOPHÉLES. Pour que vous voyiez que Jai bonne envie de VOUS servir et de soulager votre peine, sans perdre un instant, je vous conduirai aujourd'hui même dans sa chambre. FAUST. Et je la verrai, je la posséderai ? MÉPHISTOPHÉLES. Non; elle sera chez une voisine. Cependant vous pourrez tout seul vous repaître à loisir, dans son atmosphère, de l'espérance des voluptés futures. Partons-nous ? MÉPHISTOPHÉLES. Il est encore trop tôt. RATES Vä me chercher un cadeau pour elle. Hire MÉPHISTOPHÉLES. Déjà des cadeaux! c'est bien, il réussira. Je sais mainte bonne place et maint vieux trésor enfoui; JY ais donner un coup d'œil. TAEORSIOMER Une chambre petite et proprette. MARGUERITE, #essant ses nattes et les relevant. Vraiment je donnerais, sans mentir, quelque chose Pour savoir quel était ce monsieur d'aujourd'hui; Il avait bonne mine’ et ne peut être aussi Que de bonne maison, à ce que je suppose; Autrement il n'aurait pas été si hardi. TEE MÉPHISTOPHÉLÉES., FAUST. MÉPHISTOPHÉLÈS. Entre tout doucement, entre donc! FAUST. 120 FAUST, après un moment de silence. Ah! de grâce! Un instant laisse-moi tout seul à cette place. MÉPHISTOPHÉLEÈS, furetant. Toute fille n’est pas propre et rangée ainsi. Exit. FAUST, regardant autour de lui. Salut, doux crépuscule, Ô suave lumière, Qui de tes purs rayons dores ce sanctuaire ! Saisis mon cœur enfin, douce peine d'amour, Qui vis en languissant de la tiède rosée De l'espoir; — comme ici tout respire à l’entour Un sentiment de calme et d'ordre, une pensée De frais contentement! — En cette pauvreté, Que d’abondance, à Dieu ! que de félicité Dans ce cachot! II se jette dans le fauteuil de cuir auprès du lit. Prends-moi, toi qui, dans leur tristesse Ou leur joie, as reçu si souvent en tes bras Les générations! Combien de fois, hélas! La troupe des enfants s’est-elle avec ivresse Empressée à l’entour du trône paternel ! Ici, peut-être ici, ma douce bien-aimée, D'une pieuse ardeur pour le Christ animée, Jeune et fraîche. est venue aux fêtes de Noël De l’aïeul saintement baiser la main flétrie. — Oh! je sens ton esprit d'ordre et d'économie Murmurer près de moi, belle enfant; cet esprit, Qui maternellement et chaque jour t’instruit A poser proprement le tapis sur la table, A semer sous tes pieds les spirales de sable. O douce main qui fais un vrai séjour des cieux De ce réduit obscur! — © main heureuse et sainte | Et là. Jl soulève un des rideaux du lit. 130 FAUST: Quel sentiment de bonheur et de crainte Me saisit tout à coup! — Là, je pourrais, heureux, A loisir m'attarder des heures. — © nature! C’est là que, dans un songe aimable et fortuné. Tu complétas, la nuit, ce bel ange incarné: Là reposait l’aimable créature, Dont la vie emplissait le sein de son doux feu. Là se développa la céleste figure A l’image de Dieu! Et toi, qui ta conduit ici? pensée amère, Profonde émotion! — Ici que viens-tu faire? Pourquoi ton cœur est-il si lourd et si confus ? Malheureux Faust! je ne te connais plus! Quel magique brouillard m’entoure! quel mystère! J’accours tout embrasé du désir d’être heureux, Et voilà que je fonds en un rêve amoureux! Des pressions de l’air sommes-nous donc les jeu x ? Et si, dans ce moment, elle entrait soudain, comme Du sacrilège alors tu te repentirais! Comme il serait petit et mesquin, le grand homme! Comme alors à ses pieds, honteux. je tomberais! MÉPHISTOPHÉLES. Alerte! je la vois en bas; elle s'arrête ; Elle monte. EPAMDISIe Partons; je ne reviens jamais! MÉPHISTOPHÉLÈS. Donc, voici maintenant une lourde cassette. Où je lai prise importe assez peu. — Placez-la Toujours dans cette armoire, et sa petite tête, FA USE: 131 Je puis vous l’assurer, bientôt lui tournera. J'ai fourré là dedans mainte petite chose ; Une autre s’y prendrait, à ce que je suppose. Il est vrai qu’un enfant est un enfant; un jouet Est un jouet. EPAUISI Je ne sais si je dois... MÉPHISTOPHÉLÈS. Cecofiret. Dites, vous voudriez le garder? — A merveille! A votre convoitise, en ce cas, je conseille De ménager son temps et ma peine. — Pardon, Vous n'êtes pourtant pas avare, je soupçonne! Je me frotte les mains et me gratte le front. Il place la cassette dans l'armoire et ferme la serrure. Et maintenant partons pour plier la mignonne Au gré de vos désirs, aux vœux de votre cœur! Cà, que restez-vous là planté d’un air rêveur? Attendez-vous que l’heure du cours sonne, Ou bien devant vos yeux voyez-vous en personne La Physique et sa sœur Métaphysique en robe de docteur ? Partons. Exeunt. MARGUERITE, wne lampe à la main. Quelle chaleur ici, quelle atmosphère! J'étoufte. Elle ouvre la fenêtre. Il ne fait pas dehors si chaud pourtant. Je suis tout je ne sais comment. — Je voudrais que ma mère Fût rentrée au logis! Un frisson me parcourt tout entière. — Femme craintive et folle que je suis! Elle se met à chanter en se déshabillant. 152 FAUST. Il était un roi dans Thulé, Fort tendre et jamais consolé, À qui sa belle, en trépassant, D'une coupe d’or fit présent. Rien ne valait ce trésor-là. Il s’en servait à tout gala, Et chaque fois qu’il le vidait, Son œil de larmes débordait. Et quand sonna l’heure suprême, Il compta ses villes lui-même, A son héritier, s’il vous plaît, Laissant tout, hors le gobelet. |. dus cp EN TOME fa Pour mieux fêter sa fin de règne, Dans son château que la mer baigne, Sous la grand’vôute aux noirs piliers, Il rassembla ses chevaliers. Lors, se levant, le vieux compère Lampa sa rasade dernière, Et dans les flots, de son plein gré, Lança le gobelet sacré. Il le vit s’enfoncer et boire Dans la mer mugissante et noire, Ferma les yeux, touchant le but, Et plus une goutte il ne but". Elle ouvre l'armoire pour serrer ses vêtements, et aperçoit la cassette de bijoux. Comment ce joli coffre a-t-il fait pour venir? 1. Cette version n’est point la même qui se trouve dans les diverses autres éditions de notre traduction de Zaust. Lorsque Meyerbeer écrivit son fameux intermède pour + jeunesse de Goethe, il nous proposa un nouveau rythme, mieux selon son idée, et les paroles que nous donnons ici ont servi de texte à sa musique. On peut lire dans notre livre intitulé Æeyerbeer et son Temps, l'histoire de ce drame, dont la partition inédite et jusqu'ici retenue en captivité, comptera tôt ou tard parmi les chefs-d'œuvre du maître. AUBIN 108 (21) J'avais pourtant fermé l'armoire; c’est étrange! Je voudrais bien savoir ce qu'il peut contenir; Peut-être est-on venu l’apporter en échange, Et ma mère a prêté dessus! — Voici la clé Suspendue au ruban; si je l’ouvrais? — J'espère Ne pas faire grand mal. — Qu'est-ce donc? sainte Mère! Non, je n’ai rien encor, de mes jours, contemplé De tel! — une parure éclatante et complète, Dont une noble dame, aux jours de grande fête, Pourrait se faire honneur! — Que cette chaîne-ci M'irait bien! A qui donc cette riche merveille Peut-elle appartenir ? Elle se pare et va au iv oir. Si ces pendants d'oreille Seulement étaient miens! On est tout autre ainsi! A quoi vous servent donc la beauté, la jeunesse: C’est bel et bon; mais nul jamais ne s'intéresse À tout cela, vraiment, hélas! et la pitié De tous les compliments qu'on vous fait à moitié! De l'or seul tout dépend, vers l'or seul tout se presse. Hélas! pauvres de nous !.. CNE PROMENADE FAUST yes allant et venant: MÉPHISTOPHÉLES, alantà lui, MÉPHISTOPHÉLES. Par tout l'amour dédaigné! par tous les éléments infernaux!... Je voudrais savoir quelque chose de pire par quoi jurer! FAAUIS TE Qu'as-tu? qu'est-ce donc qui te travaille si fort ? Je n'ai vu de ma vie une pareille mine. FAUST. I 2 on MÉPHISTOPHÉLEÈS. Je me donnerais volontiers au diable sur-le-champ si je n'en étais moi-même un. FAUST. Quelque chose s'est-il dérange dans ta cervelle ? Il te sied bien de te démener comme un furieux ! MÉPHISTOPHÉLÈES. Pensez donc, la parure que je m'étais procurée pour Gretchen, un prêtre nous l’a escamotée! — La mère vient à voir la chose, aussitôt le frisson Îa prend; la bonne femme a l’odorat fin, elle ne cesse pas d'avoir le nez fourré dans son livre de messe, et n'a qu'à flairer un meuble quel qu'il soit pour s'assurer si l’objet est saint ou profane; or elle sentit parfaitement que cette parure n'apportait pas grande bénédiction. « Mon enfant, s'écria-t-elle, bien mal acquis oppresse l'âme et consume le sang; consa- crons ceci à la Mère de Dieu, et la manne du ciel descendra sur nous. » La petite Marguerite fit la moue : à cheval donné, pensait-elle, on ne regarde pas la bouche; et, vraiment, il ne peut être un impie, celui qui a si gentiment introduit ici cette cassette. La mère fit venir un prêtre. À peine celui-ci eut-il entendu la plaisante histoire, que se régalant de la vue des bijoux : Bien pensé, dit-il; qui sait se vaincre gagnera. L'Église a bon estomac; il lui est arrivé d'engloutir des pays entiers, et cela sans avoir pe ge 136 FAUSM jamais eu d’indigestions ; l'Eglise seule, mes bonnes dames, peut digérer le bien mal acquis. REMISES C'est un usage universel; les juifs et les rois en savent faire autant. MÉPHISTOPHÉLÈS. Là-dessus il vous rafle bracelet, chaîne et bagues comme si c'était une bagatelle, ne remercie ni plus ni moins que s'il s'agissait d'un panier de noix, leur promet toutes les joies du ciel, et vous les laisse fort édifiées. FAUST:. Et Gretchen ? MÉPHISTOPHÉLÈS. Elle est maintenant inquiète, agitée, ne sait ni ce quelle veut ni ce qu'elle doit faire, rêve aux bijoux nuit et jour, et davantage à celui qui les lui apporta. FAUST. Le souci de ma bien-aimée me tient au cœur ; procure-toi pour elle sur-le-champ un nouvel écrin. Le premier n'était pas déjà si merveilleux. MÉPHISTOPHÉLÈS. Oh! oui, pour monsieur tout est un jeu d'enfant! FAUST. Fais, et si j'ai un conseil à te donner, tu t’accro- cheras à la voisine. Allons, ne sois pas un diable à l’eau tiède, et procure-toi une nouvelle parure. MÉPHISTOPHÉLÈS. Oui, gracieux maître, volontiers et de bon cœur. Faust exit. MÉPHISTOPHÉLES, seul. Un pareil fou amoureux vous tirerait en feu d'artifice le soleil, la lune et les étoiles, pour peu que cela pût divertir sa belle. Avr LA MAISON DE LA VOISINE MARTHE, see Mon cher mari (Dieu l'ait en sa bonté profonde!) Ne s’est guère envers moi comporté dignement. Quoi! s’en aller ainsi d’abord courir le monde, Et seule me laisser sur Ja paille! — Pourtant Je ne lui fis jamais ni chagrin ni tourment, Et toujours, Dieu Je sait, je l’aimai tendrement, Elle pleure. Hélas! peut-être bie Encore n qu'il est mort, — O misère! si javais son extrait mortuaire ! FAUST. * ‘Entre MARGUERITE. MARGUERITE. Dame Marthe! MARTHE. Gretchen ! MARGUERITE. À peine mes genoux Peuvent-ils me porter! Je viens, le croirez-vous ? D'en trouver encore une, encore une cassette D'ébène, magnifique et pleine de bijoux Plus beaux que les premiers. J’en vais perdre la tête! MARTITE: Cette fois à ta mère, au moins, ne le dis pas, Car elle irait encor tout porter à la cure. MARGUERITE. Regardez! admirez! MARTHE Zi ajuste la parure. Heureuse créature! MARGUERITE, Quel dommage, pourtant, de ne pouvoir, hélas! Se montrer dans la rue avec, ou dans l’église! MARTHE. Viens me voir; tu pourras te parer à ta guise 140 FAUST. Sans qu’on en sache rien. Tu te promèneras Une heure et plus devant le miroir; n'est-ce pas Que cela fait toujours plaisir? Viendront ensuite Quelques occasions, quelques fêtes; alors Tu pourras peu à peu te faire voir dehors, Une chaîne d’abord, ensuite une petite Perle à l’oreille; ainsi ta mère ne verra Rien au monde. — En tous cas, d’ailleurs, on lui fera Quelque conte. MARGUERITE. Vraiment c’est à tourner les têtes. Qui donc a pu chez moi porter les deux cassettes ? Tout cela n’est pourtant pas clair, vous l’avoûrez. On frappe. Dieu! si c'était ma mere! MARTEHE, regardant à travers le petit rideau de la porte. Un étranger! — Entrez. Entre MÉPHISTOPHÉLÉS. MÉPHISTOPHÉLÈS. Je suis bien hardi de me présenter ainsi sans façon; ces dames daigneront me le pardonner. I7 se recule respectueusement devant Marguerite. Je voudrais parler à Me Marthe Schwerdtlein. MARTHE. C'est moi; monsieur a quelque chose à me dire? FAUST. 141 MÉPHISTOPHÉLES, bas à Marthe. Je vous connais maintenant, cela me suffit. Ma- dame a chez elle une visite de distinction; pardonnez la liberté que j'ai prise; je reviendrai dans l’après- midi. MARTHE, haut. Imagine-toi, mon enfant, bonté divine! que mon- sieur te prend pour une demoiselle de qualité. MARGUERITE. Je ne suis qu'une pauvre jeune fille. Ah! Dieu! monsieur est beaucoup trop bon. La parure et les bijoux ne m'appartiennent pas. MÉPHISTOPHÉLES. Ah! ce n’est pas seulement la parure. Mademoi- selle a des manières! un regard si pénétrant! Que je suis aise de pouvoir rester! MARTHE. Quelle nouvelle m'apportez-vous? Îl me tarde MÉPHISTOPHÉLES. Je voudrais avoir quelque histoire plus gaie à vous conter ; toutefois j'espère que vous ne m'en ferez pas porter la peine. Votre mari est mort et vous fait saluer. Ge 142 FAUST. MARTHE. Il est mort! digne homme! Miséricorde! mon mari est mort! Ah! je succombe! MARGUERITE. Ah! chère dame! ne désespérez pas. MÉPHISTOPHÉLÈS. Ecoutez l’histoire lamentable. MARGUERITE, Voilà pourquoi je voudrais n’aimer de ma vie; une telle perte m'affligerait à la mort MÉPHISTOPHÉLÈS. Il faut que le plaisir ait ses peines, la peine ses plaisirs. MARTHE. Racontez-moi sa fin. MÉPHISTOPHÉLÈS. Il gît à Padoue, auprès de saint Antoine, en térre consacrée, fraîche couche où il repose pour l'éternité. MARTHE. Ne m’apportez-vous rien de lui? FAUST. 143 MÉPHISTOPHÉLÈS. Si fait, une prière grave et importante : il s’agit de lui faire dire trois cents messes. Du reste mes poches sont vides. MARTHE. Quoi! pas une médaille? pas un bijou? ce que le dernier ouvrier épargne au fond de son sac, et garde comme un souvenir, dût-il mourir de faim, dût-1l mendier! MÉPHISTOPHÉLES. . Madame, j'en ai le cœur navré; mais, à vrai dire, il ne gaspillait pas son argent; il s’est bien repenti de ses fautes, et surtout il a déploré bien davantage son infortune. MARGUERITE. Ah! que les hommes soient si malheureux! Certainement je ferai chanter pour lui plus d'un Requiem. MÉPHISTOPHÉLÈS. Vous seriez digne d'entrer déjà en ménage; vous êtes une aimable enfant! MARGUERITE. Ah! non, cela ne convient pas encore. MÉPHISTOPHÉLÈS. Sinon un mari, du moins un galant en attendant. 144 FAUST. C'est une des plus grandes joies du ciel d’avoir dans ses bras un si charmant objet. MARGUERITE. Ce n’est point l'usage du pays. MÉPHISTOPHÉLES. Usage ou non, cela s'arrange tout de même. MARTHE. Racontez-moi donc... MÉPHISTOPHÉLÈS. J'étais à son lit de mort; c'était un peu mieux que du fumier, de la paille pourrie; mais il mourut en chrétien et trouva qu'il était encore mieux traité qu'il ne méritait. « Ah! s’écriait-il, je dois me détes- ter du fond du cœur, pour avoir pu délaisser ainsi mon état et ma femme! Ah! ce souvenir me tue! Encore voulût-elle me pardonner en cette vie! » MARTHE, pleurant. Digne homme! il y a longtemps que je lui ai pardonné. MÉPHISTOPHÉLÈS. « Mais, Dieu le sait, la faute en est plus à elle qu'à moi. » FAUST. 14) MARTHE. Pour cela, il a menti. Quoi! au bord de la tombe, mentir! MÉPHISTOPHÉLES. Sans doute il radotait à ses derniers moments, autant que je puis m'y connaître. « Je n'avais, disait- il, pas une minute de bon temps; il fallait d’abord lui faire des enfants, puis les nourrir, leur procurer du pain, quand je dis du pain, c’est dans toute la force du terme; encore je ne pouvais en manger ma part en repos. » MARTHE. A-t-il bien pu oublier tant de fidélité, tant d'amour, de tracas, le jour et la nuit? MÉPHISTOPHÉLES. Non, certes, il y a pensé du fond du cœur. « Quand je partis de Malte, disaitil, je priai ardem- ment pour ma femme et mes enfants, et je dois avouer que le ciel se montra favorable, car notre vaisseau prit un bâtiment turc qui portait un trésor du grand sultan. Le courage eut sa récompense, et moi, comme il était juste, je reçus ma bonne part. » MARTHE. Et comment? où? il l'aura peut-être enfoui!! MÉPHISTOPHÉLES. Qui sait où les quatre vents l'ont emporté? Une 19 146 EPAUIS A belle demoiselle le prit en intérêt lorsqu'il se prome- nait à Naples en étranger; elle lui témoigna tant d'amour et de fidélité, qu'il s'en ressentit, jusqu’à sa bienheureuse fin. MARTHE. Le pendard! le voleur du bien de ses pauvres enfants! Aïnsi donc il n'était malheur ni misère qui püt l'empêcher de mener sa vie infâme! MÉPHISTOPHÉLES. Vous voyez! aussi est-il mort. Si j'étais à votre place, je le pleurerais l’année d'usage, et, dans l’in- tervalle, je guignerais un nouvel amoureux. MARTHE. Ah! Dieu! comme était mon premier je n’en retrouverais pas aisément un autre dans ce monde; c'était un fou, mais un fou adorable; seulement il aimait un peu trop les voyages, les femmes étran- gères, le vin étranger et ce damné jeu de dés! MÉPHISTOPHÉLES. Bon! bon! cela pouvait fort bien s'arranger, s’il vous en passait à peu près autant de son côté. Je vous jure qu'à cette condition, j'échangerais moi- même volontiers l'anneau nuptial avec vous. MARTHE: Oh! monsieur aime à plaisanter. FAUST. 147 MÉPHISTOPHÉLES, à part. Il est temps que je me retire; elle est femme à prendre le diable au mot. 4 Grexnen. Et Votre cœur, où en est-il? MARGUERITE. Que veut dire par là monsieur ? MÉPHISTOPHÉLEÈS, Bonne et innocente enfant! zZaw. Je vous donne le bonjour, mesdames. MARGUERITE. Adieu! MARTHE. Un mot seulement! Je voudrais bien savoir par témoignage où, quand et comment mon cher mari est mort et fut enterré. J'ai toujours aimé l’ordre; je voudrais aussi lire sa mort dans les petites affiches. MÉPHISTOPHÉLÈS. Oui, chère dame, la parole de deux témoins suffit, par tous les pays, pour prouver la vérité; j'ai un compagnon fort distingué, je vous l’'amènerai devant le juge: je vais d’abord le conduire ici. MARTHE. Oh! faites cela! MÉPHISTOPHÉLES. Et cette jeune demoiselle y sera-t-elle AUS J FAUST. 149 Un brave garçon! il a beaucoup voyagé, et ne manque pas d'en user avec toute la politesse à l'égard des dames. MARGUERITE. Je serais trop honteuse devant ce monsieur; je rougirais de confusion. MÉPHISTOPHÉLES. Vous n'avez à rougir devant aucun roi de la Lee MARTHE. Là-bas, derrière la maison, dans mon jardin, nous attendrons ce soir ces messieurs. BNC RRRIUEE AUS MÉPHISTOPHÉLES. FAUST. Eh bien! les affaires sont-elles en bon train? avançons-nous ? MÉPHISTOPHÉLÈS. ans peu de Ah! bravo! je vous trouve eñ feu. D temps Gretchen sera à vous. Ce soir, vous la verrez 150 FAUUISH chez la voisine Marthe, une femme faite à souhait pour le rôle d'entremetteuse et de bohémienne. FAUST. Fort bien! MÉPHISTOPHÉLÈS. Mais on nous demande quelque chose en retour. FAUST. Un service en vaut un autre. MÉPHISTOPHÉLES. Nous devons attester juridiquement que les membres de son mari reposent à Padoue, bien et dûment étendus en terre sainte. FA U SE: Voilà qui est habile! Il nous faudra donc préala- blement faire le voyage ? MÉPHISTOPHÉLÈS, Sancla simplicitas! Il n’est pas question de cela: témoignez toujours sans en savoir davantage. FAUST, Si tu n'as rien de mieux à proposer, c'en est fait de notre projet. MÉPHISTOPHÉLÈS. O saint homme! Avouez que vous croyez bien l'être en vous montrant si scrupuleux! C’est sans FAUIS doute la première fois, en votre vie, qu'il vous arrivera de porter un faux témoignage? N'avez- vous pas, de Dieu, du monde et de tout ce qui s'y meut, de l'homme et de tout ce qui se passe dans sa tête et dans son cœur, donné des définitions avec une entière assurance, effrontément, et d'une âme imperturbable? Et pourtant, en conscience, si vous descendez en vous-même, vous conviendrez que vous en saviez là-dessus tout autant que sur la mort de M. Schwerdtlein. FAUST. Tu es et demeures un menteur, un sophiste. MÉPHISTOPHÉLÈS. Oui, si l’on n’en savait pas un peu plus long; et, demain, n'iras-tu pas, en tout honneur, séduire la pauvre petite Marguerite, et lui jurer tout l'amour dont ton âme est capable? FAUST. Oui, certes, et du fond du cœur. MÉPHISTOPHÉLES. Bel et bien! Ensuite on lui parlera d’éternelle constance et d’éternel amour, de penchant unique, irrésistible, — sans doute aussi du fond du cœur? FAUST. Assez! laissons cela! — Lorsque je sens, lors- 152 FAUST. que mon cœur est ému et que pour ce sentiment, pour ce délire, je cherche des expressions et n’en trouve aucune, quand alors, errant çà et là avec tous mes sens, dans l'univers entier, je m'empare des mots les plus sublimes, et que cette ardeur dont je brüle jel'appelle infinie, éternelle;“out, éternelle! est-ce là un mensonge diabolique ? MÉPHISTOPHÉLES. J'ai tout de même raison! FAUST. Écoute, prends-y garde, — et épargne mes pou- mons. Celui qui veut avoir raison jusqu'au bout, pourvu qu'il ait une langue, finira toujours par avoir raison. Viens, je suis las de ce bavardage; car tu as raison, surtout parce qu'il faut que ce soit comme ça. cons UN JARDIN MARGUERITE, ax bras & FAUST; MARTHE et M É RIÉRSIROIPE É [E, Ë S, se promenant en long et en large. MARGUERITE. Je sens bien que monsieur s’abaisse et me ménage; Je sais qu’un voyageur ne se rebute pas, Mais un homme de tant d'expérience; hélas! Comment goûterait-il mon pauvre babillage ? FAUST. Quatre mots de ta bouche, un regard de tes yeux | 20 FAUST.: Sont pour l’intéresser bien mieux Que toute la science humaine. IT lui baise la main. MAR GUERIPE; Que faites-vous donc là? Pouvez-vous la baiser Cette main, quand elle est si rude, si vilaine? C’est qu’aussi je suffis toute seule à la peine, Et ma mère est toujours encore à me presser! Ils passent. MARTHE. Et vous, voyagez-vous donc toujours de la sorte? MÉPHISTOPHÉLÈS. Le métier, le devoir, hélas! tout nous y porte. Avec quelle douleur on quitte certains lieux! Mais on ne peut rester. MAR EE; Dans la jeunesse active, Courir le monde ainsi peut être avantageux; Cependant, à la fin, la saison froide arrive, Et se traîner alors tout seul vers le tombeau Est un sort que personne encor n’a trouvé beau. MÉPHISTOPHÉLÈS. Je le vois s’avancer avec horreur. MARTHE. J'espère Que vous vous pourvoirez, digne seigneur, à temps. [Is passent. FAUST. MARGUERITE. Oui, je vous crois! Autant en emportent les vents. La politesse, au fond, vous est très familière; Mais vous avez pour vous un grand nombre d’amis Bien plus intelligents, hélas! que je ne suis. RENUISHE Hélas! ce que partout on nomme intelligence Est, la plupart du temps, sottise et vanité. MARGUERITE. Comment? FAAUISH Que l’innocence et la simplicité Ignorent à ce point leur sublime existence! Que ces augustes dons, les plus beaux entre tous, De la nature aimante, heureuse, épanouie !... MARGUERITE. Pensez donc un moment à moi, je vous en prie, Car j'aurai tout le temps, moi, de penser à vous. FPAUST- Vous êtes souvent seule ? MARGUERITE. Oh! oui, je puis le dire; Le ménage est petit, mais il faut y pourvoir. Et puis nous n'avons pas de servante; il faut cuire, Balayer, tricoter, courir matin et soir. Ma mère est regardante et n’a qu'épargne en tête ! UY Ur 156 FAUST. Non qu’elle soit forcée à se restreindre ainsi; Nous pourrions bien en prendre à loisir, nous aussi. Nous tenons de mon père une fortune honnête, Une maison avec un petit jardin, — près De la ville, là-bas, du côté de la porte. Néanmoins, à présent je vis assez en paix, Oui; — mon frère est soldat, ma petite sœur morte. Elle m'a bien donné des soins de toute sorte! Pourtant je reprendrais tout cela? Pauvre sœur! Elle m'était si chère! FAUST: Un bel ange que j'aime, S'il ressemblait à toi. MARGUERITE. Je l’élevais moi-même, Et certe elle m’aimait aussi de tout son cœur. Elle était née après la mort de notre père; Nous pensâmes alors perdre ma pauvre mère, Tellement elle fut malade; grâce à Dieu, Elle se rétablit lentement peu à peu; Or, elle ne pouvait songer, en sa faiblesse, À vouloir allaiter le pauvre vermisseau, Et je le nourrissais avec du lait, de l’eau; Il était mien; c’étaient caresse sur caresse. Dans mes bras, dans mon sein, je le voyais grandir. BAUIS (TR Quel bonheur pur alors tu devais ressentir ? MARGUERITE. Oui, mais j'avais aussi bien des heures pénibles. Le berceau de l’enfant était près de mon lit. FAUST. a. À peine il commençait à remuer, la nuit, Je m'éveillais; alors c’étaient des cris horribles; Il fallait lui donner à boire, le coucher Auprès de moi; tantôt se lever et marcher, Lorsqu'il ne voulait pas se taire. — Dès l'aurore, Ensuite s’en aller au lavoir, au marché, Prendre soin du foyer, et, le soleil couché, Se dire que demain on recommence encore. On n’a point à cela toujours le cœur dispos; Mais on en goûte mieux son pain et son repos. Ils passent. MARTHE. Pauvres femmes! pourtant que de mal on se donne! Un vieux célibataire est dur à corriger. MÉPHISTOPHÉLÈS. Quant à moi, je conviens ici qu'il n’est personne, Hormis vous, cependant, pour me faire changer. MARTHE. Dites, n’avez-vous rien trouvé jusqu’à cette heure ? N'’avez-vous nulle part attaché votre cœur ? MÉPHISTOPHÉLES. Un vieux proverbe dit : Un toit où l’on demeure, Une honnête moitié, n’ont pas moins de valeur Que les perles et l’or et que les pierreries. MARTHE. Ne vous est-il jamais venu de fantaisies ? MÉPHISTOPHÉLES. On m'a toujours partout fort poliment reçu. D nee Li RS mi ; € : } | | | a FAUST. MARTHE. J'entends si vous n’avez encor jamais rien eu De sérieux au cœur. MÉPHISTOPHÉLÈS. Jamais il ne faut rire Ni plaisanter avec les femmes. MARTEHE. J’ai beau dire, Vous ne comprenez pas. MÉPHISTOPHÉLÈS. J’en suis, en vérité, Aux regrets et comprends — toute votre bonté. Îls passent. FAUST. Ainsi donc, tu m'aurais reconnu, petit ange, Lorsque j'ai mis le pied tout à l’heure en ces lieux ? MARGUERITE. Eh! n’avez-vous pas vu que je baissais les yeux ? PPATUISIE Et me pardonnes-tu ma hardiesse étrange, Et ce que mon audace a tenté l’autre fois, A l’heure où tu sortais de l’église ? MARGUERITE. Je dois Vous l’avouer, vraiment je crus mourir de honte. PAU SU LEE Rien de pareil encor ne m'était arrivé. Hélas! disais-je alors, il faut qu’il ait trouvé Quelque chose en mon air d’arrogant, d’immodeste, Qu'il me vient de la sorte accoster sans façon, Et me traite à l’égal de ces filles sans nom! Cependant, j'en conviens, quelque chose, du reste, S’agitait dans mon cœur et me parlait pour vous; Et j'étais contre moi franchement en courroux, De ne vous en pouvoir pas vouloir davantage. FAUST. Oh! douce, chère amie! MARGUERITE. Allons, laissez un peu. Elle cucille une marguerite et l'effeuille. FAUST-. Qu'est-ce donc? un bouquet! MARGUERITE. Non pas, un simple jeu. FAUST. Comment? MARGUERITE. Ne riez pas de ce pur badinage. Elle efruille, et murmure entre ses lèvres. FAUST. Que murmures-tu là? MARGUERITE: Il m'aime, il ne m'aime pas. PAUSE Céleste et frais visage! MARGUERITE continue. maine =\pas = Minaime 21045. 2 Ayrrachant la dernière feuille avec une joie sereine. Il m'aime! FEXUIS Oui, mon enfant, laisse cette fleur même Etre pour toi des dieux l’expression : Il t'aime! Comprends-tu maintenant tout ce que c’est : Il taime! IT lui prend les deux rnaïns. MARGUERITE. Je me sens tressaillir. ÉPAIDISIe Oh! ne frissonne pas. Que cette étreinte, au moins, ce regard te révèle Ce qui n’a pu jamais s'exprimer ici-bas. Se livrer l’un à l’autre, et sentir dans tes bras Les purs ravissements d’une ivresse éternelle ! Éternelle! sa fin serait le désespoir ! Point de fin! point de fin! Marguerite lui serre la main, se dégage el s'échappe; il demeure un instant pensif, Duis s'élance sur sa ace. MARTHE, revenant. Voici déjà le soir. FAUST. MÉPHISTOPHÉLÈS. Oui; nous nous retirons. MARTHE: J'aurais bien bonne envie fi De vous garder encor, mais cet endroit est si | Méchant, — chacun vous guette et vous épie, if Observer tous vos pas est l'unique souci; Et de quelque façon qu'on gouverne sa vie, On prête aux médisants. Et notre couple ? MÉPHISTOPHÉLÈES. Enfui î Par la petite allée; ils volent à la ronde, || ; : | Les joyeux papillons! | | MARTHE. | Je le crois épris, lui. Il | Î MÉPHISTOPHÉLES. : | | Elle de même; ainsi, du reste, va le monde. 27 l'embrasse. FAUST, entrant. Ah! ah! friponne, c’est ainsi e moque de moi; je ’attrape. de ses doigts collés sur ses levres, regarde à travers les fentes. MARGUERITE. , UERITE ÿ Saute d'un bond, se tapit derrière la Dorte, et, les bouts u on S l vient! il vient! CNCPETIIN PANVIILT ON, DE CTA IR ID IN I Q MAR( FAUSW: MARGUERITE, 4 saisissant et lui rendant le baiser. Cher homme! Je t'adore et du fond du cœur. Méphistophelès frappe à la porte. FAUST, érépignant. Qui frappe ? MÉPHISTOPHÉLÈS. Ami. FAUST. Animal ! MÉPHISTOPHÉLÈS Il est temps de nous séparer. MARTHE, survenant. Oui. Il faut nous séparer, monsieur; voyez-vous comme Il se fait tard ? RXUISI Ne puis-je, hélas! t’accompagner ? MARGUERITE. Ma mère me... Adieu! FAUST. Dois-je donc m'’éloigner!: Adieu ! TE FAUSIT: MARTHE. Portez-vous bien. MARGUERITE. jan) A rencontre prochaine! Faust et Méphistophélès sortent. MARGUERITVE. Que de choses, bon Dieu! cet homme ensemble mène! mi Je demeure interdite en présence de lui. EE LA A tout ce qu’il me dit je réponds toujours oui. k {| . . . . . F' W Je ne suis qu’une pauvre ignorante, et J'ai peine HI Souvent, lorsque j'y pense, à comprendre pourquoi \. Il me recherche tant, et ce qu'il trouve en moi. Pit. EMTRMCRANVÆENRINCE, FAUS He seul. Esprit sublime, tu m'as donné, tu m'as donné tout ce que je demandais. Ce nest pas en vain que tu as tourné vers moi ta face dans la flamme. Tu mas donné la puissante nature pour royaume, la force de la sentir, d’en jouir. Tu ne tes pas borné à me permettre avec elle un commerce froidement admiratif: tu m'as accordé de lire dans sa poitrine profonde comme dans le sein d'un ami. Tu conduis devant moi la file des vivants, et m'apprends à con- 166 EAUST naître mes frères dans le buisson silencieux, dans l'air, dans les eaux. Et lorsque la tempête mugit et gronde dans la forêt, roulant les pins gigantesques, secouant avec fracas les branches et les souches voisines; lorsqu’à leur chute les échos de la mon- tagne tonnent sourdement, alors tu me conduis dans l'asile sûr des cavernes; tu me mets ensface de moi-même, et les merveilles secrètes et profondes de ma propre conscience se révèlent. Et la lune sereine et pure monte à mes yeux, tempérant toute chose, et du sein des rochers, du sein des touffes humides, glissent vers moi les formes argentées du passé, tempérant l’austère volupté de la contem- plation. Oh! combien je sens maintenant que rien de parfait n’est donné à l’homme! Tu m'as donné, pour cette volupté qui me rapproche de plus en plus des dieux, un compagnon dont je ne saurais déjà plus me passer, bien que, froid et arrogant, il m'humilie à mes propres yeux, et, d’un souffle de sa parole, réduise tes dons à néant. Il allume dans ma poitrine une ardeur indomptable qui me pousse vers l'image de cette belle créature. Ainsi je vais, comme un homme ivre, du désir à la jouissance, et, dans la jouissance, je languis après le désir. Survient MÉPHISTOPHÉLÉS. MÉPHISTOPHÉLÈS. Aurez-vous bientôt assez mené cette vie? Com- FAUST. 167 ment pouvez-vous vous y plaire à la longue? Passe pour en essayer une fois; mais, après, vite à du nouveau ! FAUST. Je voudrais bien que tu eusses mieux à faire que de me venir importuner dans mes bons jours. MÉPHISTOPHÉLES. Là, là! je vais te laisser volontiers tranquille. Tu n'oserais pas me le dire pour de bon. Un compagnon maussade, hargneux et fou comme toi, vraiment ce ne serait point grande perte. Tout le jour on a les mains pleines. Ce qu'il faut faire ou ne pas faire ne se lit pourtant pas au bout du nez de monsieur. FAUST. Que voilà bien de ses façons! Il m'assomme, et veut encore que je l'en remercie. MÉPHISTOPHÉLÈS. Et comment aurais-tu, pauvre fils de la terre, mené sans moi ta vie? Je t'ai guéri, et pour un certain temps, du cauchemar de ton imagination, et si ce n’était moi, tu serais déjà allé te promener hors de ce globe terrestre. Qu'as-tu donc pour passer ainsi ta vie, niché, comme un hibou, dans les profon- deurs et les crevasses des rochers, pour humer, comme un crapaud, ta nourriture de la mousse putride et de la pierre suante? Un beau et gracieux passe-temps! Le docteur te tient toujours au Corps. 168 AUS EDS IE Peux-tu seulement comprendre quelle force nouvelle de vie cette course dans la solitude me donne? Ah! si tu pouvais en avoir idée, tu serais assez démon pour m'empêcher de jouir de mon bonheur! MÉPHISTOPHÉLÈES. Un plaisir surhumain, en effet! Etre couché sur les monts dans la nuit et la rosée; étreindre ciel et terre avec délices; se gonfler jusqu’à se croire un dieu; fouiller avec l'angoisse du pressentiment la moelle de la terre; sentir dans sa poitrine l’œuvre totale des six jours; employer une énergie superbe à jouir de je ne sais quoi; puis se répandre avec cflusion sur la nature entière; dépouiller le fils de la terre et clore enfin l'intuition sublime (avec un geste) je n'ose dire comment. FAADISIE Fi sur toi! MÉPHISTOPHÉLES. Cela vous déplait, vous avez le droit de pro- noncer le fi des convenances. On n'ose articuler devant de chastes oreilles ce dont les chastes cœurs ne sauraient se passer. En un mot, je te laisse la satis- faction de te mentir à ton aise, à toi-même, dans l’occasion; ce jeu-là n'ira pas loin. Te voilà entre- pris de nouveau, et, pour peu que cela continue, replongé dans le délire, les angoisses ou la terreur. FAUST. 160 Assez comme cela. Ta bien-aimée est enfermée là-bas et tout lui pèse, tout la chagrine; tu ne lui sors pas de l'esprit, elle t'aime au delà de sa puissance. D'abord ta fureur amoureuse a débordé comme un ruisselet grossi par les flots à la fonte des neiges; tu lui en as versé dans le cœur, et maintenant ton ruis- selet est à sec. Il me semble qu'au lieu de trôner dans les forêts, il siérait bien à monseigneur de récompenser de son amour la pauvre petite guenon. Le temps lui paraît lamentablement long; elle se tient à sa fenêtre, regarde passer les nuages au-dessus des vieux murs de la ville. Que ne suis-je un petit oiseau! ainsi va son chant tout le long du jour, la moitié des nuits. Tantôt elle est gaie, plus souvent triste; un moment elle fond en larmes, puis redevient calme en apparence et toujours enamourée. FEMUISHE Serpent! serpent! MÉPHISTOPHÉLÈS, à part. | Connu! Pourvu que je t enlace. FAUST. Misérable! va-t'en d'ici, et ne prononce pas le nom de cette créature; ne viens pas présenter à mes sens à demi égarés le désir de posséder son corps délicieux. © © 170 FAUST. MÉPHISTOPHÉLÈS. Qu'en arrivera-t11? Elle croit que tu t'es enfui, et peu s’en faut que ne ce soit vrai. FAUST. Non, je suis près d'elle; et quand je serais plus loin, je ne puis jamais l'oublier, jamais la perdre. Oui, encore je me surprends à envier le corps du Seigneur quand ses lèvres y touchent. MÉPHISTOPHÉLÈS. À merveille, mon cher! Quant à moi, je vous ai souvent envié les deux jumeaux qui paissent parmi les roses. FAUST. Va-t'en, entremetteur! MÉPHISTOPHÉLEÈS. Très beau! vous m'injuriez, et j'en veux rire. Le dieu qui a fait des garçons et des filles reconnut sur-le-champ la vocation la plus noble, en prépa- rant lui-même l’occasion. — Allons, en route! Un grand malheur, en vérité! vous allez dans la chambre de votre maîtresse, non à la mort, peut-être! EAUIS TE Qu'importe la joie du ciel qui m'attend dans ses bras? J'aurai beau me réchauffer à sa poitrine, en sentirairje moins sa détresse? En serai-je moins le FAUST. 171 fugitif, le banni, le monstre sans but ni repos, qui, comme un torrent, de rocher en rocher, se ruait vers l’abime en son impétuosité furieuse? Et, à l'écart, elle, l’innocente enfant aux sens endormis, habitait l'humble cabane de son petit champ alpestre. Là, dans ce monde étroit, les soins domestiques étaient toute son existence! Et moi, le maudit de Dieu, n'avais-je pas assez d’envahir les rochers, d'en amon- celer les ruines? devais-je l’ensevelir, elle et ses pures joies? Enfer, il te fallait cette victime! Viens, démon, m'abréger le temps de l'angoisse; que ce qui doit s’accomplir s’accomplisse sans retard; que son destin s'écroule sur ma tête, et que je l’entraîne avec moi dans l’abîme! MÉPHISTOPHÉLÈS. Encore l’ébullition, encore le feu! Allons, viens, et console-la, fou! Là où ta pauvre cervelle ne voit point d'issue, tu te figures que tout est fini. Vive celui qui ne perd jamais courage! Tu es cependant assez endiablé d'ordinaire. Pour moi, je ne sais rien de plus absurde au monde qu’un diable qui dés- ÉSDère. LA CHAMBRE DE GRETCHEN GRET CHEN rouet, seule. Adieu mes jours de paix! Mon âme est flétrie; Adieu pour la vie Et pour jamais! Où je ne l’ai pas Est ma tombe, hélas! Et ma destinée Est empoisonnée. Ma pauvre tête Est inquiète ; Mon pauvre esprit S’appesantit. Mon âme est flétrie ; Adieu mes jours de paix, FAUST. Et pour la vie, Et pour jamais! C’est lui qu’à ma croisée Je cherche à l'horizon, Vers lui que je vais, insensée, Hors de la maison. Son grand air qu’on admire, Son port majestueux, Son aimable sourire, Le pouvoir de ses yeux, Et le flot merveilleux De sa parole, Et sa main folle A vous presser, Et Dieu! son baiser! Mon âme est flétrie; Adieu mes jours de paix, Et pour la vie, Et pour jamais! Mon cœur, las de se plaindre, Vers lui veut bondir; Ne puis-je donc l’étreindre Et le tenir, Et l’embrasser A mon plaisir, Dans son baiser Dût-on mourir! MARTHE Une question (Cp) è < ] © = Cr [= (>) es Ra c En = r. R e Fa ; ai Fa + [r) F4 É Fi (4 U À Es ë en 3 C D ræ) (e) £ ao) ——i + — ee — “ _ o | 4 DE F. bn PA 3 ea D a = a æ : Fé *e) É nel Le : Et, n= 1 ù es | 2 De Ar © Dr. = © = 4 =D) 7 D Re 54 2 5 YO . a 4 [al c & = S © hs Lee © & [er +— a, = es 1 5 | E A ec RQ {5} 5 IL 3 C FAUST. 175 Je te sais noble et bon; cependant je soupçonne, Henri, que tu n’en as pas beaucoup. HENDIS IT Chère enfant, Laissons cela; tu sens que je t'aime, pardonne; Pour ceux que j'aime et toi, je donnerais mon sang, Je ne veux dérober sa croyance à personne. MARGUERITE: Cela ne suffit pas, il faut croire. FAUST. Vraiment ? MARGUERITE. Si de tes actions j'étais un peu maîtresse! Mais tu n’honores pas même les sacrements. ESASTUISEL Je les honore. MARGUERITE. Oui, sans désir. De longtemps Tu n’as pas mis le pied à la messe, à confesse. Crois-tu en Dieu? FENUISIE Qui donc, chère âme, est si hardi Que de dire : Je crois en Dieu? Demande au sage, Au prêtre; leur réponse a l'air d’un persiflage A l'adresse de qui les interroge. MARGUERITE. Ainsi, Tu ne crois pas? FAUST. Écoute, Ô gracieux visage! Tu te méprends. Qui donc peut le nommer ici Et faire acte de foi, disant : Je crois en lui? Qui, sentir, et sur soi prendre un pareil blasphème : Je ne crois pas en lui ? lui qui règne partout, Lui qui renferme tout, contient tout, soutient tout. N'’enferme et ne contient-il pas toi, moi, lui-même ? Le firmament là-haut ne s’arrondit-il pas ? Sens-tu pas résister la terre sous nos pas? Et vois-tu pas monter aux sphères éternelles L'étoile avec amour regardant ici-bas ? Ne vois-je pas mes yeux dans tes claires prunelles ? Tout vers ton cœur, vers toi ne m'entraîne-t-il pas ? N'est-ce pas un mystère éternel qui pénètre Invisible, visible autour de toi ? — Remplis Ton cœur de tout cela, si vaste qu’il puisse être; Et, dans ce sentiment où nous sommes ravis, Si tu te trouves bien, si tu te sens renaître, Appelle-le bonheur! cœur! amour ou Dieu! Non, Non, il n’est pour cela point de parole humaine; Le sentiment est tout, le nom est rumeur vaine, Fumée obscurcissant le céleste rayon. MARGUERITE. En effet, tout cela, vraiment, est bel et bon: Le prêtre parle un peu de la même manière, Mais avec d’autres mots. | FAUIST: En tous lieux de la terre, l'ous les cœurs, aux clartés de la sainte lumière, Parlent ainsi chacun dans sa langue : pourquoi Ne le ferais-je pas dans la mienne aussi, moi ? MARGUERITE. Quand on l'entend ainsi, cela se justifie ; ESS Pourtant j'y trouve encor du louche; car tu n’as Point de christianisme. FAUST, Aimable enfant! MARGUERITE. Hélas! J'ai peine de te voir, toi, dans la compagnie... EAU ST Que veux-tu dire? MARGUERITE. Oui, cet homme qu’en tous lieux Tu traînes sur tes pas m'est, dans l’âme, odieux. Jamais rien jusqu'ici ne m'avait, dans la vie, Enfoncé dans le cœur laiguillon plus avant Que le visage affreux de cet homme. FPAUST. Mignonne, Ne crains rien. MARGUERITE,. Sa présence agite tout mon sang. Et cependant je suis pour tous les autres bonne. Mais, comme j'ai plaisir à te voir, je frissonne A l’aspect de cet homme, et voilà la raison Qui fait que je le tiens pour un lâche fripon. Si je lui fais du tort, que le ciel me pardonne! 178 FAUST. PAUSE Il faut qu’il se rencontre aussi de tels oiseaux. MARGUERITE. Ah! je ne voudrais pas vivre avec ses égaux. S'il se montre à la porte un moment, s’il hasarde Un coup d’œil, je lui vois la mine goguenarde, Presque en colère. — On sent qu’il ne prend part à rien. Il porte sur son front, écrit en traits de flamme, Qu'il ne peut ici-bas jamais aimer une âme. Lorsqu’à ton bras toujours je me trouve si bien, Si libre, si ravie en une ivresse étrange! Mais sa présence à lui me serre le cœur. FAUS:T. Ange Plein de pressentiments! MARGUERITE. Me croiras-tu ? cela Me domine à tel point que parfois il me semble, S'il s'approche de nous quand nous sommes ensemble, Que je ne t’aime plus. Jamais, quand il est là, Je ne saurais prier, et c’est ce qui m’affige Et me ronge le cœur sans relâche; tu dois Sentir la même chose au fond, Henri. FAUST. Je vois, C’est de l’antipathie! MARGUERITE. Adieu donc. FAUST. Ah! ne puis-je Me suspendre à ton sein un seul moment en paix, Et me confondre en toi, cœur contre cœur, poitrine Contre poitrine! MARGUERITE. Hélas ! au moins, si je dormais Seule, — bien volontiers, va, je te laisserais Les verrous de ma chambre ouverts cette nuit; — mais Je suis avec ma mère, elle a l’oreille fine; Elle ne dort jamais profondément, et si Elle nous surprenait, j'en mourrais sur la place. RAIDS Cher ange, là-dessus ne prends pas de souci ; Tiens ce petit flacon : — trois gouttes dans sa tasse, Et dans un lourd sommeil aussitôt tu verras S’endormir la nature. MARGUERIT E. Et rien de mal, j'espère, N'en pourra résulter pour elle ? FAUST. Autrement, chère, Te le conseillerais-je ? MARGUERITE. Ah! dès que je te voi, ES : 180 FA USER: Je ne sais comme agit ta volonté sur moi, Cher homme; et j’ai déjà d’ailleurs tant fait pour toi, Qu'il ne me restera bientôt plus rien à faire. ve Entre MÉPHISTOPHÉLES. MÉPHISTOPHÉLÈS. La guenon est-elle partie ? FAUST. Viens-tu encore d’espionner ? MÉPHISTOPHÉLES. Non, mais j'ai parfaitement compris l'entretien. Maitre docteur, on vous a catéchisé, et j espère que la leçon vous profitera. Ces petites filles trou- vent toutes leur compte à ce qu’on soit pieux et humble selon le vieux style. « S'il cède sur ce point, pensent-elles, nous en aurons bon marché à notre tour. » FAUST. Monstre, tu ne comprends pas combien cette âme loyale et tendre, pleine de sa foi, qui seule, dans sa pensée, peut procurer le salut, se tourmente sain- tement d'avoir à regarder comme perdu l’homme qu'elle chérit entre tous ? MÉPHISTOPHÉLÈS. Et toi, l'amant mystique et sensuel, une petite fille te mène par le nez! FAUST.: Avorton grotesque de boue et de feu! MÉPHISTOPHÉLÈS. Et les physionomies, comme elle s'y connaît à ravir! En ma présence, elle se sent toute je ne sais comment; mon petit masque découvre là toute sorte de présages; elle sent, à n'en pas douter, que je suis un génie, peut-être bien aussi le diable. Eh bien! cette nuit... FAUST. Est-ce que cela te regarder MÉPHISTOPHÉLEÈS. C'est que j'en ai aussi ma part de joie. GRETCHEN *# LIESCHEN, avc &s cruches. LIESCHEN. N’as-tu rien entendu dire de Ja petite Barbe ? GRETCHEN. Non, rien; je vois si peu de monde! ETESCEEN:. Enfin, Sibylle me l’a dit aujourd’hui, ce matin! Encore une, mon Dieu! que l’amour a séduite. Voilà bien leurs grands airs! FAUST. 183 GRETCHEN. Comment donc ? LIESCHEN. C’est honteux. Quand elle mange et boit maintenant, c’est pour deux. GRETCHEN. ETES CELENE Pourtant elle n’a que ce qu’elle mérite. Combien n’a-t-elle pas été pendue au bras De ce drôle! — C’étaient des courses et des pas, Au village, à la danse, et, pour la satisfaire, Il fallait que partout elle fût la première. Il lui portait toujours du vin et des gâteaux. Et puis de sa beauté, Dieu! comme elle était fière! Dire qu’elle acceptait sans rougir ses cadeaux! Ce n'étaient que propos, baisers sous la charmille, Tant et tant que sa fleur est bien loin! GRETCHEN. Pauvre fille! LÉESCHEN: Quoi! tu la plains! Le soir, quand nous étions au rouet, Quand notre mère en bas jamais ne nous laissait ; Sur le pas de la porte ou dans le bois assise, Elle, avec son galant, passait de doux moments, Et ne se plaignait pas de la longueur du temps. Maintenant elle n’a qu’à se rendre à l’église, Faire amende honorable avec la corde au cou. GRETCHEN Sans doute il la prendra pour femme : 184 FAUSST LIESCHEN. | Pas si fou! Un joyeux garnement a d’autres soins en tête, Et d’ailleurs à cette heure il est déjà parti. GRETCHEN. Oh! cela n’est pas beau ! LIESCHEN. Qu'elle l'ait pour mari! Qu'elle l’attrape encore! et tu verras la fête. Les garçons briseront sa guirlande à plaisir, Et nous, nous sèmerons de la paille à sa porte. Exit. GRETCHEN, retournant à la maison. SR np Comment pouvais-je donc jadis être assez forte Pour déclamer ainsi quand je voyais faillir Une pauvre fillette ? — Eh! je n’avais dans l’âme Pour les péchés d’autrui jamais assez de blâme. Si noirs qu’ils me semblaient, J'avais beau les noircir, Je les trouvais toujours trop peu noirs. — Indignée, —@ à. | | Là Je me signais alors avec tant de plaisir ! Et je ne suis plus rien que la faute incarnée. Et pourtant — tout ce qui m y porta, Seigneur Dieu. Fut si bon! fut si doux! hélas! DESVREMPARTS Dans une niche, la sainte MARGUERITE. Elle met des fleurs nouvelles dans les pois. Oh! daigne, daigne, Mère dont le cœur saigne, Pencher ton front vers ma douleur! L'épée au cœur, L'âme chagrine, Tu vois ton fils mourir sur la colline. Ton regard cherche le ciel, Tu lances vers l'Éternel image de la Maler dolorosa, des fleurs devant. 100 EAUSE: Des soupirs pour sa misère, Pour la tienne aussi, pauvre mère! Qui sentira jamais L’affreux excès De la douleur qui me déchire ? Ce que mon cœur a de regrets, Ce qu'il craint et ce qu'il désire, Toi seule, toi seule le sais. En quelque endroit que j'aille. Un mal cruel travaille Mon sein tout en émoi. Je suis seule à cette heure: Je pleure, pleure, pleure, Mon cœur se brise en moi. Quand l’aube allait paraître, En te cueillant ces fleurs. J’arrosai de mes pleurs Les pots de ma fenêtre. Et le premier rayon Du soleil m'a surprise, Sur mon séant assise. Dans mon affliction. Ah! sauve-moi de la mort, de l’affront ! Daigne, daigne, Toi dont le cœur saigne, Vers ma douleur pencher ton divin front. | À NUIT Une rue devant la porte de GRETCHEN. VALENTIN, soldat, frère d GRETCHEN. Lorsqu'il m'arrivait d'assister à quelqu'un de ces galas où chacun s’en fait accroire, que mes cama- rades me vantaient à la ronde la fleur des jeunes filles, noyant l'éloge dans les rasades, les coudes appuyés sur la table, moi je restais tranquillement assis dans ma sécurité, j'écoutais toutes leurs fan- faronnades, puis je me frottais la barbe en souriant, RE © mg | 188 EAUSA et, levant mon verre plein, je m'écriais : « Chacun son goût; mais en savez-vous une dans tout le pays qui vaille ma bonne petite Marguerite et soit digne seulement de lui être comparée? » Top, top! kling, klang! les uns criaient : « Il à raison, elle est l'honneur de tout son sexe! » et les vantards restaient muets. Et maintenant! — c'est à s’arracher les cheveux, à grimper aux murs! — le premier drôle venu va m accabler de railleries et de quolibets! me voilà comme un misérable criminel sur la sellette, suant au moindre petit mot que le hasard amène; et quand je les rosserais tous ensemble, je ne pourrais les traiter de menteurs! Qui vient là? qui se glisse par ici? Si je ne me trompe, ils sont deux! Si c’est lui, je lui tombe dessus! il ne sortira pas vivant d'ici! FAUST, MÉPHISTOPHÉLES. FAUST. Comme là-bas on voit, par la fenêtre de la sacristie, la lumière de la lampe éternelle qui trem- blote, et, de plus en plus faible, décline, et l’obscu- rité se répand alentour : de même dans mon âme il fait nuit. MÉPHISTOPHÉLES. Et moi, je me sens comme le jeune chat qui se glisse le long des échelles et tout doucement se frotte contre les murs; j'ai avec cela comme des velléités de vertu, un peu de la convoitise du voleur, FAUST. 180 un peu de la chaleur du bouc! Je sens tressaillir d'avance tous mes membres à l'idée de la belle nuit de Walpurgis; elle nous revient après-demain, et là au moins on sait pourquoi l’on veille. FAUST. Va-t-il bientôt sortir de dessous la terre, Île tréser que je vois flamboyer là-bas au fond ? MÉPHISTOPHÉLES. Tu pourras bientôt te donner le plaisir de retirer la cassette; je l'ai reluquée dernièrement, il y a de beaux écus au lion dedans. FAUST. Point de bijoux, pas une bague pour parer ma bien-aimée ? MÉPHISTOPHÉLES. Si, jy ai remarqué quelque chose comme une manière de collier de perles. FAUST. Bien! c'est un chagrin pour moi d'aller vers elle sans présents. MÉPHISTOPHÉLES. [1 ne devrait cependant pas vous être désa- gréable de goûter parfois du plaisir oratis. Mainte- nant que le ciel resplendit de toutes ses étoiles, vous allez entendre un vrai chef-d'œuvre. Je vais lui 190 FAUST. chanter une chanson morale afin de l’égarer plus sûrement. Il chante en s'accompagnant de la mandoline. Que fais-tu donc de la sorte, Catherine, au jour nouveau, Toute seulette à la porte Du damoiseau ? Laisse faire, laisse faire, Il va te laisser à plaisir Entrer fille, ma chère, Mais non fille sortir. Gardez-vous de leurs paroles ! C’est fait. — Alors, bonne nuit. Pauvres filles, pauvres folles, Comme on vous séduit! Aux frivons, aux drilles, Qui vous parlent de foi, Ne cédez rien, jeunes filles, Si ce n’est la bague au doigt. VALENTIN, S'aVance. Qui pipes-tu là, par l'enfer! damné preneur de rats? Au diable l'instrument, d’abord! au diable en- suite le chanteur! MÉPHISTOPHÉLÈS. La guitare est en deux, il n y a plus à s'en servir. VALENTIN. Maintenant, il s'agit de se casser la tête. MÉPHISTOPHÉLÈS, à Zaust. Là, monsieur le docteur, n'allez pas rompre! En FAUST. 191 garde! serrez-vous près de moi, que je vous dirige. Allons! flamberge au vent! poussez seulement, je pare ! VALENTIN. Pare donc celle-ci! MÉPHISTOPHÉLES. Pourquoi donc pas? VAE NeTTN: Et celle-là ? MÉPHISTOPHÉLES. Sans aucun doute! VALENTIN. Je crois que c’est le diable qui s’escrime. Qu'est-ce donc? déjà ma main s'engourdit! MÉPHISTOPHÉLÈS. Pousse toujours! VALENTIN vombe. Ah! malheur! MÉPHISTOPHÉLÈS. Voici le butor apprivoisé! Maintenant au large! et tâchons de nous éclipser lestement; car j'en- tends déjà crier au meurtre. Je m'arrange à mer- veille avec la police, mais fort mal avec la justice criminelle. JE cris . 2 7 RS e MAT MR te, D CNRS D MARTHE, à la fenétre. Sortez! sortez! GRETCHEN, à /a fenétre. Ici une lumière! MARTHE, de méme. On se dispute, on appelle, on crie, on se bat! LE PEUPLE. Il y en a déjà un de mort! MARTHE, sortant. Les meurtriers se sont-ils donc enfuis ? GRETCHEN, sortant. Qui est tombé là? LE PEUPLE. Le fils de ta-mere. GRETCHEN. Dieu tout-puissant! quel malheur! VALENTIN. Je meurs! c'est bientôt dit, et encore plus tôt fait. Pourquoi restez-vous là, vous, femmes? Pour- quoi ces cris et ces lamentations? Venez ici, et écoutez-moti. Tous font cercle autour de lui. Ma Gretchen, vois-tu bien, tu es bien jeune FAUST. 193 encore, et tu manques d’habileté; tu mènes mal tes affaires. Je te le dis entre nous : tu n'es qu'une catin! sois-le donc comme il faut. GRETCHEN. Mon frère! Dieu! pourquoi me parler ainsi? VALENTIN. Laisse Dieu, notre Seigneur, en dehors de cette histoire. Malheureusement, ce qui est fait est fait, et ce qui en doit arriver arrivera. Tu as commencé en cachette avec un seul, bientôt il en viendra plu- sieurs; et dès l'instant qu’une douzaine t'auront eue, tu seras à toute la ville. Lorsque la honte prend naissance, elle est mise au monde secrètement; on lui jette le voile de la nuit sur la tête et sur les oreilles, on l’étoufferait même volontiers; mais elle croît et se fait grande, et marche alors toute nue au soleil; et cependant, elle n'a pas embelli; plus son visage devient laid, plus elle cherche la lumière du jour. Je vois déjà le temps où tous les honnêtes gens ie de la ville reculeront devant toi, la prostituée, comme devant un cadavre infect; tu sentiras ton cœur dé- faillir dans ton corps, lorsqu'ils viendront te regarder entre les yeux! alors tu ne porteras plus de chaîne d’or! tu ne te tiendras plus dans l’église près de l'autel! tu ne te pavaneras plus à la danse col- lerette brodée; c'est dans quelque obscur recoin, 25 Î = LS 114 | 1 194 FAUST. parmi les gueux et les estropiés, que tu te cacheras; et quand même Dieu te pardonnerait, sur la terre au moins sois maudite! M'ARTEHE. Recommandez votre âme à la grâce de Dieu! voulez-vous donc vous mettre encore un blasphème sur la conscience ? VALENTIN. Ah! si je pouvais tomber sur ta carcasse, infâme entremetteuse, j'espérerais par là racheter ample- ment tous mes péchés. GRETCHEN. Mon frère, quel supplice d'enfer! VALENTIN. Je te le dis, laisse là les larmes! Lorsque tu as rompu avec l'honneur, tu m'as porté le coup le plus terrible... À travers le sommeil de la mort, je vais à Dieu en soldat et en honnête homme. Il meurt. LA CATHÉDRALE OFFICE, ORGUE ET CHANT GRETCHEN parmi la foule; L'ESPRIT MALIN érrière Gretchen. AE SIPIRIMNN TEEN Gretchen, quelle différence, Lorsque, le cœur plein encor d’innocence, Jadis ici tu marchais à l’autel, Lorsque dans ce missel, Aujourd’hui profané, tu bégayais, petite, Quelque sainte oraison d’une tremblante voix, Les jeux d’enfance et Dieu dans ton cœur à la fois! 106 Marguerite ! Où donc ta tête ? où donc ton cœur? Que d’infamie et de misère ! Viens-tu prier ici pour l’âme de ta mère, Que ta faute a mise au suaire Après tant et tant de douleur ? Quel sang est au seuil de ta porte ? — Et sous ton cœur, plus bas, Ne sens-tu pas Déjà, dans ton sein qui le porte, Remuer quelque chose, hélas! qui, s’agitant, T’agite aussi, fatal pressentiment! GRETCHEN. Hélas ! hélas ! fussé-je délivrée Des horribles pensers dont je suis entourée, Et qui de toutes parts s’agitent contre moi! PERCEŒUIR Dies iræ, dies illa, Solvet sæclum in favilla. Chant des orgues. L'ESPRITMALIN. Le courroux du ciel fond sur toi! Les trompettes retentissent, Les sépulcres frémissent! Et ton cœur en ce moment, Éveillé du repos de la cendre, Et créé de nouveau pour l’affreux châtiment De l'enfer qui va le prendre, Ton cœur a tressailli ! CGREDCHEN Que ne suis-je loin d'ici! Cet orgue m'étouffe et m’oppresse! FAUST 197 Ce chant brise mon cœur Dans sa profondeur ! BEC EICŒIUIR Judex ergo cum sedebit, Quidquid latet apparebit, Nil inultum remanebit. GRETCHEN. Tout me presse! Je suis dans un cercle de fer! La voûte s’abaisse, M'écrase. — De l’air! LOPSIP RAM MENT IN Cache-toi! — Le péché, la honte et l’adultère Ne peuvent se couvrir d’un voile ténébreux. De l’air ? de la lumière ? Malheur à toi! LE CHŒUR. Quid sum miser tunc dicturus ? Quem patronum rogaturus, Cum vix justus sit securus ? L'ESPRIT MATIN. Les bienheureux De toi détournent leur face, Et le juste qui passe Ne te tend plus la main. — Malheur! damnation | anoute. Elle tombe é ENUSA CHŒUR. GRETCHEN. LE Quid sum miser tunc dicturus ? etc. Voisine, votre flacon! [OÙ LA NUIT DE WALPURGIS PENETARZ Région des montagnes de Schirke et Elend. FAUST, MÉPHISTOPHÉLES. MÉPHISTOPHÉLÈS. Ne terais-tu point cas d'un manche à balai? Quant à moi, je souhaiterais d'avoir ici le bouc le plus vigoureux. Sur ce chemin, nous sommes encore loin du but. FAUST. Tant que je me sens ferme sur les jambes, ce 200 EXUS TE bâton noueux me suflitt À quoi sert d’abréger le chemin? Errer dans le labyrinthe des vallées, grimper sur ces rochers d'où la source jaillit éter- nellement à bouillons, n'est-ce pas le plaisir qui assaisonne une telle route? Le printemps circule déjà dans les bouleaux; les pins eux-mêmes en res- sentent les influences : ne doit-il pas agir aussi sur nos membres ? MÉPHISTOPHÉLES. Pour moi, je n’en éprouve rien. J'ai l'hiver dans le corps. Je voudrais de la neige et de la gelée sur mon sentier. Comme le disque échancré de la lune rougeâtre monte tristement avec sa tardive lueur! Quelle pitoyable lumière! A chaque pas, on va don- ner contre un arbre ou contre un rocher. Attends un peu, que j appelle un feu follet. J'en vois un là-bas qui tremblote et s’ébat à plaisir. Hola, mon ami! puis-je t'inviter à venir vers nous? Que fais-tu donc à flamber sans profit pour personne ? Sois assez bon pour éclairer nos pas jusques en haut. LE FEU FOLLET. Par déférence, j'espère que je réussirai à forcer mon naturel léger. Notre course ne va guère d’habi- tude qu'en zigzag. MÉPHISTOPHÉLEÈES. Eh! eh! voyez le drôle! il veut singer les FAUST. 201 d’un souffle l’étincelle de ta vie. LE PEU FOLLET. Je le vois bien, vous êtes le maître de céans, et je veux me rendre de bonne grâce à vos souhaits. Mais pensez! la montagne aujourd’hui est pleine d’enchantements; et dès qu’un feu follet vous montre le chemin, il ne faut pas vous montrer trop exigeants. FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS, LE FEU FOLLET, chantant alternativement. Dans la sphère des vertiges Nous sommes entrés, il paraît. Éclaire nos pas, feu follet! Gloire à toi, si tu nous diriges, Si tu nous conduis à souhait A travers les mille prodiges! Dans les ombres de la nuit Les grands arbres se confondent, Le roc sur ses bases frémit, Et ses longs nez de granit, Comme ils soufflent! comme ils grondent! Je vois filtrer des courants A travers les pierres creuses. Mais qu'est-ce donc que j'entends? Est-ce un murmure, des chants, Ou des plaintes amoureuses ? Voix d'amour et de tourments, Voix de nos beaux jours de fête, Comme un récit des vieux temps, Au loin l'écho les répète. 255 FAUST. Uhu ! schuhu ! Quels cris plaintifs! Le hibou, le chat-huant, l’orfraie Sont éveillés dans les ifs. Dans les mousses et dans l’ivraie, Longues pattes, ventres massifs ! Les racines et les bruyères Se tordent comme des serpents ; Du fond des sables et des pierres Leurs bras s’allongent en tous sens Pour nous effrayer et nous prendre; Vrais polypes qui semblent tendre Leur filet horrible aux passants. Et tous les rats en escouades, Mulots, fouines et souris, Vêtus de rouge et de gris, S'en vont trottant par myriades Dans la mousse et les gazons verts; Et comme de vifs éclairs, Des émeraudes vivantes, Les mouches incandescentes Tourbillonnent dans les airs. Restons-nous à cette place ? Ou bien voulons-nous aller Plus loin encor dans l’espace ? Tout commence à s’ébranler, Arbres, rochers; les vents ronflent Des profondeurs aux sommets ; On ne voit que feux follets Qui s’augmentent et se gonflent. MÉPHISTOPHÉLÈS. Tiens-toi ferme au pan de mon habit! Voici un sommet intermédiaire d’où l'on découvre les splen- deurs de Mammon dans la montagne. FAUST. FAUST. Comme étrangement reluit à travers les abîmes une lueur boréale et crépusculaire qui pénètre jusque dans les profondeurs du gouffre! là monte une va- peur, plus loin filent des exhalaisons malsaines. Ici, A travers un voile de brouillards, flambe une ardente clarté, tantôt se déroulant comme un léger fil, tantôt jaillissant comme une source vive. Ici elle serpente une longue distance avec mille veines à travers la vallée: et plus loin, dans une gorge étroite, elle se ramasse tout d'un coup. Près de nous tombe une pluie d’étincelles qui couvrent le sol d’une poussière d'or; mais regarde là, dans toute sa hauteur la muraille de rochers s’enflamme. MÉPHISTOPHÉLES. Le seigneur Mammon n'éclaire-t-il pas magni- fiquement son palais pour la fête? Un vrai bonheur pour toi d'avoir vu cela! Je pressens déjà l'approche des hôtes turbulents. FAUST. Comme l'ouragan se démène dans l'air! comme il frappe ma nuque à coups redoublés! MÉPHISTOPHÉLÈES. Accroche-toi au flanc du roc, autrement tu vas être précipité au fond de cet abime. Un nuage obscur- cit la huit. Entends-tu craquer les arbres dans les 204 FAUST. bois? Les hiboux volent épouvantés. Entends-tu écla- ter les colonnes des palais toujours verts? Écoute le frémissement plaintif des rameaux qui se brisent, l’é- branlement sonore des troncs puissamment secoués, le sifflement des racines! Tous, dans le pêle-mêle effroyable de leur chute, s’en vont tombant les uns sur les autres, et les vents, à travers les gouffres cboulés, tourbillonnent avec des hurlements aigus. Entends-tu des voix sur les hauteurs, de loin et de près? Oui, tout le long de la montagne gronde un furieux chant magique. PES SORCIERES A cren 1 Au Brocken les sorcières vont. Le grain est vert, le chaume est jaune. On se rassemble sur le mont, Au plus haut point Urian trône. À loisir là chacun s’en donne. L'un assis et l’autre debout. Belboncess la sorcière. .… VOIX. À cheval sur une truie. La vieille Baubo vient tout droit! CHŒUR. Honneur donc à qui de droit! Qu'on s'incline et s’humilie Devant elle! — un vrai cochon! La mère à califourchon, Puis toute la confrérie Des sorcières! FAUST. MOTX: Quel chemin Prends-tu ? VOIX. L'Ilsenstein. Où je reluque au nid un chat-huant agréable. Quels yeux il fait! VOIX. Ê Vas au diable! Pourquoi cours-tu si vite ? MOIX: Il m'a mordue au sang; Vois les blessures! SORCIÈRES, ex chœur. En avant! Le chemin est rude et grimpant : Quel vacarme! quelle tempête! La fourche pique, et le balai se fend; L'enfant geint, et la mère p.…. SORCIERS, ex demi-chœur. Nous allons d’un pas égal A celui de la limace! Le groupe des femmes nous passe. Quand il s’agit d’aller au mal, Quand le diable la met en danse, La femme a mille pas d'avance. SR FAUST. AUTRE DEMI-CHŒUR. Fort bien, et le calcul est bon, La femme a mille pas peut-être; Mais, si prompte qu’elle puisse être, L'homme le fait en un seul bond. VOIX den haut. Venez, venez, quittez cet océan de pierres! VOIX d'en bas. Nous vous suivrions sur-le-champ Vers les hauteurs et la lumière; Héias! au fond de la carrière Nous barbotons incessamment, Toujours stériles cependant. LES DEUX CHŒURS: L'ouragan se tait, l'étoile S’enfuit, la lune se voile. Le chœur bruyant des sorciers, Chevauchant dans la nuit sombre, Secoue, au sein de l’ombre, - Des étincelles par milliers. VOIX d'en bas. Arrêtez ! VOIX d'en haut. Qui m'appelle à travers la crevasse Des rochers ? VOIX d'en bas. Avec vous, ah! prenez-moi, de gràce! Je grimpe depuis trois cents ans : Vains efforts, travaux impuissants ! FAUST: Par pitié, soyez secourables ; Faites que j'atteigne au sommet; Quel bonheur pour moi ce serait D'être enfin avec mes semblables! LES DEUX CHŒURS. Bâton, balai, bouc, fourche aussi, Tout porte sorcières et diables ; Qui ne monte pas aujourd’hui Est perdu, c’en est fait de lui! DEMI-SORCIÈRE d'en bas. Depuis le temps que je me traîne, Les autres sont déjà bien loin; J'ai beau ne m’épargner ni soin, Ni travail, ni sueur, ni peine, Toute mon industrie est vaine. CHANT DES SORCIÈRES. L'onguent de certain flacon Donne du cœur aux sorcières. Une auge est un vaisseau fort bon, On y met pour voile un torchon. En avant les sœurs et les frères! Jamais ne volera celui Qui ne vole pas aujourd’hui. : LES DEUX CHŒURS: En avant les sœurs et les frères ! Quand nous touchons au plus haut point, Étendez-vous de près, de loin, Et couvrez partout les bruyères De vos escadrons de sorcières! MÉPHISTOPHÉLÈES. Cela se presse et se pousse, siffle et clapote, fré- _. FAUST. mit et grouille, file et bavarde; cela reluit, étincelle, et pue et flambe! un véritable élément de sorcières! Allons, ferme à moi! autrement nous ne tarderons pas à être séparés. Où es-tu? FAUST, dans l'éloignement. Ici. MÉPHISTOPHÉLÈS. Quoi! déjà emporté là-bas? il faut que j'use de mes droits de maître du logis. Place! voici venir le gentilhomme Volant. Place, aimable canaille, place! [ci, docteur, prends-moi! et maintenant, en un saut. échappons à cette tourbe; c’est par trop extrava- gant, même pour mes semblables. Là, tout près, quelque chose brille d'un éclat singulier, quelque chose m'attire vers ces buissons. Viens! viens! nous nous glisserons là dedans. FAUST. Esprit de contradiction! allons, va, conduis-moi. J'admire, quand j'y pense, la haute sagesse qu'il ya dans tout ceci; nous montons au Brocken dans la nuit de Walpurgis, et c'est pour nous isoler mainte- nant, ici même, à plaisir. MÉPHISTOPHÉLÈS. Tiens, vois que de flammes variées! c’est un joyeux club qui s’assemble. Dans une petite com- pagnie, on n’est pas seul. EAU SH: 200) AUS TD J'aimerais mieux cependant être en haut; déjà je vois la flamme et des tourbillons de fumée; là toute la multitude se presse vers l'Esprit du mal; là plus d’une énigme doit se dénouer. MÉPHISTOPHÉLES. Plus d’une énigme s'y noue aussi. Laisse Île srand monde faire sa rumeur, arrêtons-nous tran- quillement ici; c'est une chose acceptée depuis long- temps que dans le grand monde on fait des petits mondes. Je vois là de jeunes sorcières toutes nues, et des vieilles qui se voilent sagement. Soyez aimables | pour l'amour de moi, cela coûte peu et fait grand bien. J'entends un bruit d'instruments! maudit cha- rivari! il faut s’y habituer. Viens avec moi! viens! il n'en peut être autrement; j'avance, et je t'introduis, et je t'oblige de nouveau. Que dis-tu, Fami? ce n'est pas un petit espace; regarde de ce côté! à peine en vois-tu la fin. Une centaine de feux brülent à la file; on danse, on jase, on cuit, on boit, on fait l'amour; | dis-moi où il y a quelque chose de mieux. FAUST. Veux-tu, pour nous introduire ici, te produire comme magicien ou comme sorcier ? MÉPHISTOPHÉLES. Je suis, il est vrai, fort habitué à aller incognito; >" ct LR om 210 FAUISIT: cependant les jours de gala on laisse voir ses ordres. Je n'ai pas pour décoration une jarretière, mais le pied de cheval est fort en honneur ici. Vois-tu cette limace? elle vient en rampant, et, avec sa vue qui e le voudrais, je ne me déguiserais pas. Viens tou- oalpe, elle aura flairé en moi quelque chose; quand ours! nous allons passer d'un feu à l’autre; je suis F le demandeur, et tu es le DAlANEN A Are en er le d'un brasier de charton. Mes vieux messieurs, que faites-vous à cette extrémité? Je vous louerais volontiers si 1É VOUS trouvais gentiment dans le milieu du tumulte à faire ripaille avec une bruyante jeunesse : on a tou- jours le temps d’être seul chez soi. UN GÉNÉRAL. Qui peut se fier aux nations, quoi qu’on ait fait pour elles? car auprès du peuple, comme auprès des femmes, il n'y a que la jeunesse qui plaît. UN MINISTRE. Maintenant tout va au pire, et ma sympathie est pour les bons anciens; car, franchement, lorsque nous avions tout crédit, c'était là le véritable âge d’or. UN PARVENU. re er: Nous non plus, nous n’étions pashdes Sots;set faisions souvent cé que nous n eussions pas dû laire; mais voilà maintenant que tout se bouleverse, et juste au moment où nous voudrions tout CONSeRVer FAUST. je UENSEN CRE UR: Qui peut maintenant lire un écrit d’un contenu passablement raisonnable? Et pour ce qui est de cette chère jeunesse, jamais on ne l’a vue si infatuée de présomption. MÉPHISTOPHÉ LÈS, qui paraît tout à coup, dans l'extrême vieillesse. À présent que je monte pour la dernière fois au Brocken, je trouve le peuple mûr pour le jugement dernier; et puisque mon tonneau fuit trouble, l’uni- vers touche nécessairement à sa ruine. SORCIÈRE REVENDEUSE. Messieurs, ne passez pas ainsi! ne laissez pas échapper l’occasion! regardez avec attention ces mar- chandises, il y en a ici de toute sorte. Et cependant rien dans ma boutique, sans égale sur la terre, rien qui n'ait une fois au moins servi vaillament au pré- judice des hommes et du monde. Pas un poignard ici qui n'ait ruisselé de sang, pas une coupe d'où un poison de feu ne se soit répandu dévorant dans un corps sain et sauf, pas un bijou qui n'ait séduit une femme honnête, pas une épée qui nait rompu l’alliance ou frappé l'ennemi par derrière. MÉPHISTOPHÉLES. Madame notre cousine, vous vous méprenez sur le temps. Ce qui est fait est fait et parfait. Fournis- sez-vous de nouveautés : il n'y a que les nouveautés qui nous attirent. 212 FAUST. Pourvu que je n’aille pas m'oublier moi-même! voila ce que j'appelle une foire. MÉPHISTOPHÉLES. Toute la trombe tend vers le haut. Tu crois pousser. ebtuies poussé. Qui est-ce la? MÉPHISTOPHÉLEÈS. Regarde-la bien! c'est Lilith. FAUST. Qui ? MÉPHISTOPHÉLÈS. La première femme d'Adam. Tiens-toi en garde contre ses beaux cheveux, contre cette parure qui fait sa gloire; quand une fois elle atteint de ses cheveux un jeune homme, elle ne le lâche plus. FAUST. J'en vois là deux assises, une vieille avec une jeune, qui ont déjà sauté comme il faut. MÉPHISTOPHÉLEÈES. Aujourd'hui ça ne veut pas se reposer. On passe à une nouvelle danse. Viens, emparons-nous d'elles. FAUST. Ne FAUST, dansant avec la jeune. Un jour j'eus un rêve enchanté : Un pommier tout en fruit, superbe, S’élevait au milieu de l’herbe; Deux pommes au sein velouté Me séduisirent, j'y montai. PAPE ENZE" Vous aimez les pommes vermeilles, Ce goût date du paradis. Sur l'honneur, je m’en réjouis, Mon jardin en a de pareilles. MÉPHISTOPHÉLES, avec la vieille. Un jour j'eus un rêve cornu ; Je voyais un arbre fendu, Un vrai... ne vous en déplaise, Et, ma foi, j'en étais fort aise, DAV E COTE Je donne un salut amical Au seigneur au pied de cheval; Et s’il se sent un... de taille, Qu'il l’enfonce................ LE PROKTOPHANTASMISTE. Maudite engeance! Qu'osez-vous faire ? Ne vous a-t-on pas dès longtemps démontré qu’un Esprit ne se tient jamais sur ses pieds de façon normale? Voilà que vous dansez maintenant tout ainsi que nous autres hommes! LA BELLE, dansant. Qu’a-t-il à voir dans notre bal, celui-là ? 214 FAST FAUST, Gansant. Eh! on le trouve partout. Ce que les autres dansent, il faut, lui, qu'il le juge. S'il n’a point à dire son avis sur chaque pas, le pas est comme non avenu; ce qui le chagrine surtout, c’est de nous voir avancer. Si vous vouliez tourner en cercle comme il fait dans son vieux moulin, il consentirait à faire votre éloge, surtout si vous aviez le soin de le payer en belles redevances. LE PROKTOPHANTASMISTE. Vous êtes encore là! non, c’est inouï. Disparais- sez donc, puisque grâce à nous le monde est éclairé! Cette canaille de diables ne connaît point de loi; nous avons beau être Savants, cela n’em- pêche pas les revenants de hanter Tegel. Combien de temps ne me suis-je pas occupé de ces chiméres! mais jamais la lumière ne se fait; c'est vraiment inouï. LA BELLE. Cessez donc enfin de nous ennuyer ici. LE PROKTOPHANTASMISTE. Esprits, je vous le dis en face, le despotisme de l'esprit m'est intolérable, mon esprit à moi ne peut Pexerce ro, 20 Aujourd'hui, je le vois bien, rien ne me réussira; mais J espère bien, avant mon dernier pas, réduire sous mes lois les diables et les poètes. FAUST. LE MÉPHISTOPHÉLÈS. Il va se plonger incontinent dans une mare, c’est là la façon dont il se soulage; et lorsque les sang- sues en ont pris à cœur-joie après son derrière, il est guéri des Esprits ete Pesprit. 4 Fousrout à quiité la danse. Pourquoi donc as-tu laissé partir la belle fille qui t'excitait à la danse par de si jolis airs ? FAUST. Ah! au milieu du chant une souris rouge lui a jailli de la bouche. MÉPHISTOPHÉLES. Voilà une chose bien terrible, en vérité! On n'y regarde pas de si près; il suffit que la souris ne soit pas grise; qu'importe ceci à l'heure du berger? PAXUISAS J'ai vu encore... MÉPHISTOPHÉLES. Quoi ? EPAUISIE Méphisto, vois-tu là-bas une belle enfant pâle qui se tient seule à l'écart? Elle se traîne à pas lents. On dirait qu’elle marche les pieds enchaînés; IeSuS'orcerde l'avouer tiens je trouve quelle ressemble à, cette pauvre Gretchen. MÉPHISTOPHÉLÈS. Laisse cela! tu n y gagneras rien de bon. C'est 210 FAUSIT.: une image fantastique, une image sans vie, un spectre! Mal nous en prendrait d'aller à sa rencontre; son regard fixe glace le sang, et peu s’en faut que l'homme ne soit converti en pierre. Tu as bien entendu parler de Méduse? HMS TE Tu dis vrai, ce sont les yeux d’une morte, des yeux qu'une main amie n'a point clos; c'est là le sein que Gretchen m'a livré, le corps si doux dont jai joui. MÉPHISTOPHÉLES. Magie! que tu te laisses abuser facilement, | : | pauvre fou! chacun croît reconnaître en elle sa mai- tresse: FAUST. O volupté! Ô souffrance! je ne puis m'arracher à ce regard. Quel étrange ornement autour de ce beau cou! un petit ruban rouge, pas plus large que le dos d’un couteau! MÉPHISTOPHÉLES. À SE , L RS Très bien! je le vois aussi; elle pourrait même porter sa tête sous son bras, car Persée la lui a coupée. Toujours cette fureur d'illusions! Viens vers cette petite colline, aussi agréable que le Prater. Oui-da, l’on ne m'a point trompé, un vrai théâtre. Qu'est-ce que l’on joue? FAUST. tÙ I] SERVMIBIEIS: On va recommencer. Une nouvelle pièce, la der- nière de sept; c'est ici l’usage d'en donner autant. Un dilettante l’a écrite et des dilettanti la jouent. Pardonnez, messieurs, si je m'éclipse; mais mon dilettantisme à moi est de lever le rideau. MÉPHISTOPHÉLÈS. Quand je vous trouve sur le Blocksberg, je le trouve bon, car vous y êtes à votre place. SONCANDENR ANNOIND'E ON ALPURGIS OU NOCES D'OR D'OBERON ET DE TITANIA INTERMÈDE !. DIRECTEUR DE THÉATRE. Fils de Mieding, vaillants lurons, Aujourd’hui nous prenons haleine. Vieille montagne, frais vallons, Voilà toute la scène. 1. Bien que les noms d'Oberon et de Titania transportent sur-le-champ l'esprit vers les sphères de /a 7Zempôle et d'une Nuit d'été, Vintermède de Goethe n'a rien de commun avec les fantaisies de Shakspeare. Ces Moces d'or sont tout simple UN HÉRAUT. Il faut pour que noces soient d’or Avoir passé cinquante années; Mais les querelles terminées C’est là métal plus cher encor. OBERON. Êtes-vous, Esprits, où je suis? | Tous, à cette heure sereine, Montrez-vous. — Le roi, la reine De nouveau se sont unis. BUICK Puck en spirale s’agite Et bondit tout de travers, Et cent autres, à sa suite, Vont s’ébattant dans les airs. ARE TE Ariel, l'esprit fantasque, Chante, et son timbre argenté Attire à lui plus d’un masque, Attire aussi la beauté. OBERON. Que ceux qui veulent s'entendre Prennent exemple sur nous. > dans laquelle Goethe tourne en raillerie certaines extravagances philosophiques et littéraires de ses contemporains. Pour nous, qui n'avons pu connaître les personnages dont il est question, cette scène perd beaucoup. Cepen- dant si les originaux passent, les faux Systèmes et les doctrines excentriques sont de tous les pays, et c’est là que le trait porte. Les idéalistes, les supernatura- listes, les romantiques, les orthodoxes, tous les /arscendants défilent et disent leur couplet, et pour que l'imagination ait aussi sa part, Ariel, Oberon, Puck, Titania, traversent l’intermède, On le voit, c'est une satire à la manière alle- mande, à la manière de Goethe, une épigramme dans le brouillard. FAUST. [es] [e mn Qu'on sépare les époux, Ils s'aiment d'amour plus tendre. TITANTA: Caprice, mauvaise humeur, Brouillent l’homme avec la femme : Au midi menez monsieur, Au nord conduisez madame. ORCHESTRE MAO Forlissino. Trompes de mouches, nez rontlants, Avec toute leur famille, Grenouille à l’eau, grillons dans la charmille, Voilà nos exécutants. SOLO! La cornemuse essouftlée Charge son énorme sac; Entendez les schiskschnak De sa narine gonflée. ESPRIT qui vient de se former. Pieds d’araignée et ventre repoussant, Ailerons à ce petit être : C’est moins qu’un animal peut-être, C’est un poème cependant. UN PETID COUPLE. Petit pas, haute tendance, Vers les collines de miel; Tu te traines bien, je pense, Mais n’atteindras point au ciel. Ce — 13 SANS t Le] Lo] FADISUE UN VOYAGEUR CURIEUX. N'est-ce point une mascarade ? Dois-je me fier à mes yeux ? Oberon, le plus beau des dieux, Oberon dans ma promenade! UN ORTHODOXE. Ni cornes, ni grifles, non, rien! Et cependant c’est authentique, C’est un diable tout aussi bien Que les dieux de la Grèce antique. UN ARTISTE DU NORD: Je n’ai produit encor vraiment Que des ébauches dans ma vie; Mais je me prépare, à présent, Pour mon voyage d'Italie. UN PURTISTE. Le malheur mène ici mes pas. Grands Dieux! mais que fait donc la foudre ? Parmi les sorcières, hélas! Deux seulement ont de la poudre! UNE JEUNE SORCIÈRE. La poudre est comme un vêtement Pour la vieillesse sèche et grise; Sur mon bouc toute nue assise Je montre un corps appétissant. UNE MATRONE. Nous avons trop de savoir-vivre Pour nous disputer. — Tout cela, AUS 223 Le) 12 Cette beauté qui vous enivre, Avec le temps se pourrira. UN MAITRE DE CHAPELLE. Trompes de mouches, nez ronflants, Ne cachez pas la beauté nue. Grenouille, à l’eau! grillon, aux champs! En mesure! et qu’on s’évertue! UNE GIROUETTE, rournée d'un côté. Réunion faite à souhait! Partout la grâce et l’innocence. Hommes et filles, c’est parfait, Gens de la plus grande espérance. UNE GIROUETTE, tournée du côté opposé. Pour les engloutir tous à fond Si la terre ne s'ouvre vite, A l'instant même et d’un seul bond, Dans l’enfer je me précipite. XÉNIES ‘. Vrais insectes, nous sommes là, Tous avec nos dents de couleuvres, r. On connaît ce recueil d'épigrammes que Goethe et Schiller ont publié ensemble, pour riposter aux attaques dont ils étaient l’objet. C’est un petit livre plein d'esprit et de verve, une sorte de couleuvre à la dent vive, qui, lâchée sur toute une tourbe de cuistres acharnés, ne laissa pas d'y faire quelque ravage. Maintenant pour n'avoir pas à reprendre une à une toutes les allusions dont Goethe a farci son intermède et qui, pour le lecteur français, n'ont aucun sens, disons tout de suite que Mieding comme Hennings sont deux noms d'hommes, l'un représentant le metteur en scène de la cour à Weimar, l’autre désignant un certain chambellan danois ayant pris parti contre Goethe dans une revue du temps et que Tegel est le nom d'un château situé aux environs de Berlin et appartenant à Guillaume de Humboldt. Pour complète information à ce sujet parcourir nos études et notes de l'édition Charpentier. — ECS SRE à FAUST. Pour fêter la gloire et les œuvres De Satan, notre cher papa. HENNINGS. Voyez-les se grouper et rire, Et plaisanter naïvement. Ne finirez-vous point par dire Qu'ils ont tous un cœur excellent ? UN MUSAGÈTE. Dans la troupe de ces sorcières J'aime vraiment à me plonger. Je saurais mieux la diriger Que le chœur des Muses légères. UN CI-DEVANT GÉNIE DU TEMPS. Viens, prends mon habit par le pan, Avec nous on devient oracle. Comme le Parnasse allemand. Le Blocksberg a large pinacle. UN VOYAGEUR CURIEUX. Comment nommez-vous ce pédant Qui va gonflé de ses mérites ? Qui poursuit-il ? « Les jésuites. « Sur leurs traces il va flairant. » UNE GRUE. Je puis pêcher en eau claire Comme en eau trouble. — C’est ainsi Que vous voyez le saint-père Aux diables se mêler ici. UN MONDAIN. Oui, tout est véhicule, Croyez-moi, pour les gens pieux; Sur le Blocksberg, en ces lieux, Se tient plus d’un conventicule. UN DANSEUR. Voici venir des chœurs nouveaux, Des tambours; la trompette sonne, Non! c’est une voix monotone Qui chante dans les roseaux. UN MAITRE A DANSER, Comme chacun entre en danse Et saute tant bien que mal, Le boiteux, la grosse panse! Oh! c’est un singulier bal. UN MÉNÉTRIER, Ils se haïssent ! quelle race! Comme jadis la lyre d’or, Tigres et lions de la Thrace, La musette les met d’accord. UN DOGMATIQUE. Rien ne me rebute, et pour cause. Il faut, malgré tout argument, Que le diable soit quelque chose. Comment serait-il autrement ? Lo] Lo] D FAUST. UN IDÉALISTE. L’imagination commence À m'absorber l'intelligence. Si je suis tout, il faut aussi Que je sois stupide aujourd’hui. UN RÉALISTE. L'Étre m'occupe et me tourmente, Je succombe et suis aux abois ; Je sens pour la première fois Que ma démarche est chancelante. UN SUPERNATURALISTE. D’être avec eux je m’applaudis, Et suis aise de l’aventure ; Car des diables je vais conclure A merveille aux bons Esprits. UNSSCEPMIOQUE. Dupes de ces feux, il leur semble Toucher au but de leurs souhaits. Diable et doute riment ensemble ‘. Ici je reste et je me plais. UN MAITRE DE CHAPELLE. Grillons dans les violettes, Trompes de mouches , nez ronflants. Quels dilettanti vous êtes! Quels pauvres exécutants! LES ADROITS. Non, rien ne nous inquiète! Membres souples, déliés, 1. En allemand, Zweifel et Teufel. FAUST. [e I 12 On ne marche plus sur les pieds; Dès lors nous marchons sur la tête. LES MALADROITS. Autrefois tombaient par milliers Les bons morceaux dans nos assiettes; Nous avons tant couru les fêtes Que nous n'avons plus de souliers ! REUSMEOELERS Sortis de la boue immonde, Dont nous sommes les enfants, Ici nous passons à la ronde Pour de merveilleux galants. UNE ÉTOILE FILANTE. Étoile vive et superbe, Des cieux, où ma splendeur brilla, Je suis tombée, hélas! dans l’herbe. Sur mes pieds qui me remettra ? LES MASSIFS. Place ! place donc à l’entour! Les petites herbes se ploient; Les Esprits! tout Esprits qu’ils soient, Les drôles ont le corps bien lourd. BIUICKS On dirait un vrai troupeau D'’éléphants qui passe. 228 ENUISIR Ah! ne soyez pas, de grâce, Plus lourd que Puck le lourdaud. AIRES Si la nature en amour, si l'Esprit Vous donna des ailes divines, Suivez mon vol sur les collines Où la rose pour moi fleurit. L'ORCHESTRE. Zranissimo. Quelle lumière blanche et pure! Le brouillard épais s’éclaircit ; Le vent dans les roseaux murmure. Tout tombe! tout s’évanouit! LAUNCAMPAG'NE Jour sombre. FAUST., MÉPHISTOPHÉLÈS. FAUST. Dans le malheur! dans le désespoir! errant long- temps misérablement sur la terre, et maintenant en prison! Jetée comme une criminelle dans un cachot pour son affreux supplice, la douce, l’innocente créa- ture! Tombée jusque-là! jusque-là! — Esprit de trahison, Esprit de rien, et tu me l'as caché! — Oui, reste là! restela! Roule en fureur tes yeux diaboli- ques dans ta tête! reste, et défie-moi par ton insup- portable présence! En prison! dans une irréparable misère! abandonnée aux Esprits du mal, à l'huma:- 230 EFAUST nité qui juge et qui n'a point d'âme! et pendant ce temps, tu me berçais en de repoussantes distrac- tions, tu me cachais sa détresse croissante et la laissais périr sans secours. MÉPHISTOPHÉLÈS. Elle n’est pas la première! FAUST. Chien! abominable monstre! —— Rends-lui. Esprit infini, rends au ver sa forme de chien, qu'il prenait si volontiers pour trotter devant moi, pour assaillir le paisible passant et s’accrocher à ses épaules après l'avoir terrassé. Rends-lui sa forme de prédilection, qu'il rampe dans le sable devant moi, sur son ventre; que je foule aux pieds le réprouvé! — Pas la première! Horreur! horreur inexplicable à toute âme humaine, que plus d’une créature ait pu tomber dans l’abîme de cette misère; que la pre- mière, dans les convulsions de sa mort, dans son affreuse agonie, n'ait pas payé pour toutes les autres aux yeux de l’éternelle miséricorde! La misère de celle-là seule va fouiller jusque dans la moelle de mes os et de mon existence; et toi, tu ricanes avec indifférence sur la destinée d’une myriade ! MÉPHISTOPHÉLES. Bien! nous voici encore à la limite de notre entendement, au point où la cervelle vous saute, à vous autres hommes. Pourquoi fais-tu cause com- FPAUST. L 2© F4 mune avec nous, si tu ne peux en supporter toutes les conséquences ? Tu veux voler, et tu n’es pas pré- muni contre le vertige! Est-ce nous qui nous sommes empressés vers toi, ou toi vers nous? FAUST: Ne me grince pas ainsi tes dents voraces! tu me dégoûtes! — Grand et sublime Esprit, qui as daigné m'apparaître, toi qui connais mon cœur et mon âme, pourquoi m'avoir accouplé à la chaîne avec ce misérable qui se repaît de désastres et se délecte dans la ruine? MÉPHISTOPHÉLES. As-tu fini? AUS Sauve-la, ou malheur à toi! la plus affreuse malédiction sur toi pour des milliers d'années! MÉPHISTOPHÉLES. Je ne puis dénouer les liens de la justice ven- geresse, ouvrir ses verrous. — Sauve-la! — Qui donc l’a poussée dans l’abîme? mot ou toi? Faust lance autour de lui des regards furieux. Vas-tu prendre en main le tonnerre? Heureu- sement qu'il ne vous est pas donné d'en disposer, à vous autres, chétifs mortels! Écraser l’innocent qui résiste, c'est assez la manière dont en usent les tyrans dans les perplexités pour se tirer d'affaire. [ee] (8e) [el FAUST. FR'AUSA® Conduis-moi où elle est. I] faut qu’elle soit libre! MÉPHISTOPHÉLÈS. Penses-y, pense qu'un meurtre de ta main gît encore dans la ville. Au-dessus de la place où le sang a coulé planent des Esprits de vengeance qui épient le retour de l'assassin. PAUSE Encore cela de toi! mort et ruines d’un monde sur toi, monstre! Conduis-moi vers elle, te dis-je, et délivre-la. MÉPHISTOPHÉLES. Je te conduis. Et ce que je puis faire, entends-le. Ai-je, moi, toute-puissance dans le ciel et sur la terre? Je veux offusquer de vapeurs les sens du geo- lier; empare-toi de la clef; ensuite il faut absolument que ce soit ta main d'homme qui l’entraîne dehors. Je veille, les chevaux magiques sont prêts, je vous enlève; cela, je le puis. FAUST. Alerte, et partons! I ANINE TEEN En rase campagne. FEMLISIDE M É PHISTOPH É IE, ÈS , menant un galop relentissant sur des cavales noires. FAUST: Qu’ont-ils donc à se remuer autour de ce gibet, ceux-là ? MÉPHISTOPHÉLÈS. Je ne sais ce qu'ils cuisinent et font 30 [ex (D) -Q S mn © (2) (Bb) op] — ct : Leu on . < (S) + = e c se = Aa “En = a o {a | — | O en: &) Da | E G jan) = 25 à (ue) | UD || Da = a, n Ge A | | + ° ) re 2 A ED) fs (9) O 2 ë c O | < | Le à t D ; A é | r- Las — un — [és O a Re | er ci = O FE ii = D) [en cn + pa (| = Rs © d P. D =! Des) an " Mr] LE e — € : > 1®) e el | on D = ce 5 (D € 25 @») 4 E = 2 5 | | = = as G | | k O c Æ | Ee un (qu) PA » fr. (æ 2 cp) oo) = = = =) [ea [ea | e sc AC Quantin,Imp.Edit, + DENMOCCROPAHROEE FAUST avec un trousseau de clefs et une lampe, devant une petite porte de fer. Je suis pénétré d'une épouvante désaccoutumée dès longtemps, pénétré du sentiment de toutes Îles calamités humaines. C’est ici qu’elle habite, derrière cette muraille humide, et son crime fut une géné- reuse illusion! Tu trembles d'aller à elle! tu crains de la revoir! Avance! ton irrésolution hâte sa mort. Il prend la clef. On chante au dedans. Ma mère la prostituée, Qui m'a tuée! Mon père le sacripant, 236 FAUST. Qui m'a mangée! Ma petite sœur, pauvre enfant, Garda mes os sous un vieux saule, Dans un endroit humide, — au bout d’un mois, Là je devins un bel oïseau des bois. Vole! vole! FAUST, ouvrant la porte. Elle ne se doute pas que son amant épie, qu'il entend le cliquetis des chaînes, le froissement de la paille. Il entre. MARGUERITE, sw son grabat, s'eforçant de se cacher. Ah! ah! ils viennent. Affreuse mort! FAUST, éas. Chut! chut! je viens te délivrer. MARGUERITE, se #ainant jusqu'à lui. Si tu es un homme, alors compatis à ma misère. FAUST. Tes cris vont éveiller les gardiens qui dorment. I] saisit les chaînes pour les détacher. MARGUERITE, à genoux. Qui t'a donné, bourreau, cette puissance sur moi? Tu viens déjà me chercher à minuit. Aie pitié, ét me laisse vivre. Demain, au point du jour, n'est-ce pas assez tôt? Ze s lv. Je Suis pourtant ÉPMUISIE 237 encore si jeune, si jeune! et déjà mourir! J'étais belle aussi, et ce fut ma perte. Le bien-aimé était près de moi, maintenant il est loin; ma couronne est arrachée, les fleurs dispersées. Ne me saisis pas si violemment! épargne-moi! Que t'ai-je fait? Ne me laisse pas implorer en vain; je ne t'ai jamais vu de ma vie! FAUST. Comment résister à tant de douleur ? MARGUERITE. Me voici tout à fait en ta puissance. Laisse seulement que j'allaite encore mon enfant. Je lai bercé sur mon cœur toute cette nuit; ils me l'ont pris pour me tourmenter, et ils disent mainte- nant que je l'ai tué! Jamais je ne serai plus joyeuse. Ils chantent des chansons sur moi; c’est méchant de leur part. Un vieux conte finit ainsi, mais qui leur a dit d'y faire allusion? FAUST, se jetant à ses pieds. Un amant est à tes genoux, il vient ouvrir la porte à ta captivité lamentable. MARGUERITE, jaisant de méme. Oui, oui, à genoux pour invoquer les saints! Vois sous ces marches, sous Île seuil, l'enfer bout; le Malin, avec des grincements terribles, mène un train ! 238 FAUST: FAUST, à voix haute. Gretchen! Gretchen! MARGUERITE, d'un ai attentif. C'était la voix du bien-aimé. z% wndi. Les chaînes wmbent. OÙù est-il? je l'ai entendu appeler. Je suis libre! personne ne me retiendra. Je veux voler à son col, reposer sur son sein. Il a appelé Gretchen; il se tenait sur le pas de la porte; au milieu des hur- lements et du fracas de l'enfer, au milieu des hor- ribles éclats de rire des démons, j'ai reconnu sa voix si douce, si aimante. FAUS1 C’est moi! MARGUERITE. C’est toi? oh! dis-le encore. zx vais. Lui! lui! où sont toutes les tortures? où sont les angoisses des cachots? des fers? C’est toi! tu viens me sauver ! je suis sauvée! — Oui, voilà bien la rue où je te vis pour la première fois, et le jardin charmant où Marthe et moi nous t'attendions. FAUST, Z'entrainant. Suis-moi ! viens! MARGUERITE. Oh! reste! j'aime tant à rester où tu es! Elle le caresse, EPNUISTE 230 FAUST. Hâte-toi! Si tu ne te hâtes, nous le payerons cher. MARGUERITE. Eh quoi! tu ne peux plus m'embrasser? Mon ami, éloigné de moi si peu de temps, et tu as désappris à m'embrasser! D'où me viennent ces angoisses dans tes bras? lorsque autrefois tes paroles, tes regards me mettaient tout un ciel dans l’âme, et que tu m'embrassais à m'étouffer. Embrasse-moi! autre- ment je t'embrasse. Ze se pend à som œu. Oh! Dieu! tes lèvres sont froides, elles sont muettes. Où ton amour est-il resté? qui me l'a ravi? Elle se détourne de lu. FAUST. Viens, suis-moi, douce amie, prends courage! Je t'aime d’une ardeur infinie! suis-moi seulement, je ne te demande que ca. MARGUERITE, es yeux attachés sur lui. Est-ce donc bien toi? en es-tu bien sûr? FAUST. Oh! oui: mais viens. MARGUERITE. Tu brises mes chaînes, tu me reprends dans ton sein; d'où vient que tu n'as pas horreur de moi? Et sais-tu, mon ami, qui tu délivres ? | : 1 IR 240 FAUST. FAUSIH Viens, viens, déjà la nuit se fait moins sombre. MARGUERITE. J'ai tué ma mère; mon enfant, je l’ai noyé. Ne t’était-1l pas donné à toi comme à moi? oui, à toi. — C’est toi! je le crois à peine. Donne ta main! Ce n’est pas un songe! Ta main chérie! — Ah! mais elle est humide! essuie-la. I] me semble qu'il y a du sang après. Ah! Dieu! qu'’as-tu fait? rengaine cette épée Jette conne. P'AUISIT> Ce qui est fait est fait, n’y pense plus; veux-tu donc que je meure? MARGUERITE. Non. Il faut que tu vives, toi! Je veux te nom- mer les tombes dont je te recommande le soin dès demain. Tu donneras la meilleure à ma mère; mon frère tout auprès d'elle; moi un peu de côté, seule- ment pas trop loin, et le petit sur mon sein droit. Personne autre ne voudra reposer près de moi. — Me serrer à ton côté, c'était un doux, un charmant bonheur! mais je ne le réssentirai plus; il me semble que j'ai besoin de me faire violence pour aller à toi, que tu me repousses loin de toi; et cependant c'est toi, et tu me regardes avec tant de douceur, de ten- dresse! Si tu sens que c’est moi, viens donc! MARGUERITE, Par là? FAUST, À la liberté. MARGUERITE. Dehors c’est le tombeau; la Mort guette. Allons, viens! d'ici dans le lit de repos éternel, et pas un pas de plus. — Tu pars maintenant, Henri? si je pouvais t’accompagner | FAUST. Tu peux. Ah! veuille seulement! la porte est ouverte. MARGUERITE. Je n'ose sortir. Pour moi, il n'y a rien à espé- rer. Que sert de fuir? ils sont à nos trousses. C'est si misérable d'être réduit à mendier, et encore avec une mauvaise conscience! si misérable d'errer à l'étranger! et d’ailleurs je ne leur échapperais pas! FAUST. Je reste auprès de toi. MARGUERITE. Vite! vite! sauve ton pauvre enfant! Va, suis le chemin le long du ruisseau, au delà du petit pont dans lé bois, à gauche, à l'endroit de la planche dans 31 ko 1e 12 net LS > (=, on by) l'étang. Prends-le vite! il cherche à sortir de l’eau; il se débat encore. Sauve! sauve! FPAUSAE Reviens à toi! Un seul pas, et tu es libre. MARGUERITE. Si nous avions seulement passé la montagne! là ma mère est assise sur une pierre. Le froid me saisit à la nuque... Là ma mère est assise sur une pierre et branle la tête; elle ne hoche plus, elle ne chigne plus, la tête lui est lourde; elle a dormi si longtemps! elle ne veille plus. Elle dormait à souhait pour nos plaisirs. C’étaient d'heureux temps! FAUST. Puisque ni mes paroles ni mes instances ne peuvent rien, il faut que je t’emporte d'ici. MARGUERITE. Laisse-moi, non, pas de violence! ne me saisis pas si brutalement! Autrefois, n’ai-je pas tout fait pour toi par amour ? FAUST. Le jour commence à poindre! Ma mie, ma bien- aimée ! MARGUERITE. Le jour ! oui, il fait jour! le dernier jour pénètre FAUST. . ici. Ce devrait être mon jour de noces! Ne dis à personne que tu as été déjà auprès de Gretchen. Oh! ma couronne, c'en est fait! Nous nous rever- rons; mais pas à la danse. La foule se presse, on ne l'entend pas. La place, les rues ne la peuvent con- tenir. La cloche appelle, la baguette est rompue. Comme ils me garrottent et me saisissent! me voilà déjà enlevée vers l'échafaud. Déjà palpite sur le cou de chacun le tranchant du couteau qui palpite au-dessus du mien. Le monde est muet comme la tombe. FAUST. Oh! pourquoi suis-je ne! MÉPHISTOPHÉLES, paraissant à la porte. Alerte! ou vous êtes perdus. Désespoir inutile, irrésolution et bavardage! Mes chevaux frémissent, l'aube blanchit l'horizon. MARGUERITE. Qu'est-ce qui s'élève du sein de la terre? Lui! (ui! chasse-le! que veut-il dans le saint lieu? Cest moi qu'il veut! FAUST. Il faut que tu vives! MARGUERITE. Justice de Dieu, je m'abandonne atout 244 FAUST. MÉPHISTOPHÉLES, 4 Fauss Viens! viens! ou je te plante là avec elle. MARGUERITE. Je suis à toi, mon père, sauve-moi! Vous, anges, saintes phalanges, placez-vous autour de moi pour me protéger! Henri, tu me fais horreur! MÉPHISTOPHÉLÈS. Elle est jugée! VOIX DEN HAUT. Elle est sauvée. MÉPHISTOPHELES, 2 Aus Par ici! à moi! 11 disparait avec Faust. MOI DUNFOND, s'affaiblissant. Henri! Henri! NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE FAUST AVANT GOËETHE Avec son besoin insatiable de jouir et de savoir, de développer en tous sens l'activité de ses forces, l'homme impuissant devant les obstacles opposés à ses désirs est attiré sans cesse Vers l'inconnu, vers l’impos- sible. S'il ne peut de lui-même y atteindre, comme cela arrivait au moyen âge, où le cercle de son ambition était si limité, il rêve d’y employer quelque agent surnaturel. De là vient que les pauvres gens crurent si volontiers à l'intervention du diable. Et, même pour les pri- vilégiés de la vie, il y avait trop peu de ressources dans le réel pour que la satiété n'amenät pas bientôt une ardente aspiration vers l'idéal. Aussi VOyOns-nous dès le xr° siècle le pape Gerbert, Silvestre IT, accusé d'avoir, pour prix de sa science, vendu son âme au démon. Il ne fut pas le seul; chaque peuple incarna ce même fait d’accointance diabo- lique dans un individu qui fut appelé ici don Juan de Marana, là le docteur Faust. Celui-ci ; d’après la légende, aurait vécu vers la fin du xv' siècle et au commencement du xvre. Né selon les uns à Roda, près de Wei- 246 NOTICE BED ÉTOGRAPETQUIE mar, suivant d'autres à Knitlingen, dans le Wurtemberg, il dissipa rapidement dans les plaisirs le riche patrimoine qu’il avait hérité d’un oncle. Alors, de désespoir, il se rendit à Cracovie pour y étudier la magie. [1 y signa avec le diable un pacte de vingt-quatre ans et reçut de lui pour serviteur un esprit, Méphistophélès, avec lequel il courut le monde, étonnant partout le peuple de ses prodiges. Son valet Wagner eut, lui aussi, son démon particulier, Auerhahn. A l'expiration du pacte, Faust fut emporté par Satan à Rimling, en Wurtemberg, et égorgé entre minuit et une heure du matin. Cette légende a donné lieu à un grand nombre d'ouvrages avant d'être immortalisée par Goethe. Le premier livre qu’on en fit parut en allemand à Francfort-sur-le-Mein, sans nom d'auteur et sous un long titre, dont voici la traduction : Histoire du docteur Jean Faust, célèbre enchanteur et magicien, où l’on voit comment il se donna par écrit au diable et de quelle aventure il fut témoin. Imprimée par Jean Spies, 1587. Il en existe une version française d’un style populaire. L'année suivante parurent deux nouvelles versions, l’une en prose, l’autre en vers. Celle-ci est intitulée : Une véritable et terrible histoire du docteur Jean Faust, le célèbre enchanteur et magicien. Tubingue, Alex. Hock. Elle valut à l’auteur et à l'imprimeur d’être condamnés à la prison par le sénat académique de Tubingue, ce qui n’empêcha pas l'ouvrage de reparaître sous des titres divers : Historia von D' Johann Fausten, dem weytbeschrey ten Zauberer und Scluvartzkünstler. Francfort, 1588, in-8. L'auteur termine sa pré- face en promettant une traduction latine de son ouvrage : « Puisses-tu, lecteur chrétien, mettre à profit la leçon qui test fournie par cette his- toire dont je te promets de te donner sous peu une traduction en latin! » Historia von D' Fausti, des ausbündigen Zauberers und Scluvartzkünstlers, Teuflischer Verschreibung.…. Sans indication de lieu, 1580, in-8. En 1593, Widmann donna à la légende une facon nouvelle en publiant l'ouvrage qui suit : Warhaftige Historien von den greulichen und abscheulichen Sünden und Lastern..… Histoire véridique des affreux et abominables vices et péchés. Hambourg, 1599, ex officina Hermanni Molleri, 3 par- ties en 1 vol. in-4. Ce livre fut Promptement traduit en français par Palma Cayet : L'Histoire prodigieuse et lamentable du docteur Faust, avec sa mort épouvantable. Là où est montré combien est misérable la curio- sité des illusions. Paris. Denis Binet, 1508, in-12 de 166 pages. NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE. 247 Le privilège est du 19 mai 1598, et il y eut une seconde édition chez le même libraire en 1603. D'ailleurs ce petit in-12 devint aussitôt populaire et fut rémprimé un peu partout, notamment à Rouen, 1604, chez Th. Doré; dans la même ville, par Nicolas lOyselet, et à Paris en 1616: encore à Paris en 1622. Une édition de Hollande, sous la rubrique de Rouen, Clément Malassis, porte la date de 1667. Il y en eut d’autres à Paris en 1667 et 1673, à Amsterdam en 1674, à Cologne, Bruxelles, en 1712, etc. N'y cherchez aucun mérite littéraire; c’est un récit lardé de pro- verbes, de dictons, sans art et sans grande suite, mais qui flattait sans doute la crédulité publique et descendait à la portée des plus vulgaires intelligences. Le succès fut tel qu’il excita la concurrence et fit éclore une série de publications analogues : Grande Condamnation de Faust à l'enfer ; L'Enfer forcé par Faust; L'Art des miracles de Faust; La Triple Condamnation à l'enfer, Lyon, 1699; Le Corbeau noir ; Force triplée de l'enfer, et autres volumes destinés à entretenir le goût du merveilleux ou à effrayer les incrédules, quoiqu'’ils semblent avoir pris à tâche de peindre les dangers des sortilèges et d’une vie remplie par les passions. Le plus obscur, Hollengwang, le Supplice de l'enfer, est attribué à Faust lui- même, qui pourrait bien être en effet l’auteur de ce grimoire. Un des plus célèbres fut le suivant : La Vie scandaleuse et la terrible fin du célèbre archimagicien docteur Faust, d'après Widman, revue et augmentée par Pfitzer, 1674, et Nuremberg, 1693. On le lit encore en Allemagne avec tant de passion que le proprié- taire d’une taverne l’a attaché à une chaîne dans sa cave, de crainte que quelque buveur indélicat ne l'emporte. On dit même qu'il l’a fait réimprimer à ses frais et traduire en anglais pour la commodité des clients de cette nation. La précaution était superflue, car les Anglais ont dans leur langue plusieurs livres sur ce même sujet : Black staer of d. Faust, 1592, in-4. The history of the damnable life and deserved death of Ge Faustus. Sans date, in-4. Londres, by G. Brown for M. Hotham. Il en parut en 1594 une suite intitulée : The second report of d. John Faustus. Mais déjà à cette époque Marlowe, le plus grand des prédécesseurs de Shakspeare, avait fait représenter un drame où il a marqué I à son empreinte et rendu avec une admirable énergie le tourment de e type l'homme qui vit tiraillé entre l'envie de se repentir et la crainte de ne pouvoir échapper à la puissance infernale. Contenter son cœur à n’im- porte quel prix, et avec quelles suites, telle est la pensée maîtresse de sa pièce. Il.y personnifie la crédulité du moyen âge en proie aux aspirations de l’esprit moderne. « Quels rêves éclatants, dit M. Taine, quels désirs, quelles curiosités gigantesques et voluptueuses, dignes d’un César romain ou d’un poète d'Orient, ne viennent pas tourbil- lonner dans cette cervelle fourmillante! Pour les apaiser, pour obtenir vingt-quatre ans de puissance, il donne son âme, sans peur, sans avoir besoin d’être tenté, du premier coup, de lui-même; tant l’aiguillon intérieur est âpre! » Et, après une analyse pénétrante du personnage, le critique ajoute éloquemment en manière de conclusion : « Voilà l’homme vivant, agissant, naturel, personnel, non pas le symbole philosophique qua fait Goethe, mais l'homme primitif et vrai, l’homme emporté, enflammé, esclave de sa fougue et jouet de ses rêves, tout entier à l'instant présent, pétri de convoitises, de contradictions et de folies, qui, avec des éclats et des tressaillements, avec des cris de volupté et d'angoisse, roule, le sachant, le voulant, sur la pente et les pointes de son précipice. » Un autre bon juge, et de nature moins ardente, Villemain, admi- rait surtout la scène vraiment terrible de la mort de Faust. Suivant lui, Milton n’a peut-être surpassé nulle part la définition idéale que Mar- lowe donne des enfers, dans cet ouvrage tout plein de leur puissance. Son drame, représenté, je crois, en 1590, parut imprimé à Londres en 1604; en voici le titre : The tragical history of the life and death of d. Faustus. As it hath been acted by the right honorable the earle of Nottingham his servants. Written by Ch. Marl. London, Thomas Bushell, 1604, in-4. On l’a souvent réimprimé. Les éditions les plus correctes sont celles de 1651 et 1653. Il a été traduit par F.-V. Hugo. 1863, in-12. Après Marlowe, le sujet est repris par l'Allemagne où il produit encore deux remarquables œuvres : r° La Vie du docteur Faust, essai dramatique informe, mais original et vigoureux, que Müller publia à Manheim en 1778; 20 Faust et les sept Esprits, 1791, beau fragment trouvé dans les papiers de Lessing. Les démons n’y ont pas affaire à Faust lui-même, mais à son fantôme. En France, nous ne trouvons à citer pendant cette période qu’un gentil conte d'Hamilton. l’'Enchanteur Faustus. De toute l'énumération qui précède, nous n'avons garde de con- clure que Goethe s’est nourri de ces divers ouvrages et en a tiré le sien. Il aurait droit de répondre, comme il le fit un jour : « Ces chefs-d’œuvre RE NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE. 249 qui, dit-on, m'auraient inspiré, je ne les ai pas même lus, pour la plu- part. » Non, mais il avait vu représenter au théâtre des marionnettes la Pièce du docteur Faust qui, avec ses mille arrangements variés, était en possession d'amuser l’Allemagne depuis le xvi* siècle. De plus, dame Aja, qui aimait fort les histoires merveilleuses, en avait amusé son enfant. Enfin la vie avait ajouté ses expériences à ce fonds primitif, et déjà Merck, par de froides railleries, lui avait fait entrevoir le rôle de Méphistophélès. Mais laissons-le expliquer lui-même à ravir ce qu'il a voulu : « Les voilà qui viennent et me demandent quelle idée j'ai voulu personnifier, comme si je le savais moi-même et pouvais en donner la formule. Au fond, c'est une œuvre que lon ne peut mesurer tout entière; toute tentative pour en donner l'intelligence complète doit échouer. Du ciel aux enfers, en passant par le monde; voilà, à la rigueur, une définition; mais ce n’est pas là une idée; c’est la marche de l’action. Somme toute, mon procédé ne consiste pas à présenter des abstractions. Je recevais dans mon âme des impressions de mille espèces, telles qu’une imagination vive me les offrait. Poëte, il ne me restait plus qu’à leur donner une forme poétique, à les disposer en tableaux, à les reproduire sous des formes tellement vivantes que chacun en ressentit les mêmes effets, lorsqu'il viendrait à entendre ou à lire mon œuvre. » ÉDITIONS DU FAUST DE GOETHE Le premier Faust a été composé en grande partie pendant les années 1774-1775, Mais n'a paru qu’en 1790, sous le titre de D. Faust, ein Trauerspiel, dans les œuvres choisies de Goethe publiées par Goe- schen à Leipzig. Il comprenait à peu près tout ce que nous €n avons, jusqu’à la scène de la cathédrale et à l'exception du duel entre Faust et Valentin. L'auteur, après l'avoir retouché et complété, l’intitula défini- tivement Faust, eine Tragüdie et le fit paraître en entier chez Cotta en 1808, dans le huitième volume de ses œuvres complètes. Parmi les éditions faites en France, nous ne citerons que la suivante : Faust, eine Tragüdie von Goethe, neue Auflage, imprimé à Paris par Smith et publié par Cotta à Stuttgart et à Tubingue. 1825, in-16. Reproduction en 1829, 1831, etc. En 1825, un étudiant écrivit à Goethe pour lui demander son plan 250 NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE. et lui annoncer l'intention d'achever le poème depuis si longtemps commencé. Il faut voir dans les mémoires d’Eckermann la stupéfaction qu'excita la singularité de cette demande : « Je n'aurais pas été plus surpris, dit à ce propos le bon secrétaire, si j'avais rencontré quelqu'un qui se proposât de poursuivre les conquêtes de Napoléon ou d'achever la cathédrale de Cologne! Néanmoins Goethe, pour éviter qu’on ne le devançât et afin sans doute de prouver qu’il était seul capable d’exé- cuter ce qu'il avait conçu, fit paraître en 1827 le fragment d'Hélène. Dans sa pensée, Faust devait former une trilogie embrassant à la fois l'antiquité, le moyen âge et le temps présent. Malgré la beauté de l'exécution, grand fut l’étonnement du public en présence de cette poétique énigme, qu’on lui donnait à déchiffrer sans préambule ni explication. Le poète continua donc de travailler au poème, mais n’en publia plus rien. Ce n’est qu'après sa mort que parut le second Faust tel que nous le possédons. Cette même année, on se hâta chez nous d'éditer le texte original désormais complet : Faust, eine Tragôdie von Goethe, erster und zweiter Theil, Faust, tragédie de Goethe, première et deuxième partie. Paris, Th. Barrois, Paulin et Bobée, in-12. L'ouvrage reparut in-8 chez Baudry en 1843 et plusieurs fois depuis. L'édition la plus récente, je crois, est celle-ci : Faust, eine Tragüdie von Goethe, neue A uflage, Faust, tragédie de Goethe, nouvelle édition. Paris, von der Smith’s Drückerey, 1873, in-r6. En Allemagne, les éditions pullulent; il y en a de tous formats et de tous prix, de populaires et d’aristocratiques, et quelques-unes de ces dernières vraiment remarquables. On les connaît trop peu en France. Permettez-moi d'en signaler trois qui mériteraient de l'être davantage. Faust von Goethe, erster Theil, Faust de Goethe, première partie, illustré de gravures sur bois et de photographies de A.-V. Kreling. Munich et Berlin, 1873, in-folio, imprimé à Leipzig par Giesecke et Devrient. Toutes les scènes dans lesquelles figure Marguerite, l'entrée à l’église, la rencontre au jardin, le rouet, y sont rendues avec un vrai charme. Rien à désirer de plus que ces grandes et belles photographies, d’une finesse si délicieuse. A peine si quelques-unes laissent regretter que lartiste se soit abandonné à des rêves moins voluptueux que lubriques et nous ait étalé trop de chairs nues. On pourrait aussi reprendre quelque chose à certains bois dont l'expression me paraît un peu forcée. En somme, c’est un beau livre. Le même, même format. Munich, Th. Stroefer. 1876-1877. Celui-ci est supérieur encore et d’une plus riche exécution. Mais NOTICE BPBETOGRAPEHIQUE. 51 les compositions de Liezen-Mayer et les bois de Seitz ayant servi pour illustrer une traduction française, nous les retrouverons. Faust, eine Tragôdie, mit Zeichnungen von Engelbert Siebertxz. Stuttgart, Cotta, 1854-1858, deux volumes in-folio avec gravures au burin et illustrations. Elle fut publiée d'abord par livraisons, en 1852 2, et la deuxième partie en 1857. Les livraisons au nombre de seize coûtaient 77 fr. et 116 fr. sur papier de Chine. Supérieurement gravés par Adrien Schleich, les dessins de Siebertz présentent parfois des types assez vulgaires. Les scènes de volupté, ou plutôt de débauche, y sont trop prodiguées. La meïlleure planche, à tout prendre, est celle qui représente le duel. Les estampes du second Faust sont les moins bonnes. Cela tient sans doute à ce que tout s’y passe dans un monde vague, où les fantômes se mêlent et souvent se confondent avec les personnages réels. Les exemplaires de ces beaux volumes se vendent à Paris, chez Klincksieck. Inutile d'ajouter, je pense, que le Faust se trouve compris dans toutes les éditions des œuvres complètes, Goethe’s sammiliche Werke, publiées tant en Allemagne qu’en France et dont les plus importantes sont : celle de Cotta, quarante volumes in-8, 1828-1830, la plus com- plète qui ait été donnée du vivant de Pauteur et pour laquelle on a publié séparément à Leipzig, chez Fleischer, quarante frontispices d'après Ramberg et une suite de gravures. On y a joint quinze volumes supplémentaires imprimés en 1832-1834; celle en trente volumes in-8, 1850 et 1857, chez le même libraire, 96 fr.; celle publiée en livraisons par Tétot et qui forme cinq volumes, 1835; enfin celle de Baudry, 1840, en cinq forts volumes in-8, avec portrait, fac-similé, planche, et qui se vendait 60 fr. Elles ont été deux fois traduites en français, la première d’une façon incomplète par Stapfer, Cavagnac, Guizard, etc., chez le libraire Ladvocat en 1823, et la seconde par M. Porchat dans l'édition donnée par la maison Hachette en dix volumes in-8 en 1860 au prix de 60 fr., cent exemplaires numérotés sur grand papier raisin, à 150 fr. TRADUCTIONS EN PROSE Faust, tragédie de Goethe, nouvelle traduction complète en prose et en vers par Gérard. Paris, Dondey-Dupré, 1827 in-18. Deuxième édition chez le même en 1835, avec une gravure. NOMTCESD TB PEO GRAPEMRONTTE [®] (1 Le Faust, tragédie de M. de Goethe, traduite en français par Albert Stapfer. Ornée d’un portrait de l’auteur et de dix-sept dessins d’après les principales scènes de l'ouvrage et exécuté sur pierre par Eugène Delacroix. Paris, Motte et Sautelet, 1828, in-folio, 36 fr., colombier; 50 fr., papier de Chine; 72 fr., format jésus. Ces prix ne se sont pas soutenus; il est facile d'en comprendre les raisons. Stapfer, qu'Armand Carrel prit au Vationa/ pour traduire les journaux étrangers, avait déjà donné une première version du drame chez Ladvocat in-8 en 1823; il eut beau la reprendre, la corriger, essayer de la rendre plus fidèle et plus correcte, il ne put pas désenchevêtrer sa phrase française. Il était resté si Allemand que, lorsqu'il devait écrire en français, il tombait dans un embarras inextricable, se demandant toujours : V'esice pas un germantsme? n'est-ce pas un gallicisme? sans parvenir jamais à s'en déméler. Quant aux lithographies de Delacroix, la manière charbonnée dont elles étaient exécutées produisit un effet disgracieux. Nous expliquerons d’ailleurs plus loin pourquoi elles n'obtinrent pas d'abord tout le succès qu’elles méritaient. Faust, tragédie, traduite par A. Stapfer. Bruxelles, J.-P. Méline, 1833 in-18, avec avec un portrait. Réimpression devenue assez rare. Le Faust de Goethe, traduction complète, précédée d’un essai sur Goethe, accompagnée de notes et de commentaires et suivie d’une étude sur la Mystique du poème, par Henri Blaze. Paris, Charpen- tier, 1840, in-12. C'est la version que nous,avons adoptée, suivant en cela le goût du public et l'estime des connaisseurs. Lamartine, dans son Cours familier de lit- térature, tome VII, 1850, caractérise en ces heureux termes l’auteur et l'œuvre : « Un de ces hommes d'élite littéraire, mais trop modestes, qui font pendant toute une vie d'études le travail pour ainsi dire souterrain de leur siècle, hommes de silence qui ne demandent rien au bruit, tout au mérite, M. Blaze de Bury, écrivain de l’école ascétique, renfermé comme dans les cloîtres stu- dieux de la religion littéraire, a publié, il y à douze ans, une complète étude sur le génie de Goethe et une incomparable traduction du drame de Faust. » On nous dispensera de rien ajouter à un tel éloge. Le livre d’ailleurs est devenu classique et a eu un grand nombre d'éditions. La treizième a paru chez Char- pentier en 1875. Nous devons citer encore la réimpression suivante. Le Faust de Goethe, traduction revue et complète, précédée d’un essai sur Goethe par Henri Blaze et illustrée par Tony Johannot. 17 grand in-8, chez Dutertre et Michel Lévy, 12 fr. Le volume renferme un beau portrait de Goethe d'après Carl. Meyer, gravé par Langlois, et 9 figures d’une finesse remarquable, dont une, entre autres, Marvuerite à la Jontaine, est ravissante. Faust de Goethe, suivi du second Faust. Choix de ballades et de poésies de Goethe, Schiller, Bürger, Klopstock, etc. Paris, Gosselin, 1840, in-12, 05: NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE. Traduction de Gérard de Nerval que MM. Garnier frères ont reprise à leur tour et dont la dernière édition a paru à leur librairie en 1877, précédée d'une notice sur Goethe et sur Gérard de Nerval. Faust de Goethe, précédé d’une notice sur l'auteur et suivi de l'analyse et du jugement de Mr: de Staël sur cet ouvrage. Avignon, Chaillot, 1863, in-12. Faust, Werther, par Goethe. Ilustrés par Ed. Frère. Paris, rue du Pont de Lodi, 1864, livraison in-4 à deux colonnes, du prix de o fr. 90. Faust tragédie, in-32. Tome CXX de la Bibliothèque nationale à o fr. 25. 1808. Faust de Goethe, traduction nouvelle et notes par H. Bacharach. Pré- face d'Alexandre Dumas fils. Paris, Lévy frères, 1873, in-12. N’étant poète à aucun degré, l'estimable professeur du lycée Condorcet a dû s’en tenir à une version correcte et claire; en revanche, il a obtenu de son ancien élève une préface exquise, toute semée de jolies choses dites avec infiniment de verve et d'esprit, où la vérité prend, sous des allures de para- doxe, un air neuf et plus piquant, mais où se glissent aussi, comme de cou- tume, quelques jugements hasardés. Nous venons de voir plus haut ce que pensait et disait Lamartine de la traduction que nous avons adoptée ; les éloges d’un maître en littérature tel que Dumas fils ont bien aussi leur prix : «Mais, à propos de ce nom de Blaze de Bury, peut-être nous dira-t-on, à Bacha- rach et à moi : Pourquoi une nouvelle luction des deux Zaust, faite par M. Blaze de Bury, traduction quinzième édition, sans compter tous traduction et encore d’un seul Æawsf, après la trac arrivée aujourd'hui à sa quatorzième ou € les travaux accessoires que M. Blaze de 3ury a publiés, en dehors de cette traduction, sur Goethe, qui est, pour ainsi dire, devenu sa propriété en France, propriété véritablement conquise, celle-là, à force de recherches, de travail et de talent ? » (ALEXANDRE DUMAS FILS, préface à la traduction de Zaust par H. Bacharach.) Goethe, Faust. Traduction de J. Porchat, revue par B. Lévy. Paris, e Hachette, 1878, in-folio. Ne contient que le premier Faust. 100 fre TRADUCTIONS EN VERS de Goethe, traduite en vers français et précédée de con- Faust, tragédie histoire de Faust, par Alphonse de Lespin, capi- sidérations sur l’ taine du génie. Paris, Durand, 1840, in-8. nt un à un comme des lignes de prose déta- Vers prosaïques et tomba 254 NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE. chées. Tout au contraire, les considérations indiquent un vrai savoir et beaucoup de rectitude dans l'esprit. Le même, traduit par le prince A. de Polignac, avec une préface de M. Arsène Houssaye. Paris, librairie nouvelle, 1859, grand in-18. Faust, tragédie de Goethe, arabesques en vers et dialogues par Aimé Yves. Paris, Dentu, 1867, in-r12. Ce n’est plus ici une traduction, mais plutôt une parodie assez spirituelle faite par un pharmacien de l'Allier. Le même, traduction nouvelle en vers par A. Poupart de Wilde. Paris, Maillet, 1863, in-r2. Quatre ans plus tard, le second Faust, traduit en vers français pour la première fois par le même auteur, et publié également à la librairie inter- nationale. In-18 jésus. Le même, par S. Mazières. Mont-de-Marsan, 1872, in-8. Le même, par Alexandre Laya. Sandoz et Fischbacher, 1873, in-8. Le même, par Marc-Monnier. Chez les mêmes éditeurs, 1875, in-8. S'il fallait absolument faire un choix entre ces travaux diversement estimables, il me semble que c’est à ce dernier ouvrage que l’on devrait s'arrêter. En sa qualité de Suisse, M. Marc-Monnier connaît parfaitement les deux langues et manie la nôtre avec un réel talent. Son vers libre me paraît se prêter, mieux que tout autre, à la variété de tons qui rend l'œuvre de Goethe si difficile à traduire. En outre, ce qui ne gâte rien, le volume, bien imprimé, n'a été tiré qu'à 500 exemplaires numérotés et sur papier de Hollande. IMITATIONS « J'ai relu le Deformed transformed de lord Byron, disait un jour Goethe, et je suis content d’avouer que son talent me paraît tou- jours plus grand. Son démon est issu de mon Méphistophélès, mais ce n'est point une imitation. Tout cela est absolument original et neuf. » En effet l’auteur de Manfred n’était pas de ceux qui copient Servilement les inventions d'autrui. Toutefois il a reconnu ce qu'il devait à son illustre devancier en lui envoyant en 1823 son Sardana- pale, avec une dédicace manuscrite. Fausts Leben, Thaten und Hôllenfahrt, la Vie, les Actes et le Voyage de Faust aux enfers, par Fred. Max. Klinger. Leipzig, 1700, et Saint- Pétersbourg, 1701. N'ORICE PB TIBTTIO FRÉPHIQUE Ce livre, traduit en français presque aussitôt, parut en même temps à Amsterdam, in-12 avec figures, et à Paris, in-8, en 1798, puis à Reims, chez Lequeux, 1802, deux tomes en un volume in-12. De nouveau en deux volumes in-12 à Paris et à Amsterdam, 1803; enfin aux mêmes lieux en 1824; trois volumes in-12. C’est une espèce de roman. En voici la conclusion : « Que chacun souffre en patience les accidents malheureux de ce bas monde, et ne consume pas sa vie et son repos à en chercher la cause : ce sont des secrets qui surpassent l'intelligence humaine. » Le sujet de Faust était si bien à l’ordre du jour en Allemagne au moment où Goethe s’en empara qu'il servait et continua de servir de thème à une foule de compositions très distinctes de la sienne et qui ont leur coin d'origi- nalité. Parmi les plus remarquables, on peut indiquer : en. Q Docteur Faust, tragédie populaire du comte de Sodden, Augsbourg, 1701. Jean Faust, fantaisie dramatique de Schinck, 1809. Der vollendete Faust, Faust achevé, comédie satirique de Baggesen, dirigée contre la philosophie nuageuse qui régnait alors en Alle- magne. 1810. Faust, drame de Klingemann. 1815. Faust, mélodrame allemand représenté à Vienne avec musique de Seyfried en 1820. Don Juan et Faust, poème dramatique, dans lequel Grabbe essaya de rapprocher les deux légendes. 1829. Un autre essai épico-dramatique de Lenau, intitulé aussi Zaws/i, n'est remarquable qu'au point de vue de l'originalité lyrique. C’est un mélange incohérent et cahotique de scènes, de dialogues, de ballades et de morceaux descriptifs dont les personnages ont été empruntés à Goethe et les idées à Byron. En France, de Saur et Saint-Geniès écrivirent en 1825 un assez piètre roman où ils dénaturaient la légende primitive et confondaient Faust avec Fust, l'un des inventeurs de l'imprimerie et le bailleur de fonds de Guttem- berg. Leur livre avait pour titre, s Aventures de Faust et sa Descente aux enfers. Plus fidèle à la donnée de Goethe, M. Victor Fleury a publié au Havre, en 1858, un Zaust et Marsuerite. Citons encore Zaust, premières inspirations, poésies, par Falin Faust. Pau, 1868, in-8. En Espagne, on rattache à Faust le Diable-Monde, d'Espronceda. 1841. Mais toutes ces tentatives sont pour nous moins intéressantes que les adaptations du sujet à notre théâtre sous les diverses formes de drame, féerie, opéra, ainsi que les œuvres lyriques qu'il a inspirées dans toute l'Europe. tandis 256 NOMCE BTBLTOGR£EPHATIOUE: La Mort de Faust, par C. Molling. Philadelphie, 1864: Le Faust, par Stolte, quatre volumes. 1860. Le Faust, par Müller. 1860. PIÈCES DE THÉATRE ET ŒUVRES LYRIQUES Procédons par ordre chronologique. 1814. La Vie et les Actions de Faust, Fausts Leben und Thaten, opéra allemand tiré de Goethe, musique de Strauss, et représenté en Transylvanie. 1815. La Vie, les Actes et la Descente de Faust aux enfers, Fausts Leben, Thaten und Hôllenfahrt, texte également tiré de Goethe et musique de Licki. Cet opéra fut représenté au théâtre Schikaneder. 1818. Faust, autre opéra, paroles de Goethe et musique de Spohr, qui fut représenté à Francfort. On le considère comme un des chefs- d'œuvre de la musique allemande. 1825. Musique et chœurs pour le Faust de Goethe, par Ant.-H. Radzi- will, à Berlin. Ce musicien a de plus gravé plusieurs scènes du Faust. 1827. Le même, opéra en trois actes, paroles de Théaulon et Gon- delier, musique de Béancourt, représenté sur le théâtre des Nou- veautés et publié par Duvernois. In-8. 1828. Le même, drame en trois actes imité de Goethe, par Antony Béraud et Merle (d’autres disent Ch. Nodier), musique de Piccini, ballet de Coraly représenté le 29 octobre sur le théâtre de la Porte- Saint-Martin par Me Dorval et Frédérick Lemaître et publié in-8 la même année. L'âme du poète allemand a disparu dans l’imi- tation et a été remplacée par les décors et les machines. 1829. Faust ou les Premières Amours d’un métaphysicien romantique, pièce du théâtre de Goethe arrangée pour la scène française en 4 actes et en prose, par M. Rousset, médecin. Paris, Pélicier et Chatet, in-8. L'auteur fait de Faust un contemporain et transforme Méphistophélès en NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE. 12 UT si un mauvais sujet qui a tâté de toutes les professions, depuis celle d'évêque jusqu’à celle de galérien. 1818. Le Cousin de Faust, par Mélesville, Brazier et Carmouche, folie en trois actes; sorte de féerie dans le genre du Pied de mouton, moins originale, mais assez bouffonne. Elle fut représentée en mars sur le théâtre de la Gaîté. Paris, Quoy, in-8. 1830. Fausto, opera Semi-seria en quatre actes, chanté au Théâtre- Italien et publié par Roullet, in-8, texte italien-français. La partition manque de contrastes et n’a de joli que le duo de la rencontre : signora amabile, qui est charmant de naïveté. La musique est de M'e Louise Bertin. 1831. Faust, opéra allemand, musique de Lindpaintner, exécuté à Stuttgart. On l’a repris à Berlin en 1854. 1832. Méphistophélès ou le Diable et la Jeune Fille, drame en trois actes et en vers. Théâtre du Panthéon. Comme Goethe venait de mourir, on lut avant la première représentation un hommage à ses mânes. Le tout est de P.-J. Lesguillon et a paru chez Hiard, in-18. La pièce, répétée d'abord au second théâtre français en 1829, fut arrêtée par la censure, la veille de la représentation. Bien fin qui devinerait aujourd'hui pour quel motif. Les vers en sont d’une facilité déplorable et d’une platitude peu commune. Marguerite y déclare à Faust qu’elle le trouve trop vieux pour répondre à ses avances : Ouel serait mon bonheur si vous aviez vingt ans! A la scène vi, quand la malheureuse est amenée devant le tribunal, le président lui dit Approchez, Marguerite. Organe de la loi, La parole est donnée au procureur du roi, Lequel est Méphistophélès ! 1834. Faust, opéra en trois actes, paroles de Théaulon, musique de Pellaert, à Bruxelles. 1834. Le même, musique d’Adophe Adam, ballet dansé à Londres, Covent-Garden. 1836. Le même, opéra allemand, musique de Rielz, à Dusseldorf. 1838. Marguerite, opéra-comique en trois actes, paroles de Scribe et 258 NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE. de Planard, musique d’Adrien Boïeldieu, représenté le 18 juin à l’Opéra-Comique. Trop 'd'épisodes tragiques au livret qui s’est assombri d’une légende allemande poussée au noir. La partition, au contraire, semblait promettre. 1846. Faust et Marguerite, poème lyrique imité de Goethe par Victor Doinet, musique de Henri Cohen, exécuté à grand orchestre dans la salle Hertz, et l'année suivante au Garde-Meuble. 1846. La Damnation de Faust, légende en quatre parties par Gérard de Nerval, Gaudonnière et Hector Berlioz, musique de celui-ci, exécutée à l'Opéra-Comique et publiée par Labitte. In-8. Très discutée au début, la partition a fini par triompher. 1849. Faust, oratorio de R. Schumann, exécuté à Leipzig, Dresde, Weimar, pour la fête séculaire de Goethe, avec un succès complet >} et mérité. 1849. La Nuit de Walpurgis, comédie politique du temps présent, ouvrage cité par Loeper dans sa récente édition de Faust et devenu trés rare. L'auteur passe en revue les hommes et les choses de la révolution de 1848. « On connaît, dit-il dans sa préface, ces fan- tasmagoriques évocations dont les montagnes du Brocken sont le théâtre à certaines périodes lunaires et que la sorcellerie allemande désigne sous le nom de « Nuits de Walpurgis ». Il n’en faudra pas davantage pour qu’on s'explique quelle a été ma pensée. » Le poème s'ouvre par une grande réception aux Affaires Etrangères, et c’est Méphistophélès qui montre la lanterne magique, déguisé en baron allemand, et si bien déguisé que son interlocuteur n'y veut pas croire. Et comment voulez-vous que je vous reconnusse, Vous, sans plume de coq ni manteau satiné? Avec votre habit noir de trois plaques orné, Vous me faisiez l'effet du ministre de Prusse, Et jamais mon cerveau n'aurait imaginé De chercher là l'auteur des couplets de Z4 Puce. À quoi le vieux diable répond : Autres temps, autres mœurs, autre costume aussi Demandez-le plutôt à tel grand diplomate, Hier par monsieur Guizot d’un haut poste saisi, Et qui, subitement devenu démocrate, Aflectant de la veille un certain air qui flatte, Effrontément ce soir vient figurer ici. NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE. 259 s Autre part, sur une cime déserte du Brocken, ce ; qu’on rencontre : t Lamartine n LE POÈTE. Méphisto ! MÉPHISTOPHÉLES. Qu'est-ce, dis? LE POÈTE. Cet homme, assis dans l'ombre, Immobile à l'écart, son menton dans la main, Quel est-il? Sur son front passe un nuage sombre, Et sa lèvre a gardé le sillon du dédain. MÉPHISTOPHÉLÈS. Tu ne reconnais pas ce visage, Ô poète? LE POÈTE. Non ! sur le ciel obscur se profile sa tête, Que semble le génie, avec son doigt d'airain, Avoir marquée au front d'un signe souverain | MÉPHISTOPHÉLÈS. Cherche bien : tout à l'heure, au sein de la tempête, Quand grondait le tonnerre au plus terrible instant, N’as-tu pas remarqué, superbe, haletant, Un homme au geste fier, au verbe magnifique, Daniel inspiré de la place publique, Qui, des griffes du tigre à ses pieds frémissant, Arrachait le drapeau d'écarlate et de sang ?... Faut-il donc maintenant encor que je le nomme? PECPORRE. Quoi ! c'est lui, de la sorte isolé !... Quoi ! tout seul ! Dans sa gloire drapé comme dans un linceul ! Jadis, dans l’ancien monde, au temps de la Sibylle, On disait qu'un mortel à qui dans le saint lieu, Sur le trépied fumant, se révélait le dieu, En gardait à jamais la marque indélébile… Le peuple serait-il ce dieu-là désormais, Que tout humain à qui, sur les âpres sommets, Sa face de lion un jour se manifeste, En garde incessamment dans son air, dans son geste, Une empreinte fatale, un signe grave et beau, Dont il reste investi plus tard jusqu'au tombeau ? \ MÉPHISTOPHÉLÈES. Concilier était son unique tendance. Avec les éléments infâmes, ténébreux, Qu'il ne pouvait soumettre, il compta : crime affreux, 260 NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE. Dont ceux-là qu'il sauvait ont su tirer vengeance. Regarde, la séance est ouverte, regarde : De près, de loin, partout où ton œil se hasarde, Stryges, nains et kobolds, satyres, feux follets, Sorcières à cheval sur leur manche à balais, Comme ils poussent ! l'un monte et l’autre dégringole… 1850. Faust et Marguerite, drame fantastique en trois actes et quatre tableaux, par Michel Carré. Théâtre du Gymnase, 19 août. Paris, Michel Lévy frères, bibliothèque dramatique. 1858. Faust, drame fantastique en cinq actes et seize tableaux, par À. Dennery, musique d’Arthus. Porte-Saint-Martin, 27 septembre. Paris, Lévy frères, in-18. Chez les mêmes, in-4 à deux colonnes, avec une vignette. 1859. Faust, opéra en cinq actes, paroles de Michel Carré et J. Barbier, musique de Gounod, représenté au Théâtre-Lyrique le r9 mars et transporté au théâtre de l'Opéra en 1860. 1861. Le même, tragédie en cinq actes adaptée à la scène française d’après Goethe, pour la première fois, par P. Ristelhuber. Poulet- Malassis, in-r2. Dans un prologue de 16 pages, signé Arsène Lami et qui devait être débité sur le théâtre, l'auteur explique les libertés qu'il a prises à l'encontre de l'original et profite en même temps de l’occasion pour dire leur fait à ses devanciers. Voici, par exemple, avec quelle aménité est traitée la pièce de Théaulon : « Dès la première scène, on patauge en plein moyen âge rococo, en plein gothique de pendule. De Goethe, à peine une ombre, etc. » Eh! que deviendrait la tragédie de M. P. Ristelhuber si on la passait au même crible? 1869. Le Petit Faust, opéra-bouffe en trois actes et quatre tableaux, par H. Crémieux et A. Jaime, musique d'Hervé, représenté pour la première foïs le 23 avril et publié chez Lévy frères, in-12. 1871. Faust, tragédie de marionnettes, par Marc-Monnier. Paris, Sandoz et Fischbacher, in-12, 1878. 8-6 Tofis D]p “ic Lee =£ = : e 2 Pis 1876. Mefistofele, grand opéra en cinq actes, musique de Arrigo Boïto, représenté à Milan, puis à Rome avec un grand succés 1. 1. Consulter au sujet de toutes ces illustrations musicales et autres du chef-d'œuvre la Préface mise en tête du volume, NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE. DISSERTATIONS On n'attend pas que j'analyse ici tous les ouvrages que l'on a composés tant sur la légende primitive que sur le Faust de Goethe; il me suffira d’en dresser une liste, non pas complète, ce serait trop long, mais qui suffise aux personnes désireuses d’être copieusement informées. De Fausto, par Drusus, inséré dans le tome V des Amœænitates litterariæ de Schelborn. De doctore quem vocant J. Faustum, par de Visse, 1728. Nachrichten von D. Faust, par Heumann, inséré dans la Biblio- theca magica de Heubner. Die Sage von D. Faust, de Stieglitz, inséré dans le Æistorisches Taschenbuch de Raumer. Leipzig, 1834. 1838. le docteur Leutbecher a publié un bon travail sur la de Faust. I1 y explique le but du poète et montre le lien qui En tragédie unit les diverses parties de son œuvre. Un autre commentaire allemand des plus instructifs et des plus de Moritz Carrière, qui accompagne une édition substantiels est celui chez Brockaus, dans la Biblio- populaire de livre, publiée à Leipzig, thèque de la littérature nationale allemande. Die Faust-Sage oder der historische Faust, von d. L. Housse. Luxembourg, 1862, in-8. résumé dans cette étude tout ce qui a été dit de plus On trouve Faust. Il sera bon pourtant d'y joindre sérieux sur la légende de ages de la Revue des Deux Mondes sur le Faust polonais 1874), traduites de Sacher Masoch. Le célèbre romancier autrichien y démêle avec sagacité les couleurs dont se teint la légende quelques p (novembre en passant par la bouche de cette race, et les enjolivements dont elle s'enrichit. On montre encore à Pulawy la glace cc le comte Twardowsky, ministre et le malheur de perdre une )ncave qui servait de miroir magique à l’enchanteur polonais, favori du roi Sigismond. Celui-ci, ayant eu épouse qu'il adorait, enjoignit au sorcier de la lui ressusciter. Comment se tirer de là? Le Faust sl remplace tout simplement la reine sans prendre même garde à la substitution. est marié, et, quand le diable vient, à qui parler. ave n’est pas embarrassé pour si peu. Il défunte par sa propre maîtresse que le roi accepte, Autre variante : Twardowsky pour s'emparer de lui, il trouve suivant leur pacte, à lâcher son époux qu’à une condition, Mre Twardowska ne consent PSP 29e PSP et Ce —— nd nseetrisalage 262 NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE. c'est que Belzébuth lui-même le remplacera auprès d'elle pendant un an. À cette proposition renversante, le diable s'enfuit et court encore. Chez nous, aux travaux, trop connus pour que je les cite, de M'° de Staël, de J.-J. Ampère, Blaze de Bury, Caro et Daniel Stern, on peut ajouter l'étude intitulée Faust dans l'histoire et dans la légende, essai sur l’humanisme superstitieux du xvre siècle et les récits du pacte diabolique, par P. Ristelhuber. Paris, Didier, 1863, in-8. Puis, si l’on est bien aise de finir sur d’agréables impressions, je conseille de lire Zes Maîtresses de Goethe, 1872, in-18, de Henri Blaze de Bury, où se trouve la célèbre idylle de Sesenheim dont l'héroïne fut cette adorable Frédérique Brion qui devait servir de type à Marguerite. NOTICE ARTISTIQUE Ne füût-ce qu’à titre de curiosité, signalons, parmi les œuvres d'art qui se rattachent à Faust, les deux peintures sur bois de la taverne d'Auerbach, laquelle est située dans une dépendance de l’ancien hôtel de ville. L'une représente le magicien après boire et tenant son pari de faire le tour de la table à cheval sur un tonneau. Dans l’autre, il festoie avec ses compagnons, et on lit sur le tableau, en guise de moralité, une sorte de distique latin dont voici le sens : « Vis, bois avec les amis, te souvenant de Faust et de son châtiment, qui est venu pour lui, boiteux sans doute, mais à grands pas. » Vive, bibe, obgregare, memor Fausti et hujus Pœnæ : aderat claudo hæec, ast erat ampla gradu. 152 Un Cette date ne doit pas indiquer l’année où fut composé le tableau, mais celle à laquelle probablement on rapportait le fait représenté, car N'OMICE RAS MOUE 264 l'historien Conrad Gessner, qui compare Faust à Paracelse, parle de sa mort comme récente en 1545. Sur une planche gravée par Rembrandt, dont on connaît trois états, il est représenté dans son cabinet pendant l'apparition des Esprits. Il y a de plus dans l’œuvre de ce maître une tête de Faust d’une sin- gulière énergie. L’artiste hollandais Christophe van Sichem a laissé aussi deux compositions, petit in-4, gravées sur cuivre. On voit dans la première Wagner et Auerhahn, et dans la seconde Méphistophélès et Faust avant le rajeunissement de celui-ci. Mais tout cela n’a trait qu’à la vieille légende. Pour découvrir dans une œuvre d'art quelque germe de la pensée que développera Goethe, il faut s'arrêter devant la Mélancholia d'Albert Dürer. C'est là ‘qu'apparaît véritablement ce sentiment profondément religieux, l'effort impuissant de l'homme pour atteindre à la vérité avec les seules armes de la science. Pierre Cornélius et Eugène Delacroix. Quand de nouveaux êtres se sont envolés du cerveau d’un poëte, il arrive presque toujours que l’art essaye de les reproduire, d’en fixer et d'en préciser les formes, de faire saisir au regard ce qui flotte encore dans les vapeurs de la rêverie. Les créations de Goethe atten- dirent pourtant jusqu'en 1811 la main d’un artiste. Ce fut le plus grand peintre de l'Allemagne contemporaine, P. Cornélius, qui le premier osa les esquisser. Il avait alors vingt-deux ans. Après avoir ébauché son œuvre à Francfort, il alla l’achever à Rome deux ans après et revint la publier au lieu méme où il l'avait conçue. Ses compo- sitions forment un album de vingt-quatre planches qui parut en 1816, en trois livraisons du prix de 90 francs, à Francfort-sur-le-Mein, chez Wenner, in-folio, gravé par F. Ruscheweyh : Bilder zu Goethe’s Faust von P. Cornelius, etc. Il est difficile, même en Allemagne, de s’en procurer des exem- plaires; à plus forte raison de ce côté-ci du Rhin. Les curieux pourront les voir cependant au cabinet des Estampes de notre Bibliothèque na- tionale, où elles existent en double état simple trait et taille-douce, précédées d’un hommage à Goethe qui fait honneur à la modestie de lartiste. Le frontispice et le prologue prouvent qu’il avait le sens intime du e. [1 y a groupé, comme dans une ouverture d'opéra, les principaux motifs qu’il reprend un à un dans | livr a suite et accentue plus énergique- NOTICE ARTISTIQUE 265 ment. Parmi les scènes les mieux réussies, on peut citer la Promenade, la Chevauchée, le Duel et l'Évanouissement à l'église, où la défaillance de Marguerite et les différentes poses des assistants sont reproduites avec une vérité saisissante. Une seule critique : ces types offrent des traits naturels et vrais sans doute, mais trop particuliers; leur accent est trop exclusivement germanique ou même tudesque. Cornélius ne me semble pas avoir, au même degré que Goethe, le talent de saisir dans les individus le carac- tère purement humain. Il lui manque aussi cette fleur d’ironie qui cir- cule à travers le drame let le rend si supérieur; Méphistophélès est rejeté au second plan. En revanche, Marguerite y paraît partout pleine de grâce naïve. C’est bien la simple et douce fille allemande, pour qui l'amour est tout, science, vertu, religion et vie. Si vous voulez avoir le vif sentiment de la différence qui sépare les deux races, aussitôt après ces figures de Cornélius, voyez celles d'Eugène Delacroix. Quel contraste! Ce qui tout à l'heure s’attardait dans un idéal solennel, massif et froid, prend tout à coup le trait netet sobre, une sorte de vie agitée, inquiète, fiévreuse et tourbillonnante. Les cœurs palpitent, les mains s'étreignent, les épées ne taillent plus dans le bois, elles transpercent les corps d’outre en outre. L'illusion est revenue, la fiction puérile disparaît, et, sans perdre son curieux caractère d’ironie, fait place à la réalité saisissante et dramatique. Dans toutes ces diableries, l'artiste sait admirablement conserver à ses per- sonnages le masque humain. On s’est demandé si cette traduction de Faust était la meilleure, la plus saine. A cette question la réponse a été faite par Goethe lui-même qui retrouva dans ces images toutes les impressions de sa jeunesse. Plus il les considérait, plus il sentait croître son estime pour lintelli- gence de l'artiste. « C'est un talent d'élite, disait-il, qui a rencontré dans le Faust son véritable aliment. Les Français critiquent sa manière fougueuse; mais ici elle le sert à point nommé. » Son secrétaire ayant émis l’idée que de tels travaux contribuaient à donner une entente plus complète du poème : « Cela ne fait pas question, reprit Goethe, M. Delacroix a surpassé mes propres inventions, et le public trouvera que tout est, dans son œuvre, vivant et reculé au delà des bornes de l'imagination. » Si le public français n’a pas répondu complétement au pronostic de Goethe, cela tient à la timidité de notre jugement; un peu aussi, avouons-le, à l’étroitesse de notre goût. Eugène Delacroix a été fort discuté de son vivant. Aujourd’hui même son dessin heurté, mais de tant de vigueur et d’un si beau mouvement, choque encore bien des personnes. La vue de ses lithographies ne flatte pas non plus tous les 34 266 NOTICE ARTISTIQUE yeux; on leur reproche des rugosités qui tiennent au faire de l'artiste et surtout à ce genre de gravure. Ne demandez pas en effet à la litho- graphie la perfection ni le fini du burin, vous la rendriez précieuse, molle et sans contraste. Il faut lui passer un peu de négligence, de légères incorrections et même quelques ombres trop fortement accu- sées, en faveur du coloris et de l’effet général. MABLEAUX Ary Scheffer Nous avons encore sur le même sujet deux toiles d’Eugène Dela- croix : l’Apparition de Méphistophélès, exposée en 1827, et Marguerite à l’église, qui figura au Salon de 1846. Elles mériteraient de nous arrêter, mais nous les négligerons pour passer immédiatement au peintre de la même école qui rencontra dans Goethe la veine sympa- thique à son propre génie, s'en inspira fréquemment et lui dut quelques-uns de ses plus beaux succès. Ary Scheffer n’est pas, il est vrai, un des grands maîtres du pinceau. Il s’est épuisé à tenter toutes les manières sans parvenir Jamais à une originalité personnelle bien franche; mais que de poésie dans ses compositions! Hollandais par ses origines, — il était né à Dordrecht en 1705, — il est encore plus Allemand de nature, homme du Nord, à imagination mélancolique, la tête pleine d’abstrait, d’idéal, qu’il se tourmente à réaliser. Ses premières compositions étaient ani- mées d’une chaleur, d’une fougue de jeunesse qu'il s’efforça trop d’éteindre en avançant et qui firent place à une incertitude, à une débi- lité d'exécution fâcheuses. De là dans ses figures une teinte de plus en plus rêveuse et mystique, les pâleurs d’un pinceau inquiet qui cherche toujours l’âme et ses douleurs. Deux tableaux de lui exposés en 1831, Faust et Marguerite, annoncérent sa vocation. Le premier représente le magicien assis devant un livre qu’il feuillette d’un regard pensif, tandis que derrière le fauteuil Méphistophélès sourit amèrement. On y sent les efforts d’un artiste qui a des moments de fièvre ct d’audace, mais qui tout à coup s’arrête de peur et confus de sa témérité. La Marguerite est mieux réussie. Un critique d'ordinaire peu bienveillant, Gustave Planche, après avoir fait quelques réserves sur le modelé qu’il voudrait plus serré, finit par céder au charme de la com- position. « À tout prendre, dit-il, il y a dans l'attitude réveuse et N'OMICERARIPISMIQUE 267 recueillie de cette pauvre jeune fille je ne sais quelle tristesse mysté- rieuse qui séduit et qui entraîne. Les lignes sont harmonieuses et pures; les larmes qui ruissellent sur les joues coulent naturellement. Il n’y a pas jusqu'aux narines ouvertes et haletantes qui n’ajoutent un nouvel et puissant effet à l’ensemble de cette belle et simple élégie. » La Marguerite à l'église, exposée en 1832, ne plut pas autant. En 1838, le peintre retrouva son succès avec une Marguerite au sortir de l'église dont on admira la taille souple, des bras et des mains délicieux à voir et une tête charmante qui rendait à souhait le type rêveur prêté un peu gratuitement aux blondes allemandes. La gracieuse enfant, drapée de blanc comme une vierge naïve, descendait les marches du temple, sans paraître effleurée par le regard de l’homme qui doit plus tard la séduire. Ses cheveux en nattes tressés Elle descend les yeux baissés, Du saÿnt portique ; Suavité, grâce, candeur, Adorable dans sa raideur Un peu gothique. Au Salon de 1846, nous retrouvons le même peintre avec deux nouvelles toiles, La Rencontre au jardin, que Planche déclare incorrecte et peu agréable, et le Faust au sabbat, que Thoré nous donne comme une des plus belles peintures d’Ary Scheffer. Les deux furent payées par Susse 45,000 fr. Citons encore le Faust à la coupe, qui figurait en 1859 dans la collection du comte Kuchelef, et où la sombre figure du savant est illuminée d’une vague espérance; le Faust et Méphistophélès sur le Blocksberg où le peintre est enfin parvenu à rendre la profonde ironie et la joie amère du Tentateur; enfin Marguerite à la fontaine et la Scène des bijoux. Que de Marguerites! il semble que l'artiste nait qu’une note qu’il répète et caresse à tout propos, €t volontiers on dirait comme le poëte : C'est Lovely! gemüthlich! mais Il n’en finira donc jamais De sa redite! Toujours le même concerto; Toujours Faust, toujours Méphisto Et Marguerite! Nous eûmes d'abord, s'il vous plait, Marguerite assise au rouet Dans sa chambrette, Murmurant un air d'autrefois, À | À NOTICE ARTISTIQUE Tandis qu'entre ses jolis doigts Le fil s'arrête. Puis on trouva mainte raison De nous peindre aussi la chanson, Et sur la toile Apparut le roi de Thulé, Contemplant, d'un regard troublé Que la mort voile, Cette coupe d’or, cher cadeau, Où jamais une goutte d’eau Ne fut versée, Qu'il vidait encore aujourd’hui Et qu’au gouffre amer, après lui, Il a laissée. Lénore eut bien son tour aussi, La sombre fille au noir souci, Que chacun raille, Qui pleure, blasphème et se tord Appelant son fiancé, mort Dans la bataille : Mais linconstance dura peu, Et vers la fillette à l'œil bleu On revint vite. Sans aimer peut-on vivre un jour ? Qui peindrait-on avec amour, Sans Marguerite ? Voilà donc qu’en jupe de lin, Son livre d'heures à la main, Candide et fraîche, Coudoyant manants et bourgeois, On nous la montra, cette fois, Sortant du prêche. Demain au jardin isolé, Dont la vieille Marthe a la clé, Faust l’ira joindre; Respirons sa virginité, Demain sur sa chaste beauté, L'amour va poindre. Et la scène alors va changer : Après l’église, le verger, La pécheresse ; Après le chaste séraphin, Le cachot, le Brocken, enfin, Toute la pièce! NOMCEARTISDIQUE 26) Cher Maître que nous regrettons, Elle vous a, sur tous les tons, Dit sa romance ; Plaisirs, remords, vous savez tout ; Et quand la chanson est au bout, On recommence. Aux remparts, à l’église, au puits, Vous l'avez vue. Elle, depuis, Vous rend visite; Un seul amour, un seul tableau, Vous fut donné, toujours nouveau : C'est Marguerite ! Quand on l'a connue une fois, Quand on a vu dans ses longs doigts La pâquerette Feuille par feuille s’en aller, Quand on a vu s’écheveler Sa blonde tête ; Quand on a, de son lied charmant Surpris le frais gazouillement, Au crépuscule ; Quand de l'air qu'elle a respiré, On s'est une fois enivré Dans sa cellule ; Il faut la suivre désormais. Allez, cher poète, jen sais Bien quelque chose : La suivre au jardin, au saint lieu, Partout où rêve son œil bleu, Où son pied pose ! AUTRES PEINTRES, SCULPTEURS ET GRAVEURS out le monde y passe, et les bornes de Quand le sentier est frayé, t as d'analyser tous les tableaux qui ont cette notice ne nous permettent p suivi ceux d’Ary Scheffer. Nous devons pourtant une mention particu- à celui du peintre belge Henri Leys, la Promenade hors des murs, n’a reproché qu'un manque de perspective aérienne. Il rselle de 1855 et y fut très apprécié. Diaz a au jardin qui n'est pas dénuée de a été payé lière auquel on figurait à l'Exposition unive laissé de même une Marguerite charme. Ce remarquable effet de lune, peint à l'essence, 270 NOTICE ARTISTIQUE 1,100 fr. en 1877, à la vente du prince Soutzo. Enfin le Salon de 1861 offrait trois tableaux de James Tissot dont un a passé au musée du Luxembourg. Chaque année apporte d’ailleurs sa moisson. Ainsi, sans parler de la toile d'Etens exposée en 1859, en 1861, à côté des toiles de J. Tissot, figuraient celles de Louis Baumes, Marguerite veillant sa sœur et Marguerite aux pieds de la Vierge, une autre Marguerite de Chasse- vent, un Faust et Marguerite de L. Piette, Faust et Wagner, pastel d'Eug. Tourneux, et une toile de Karl Muller : Hélène évoquée par Faust. Citons encore en Allemagne : /a Jeune Sorcière de Genelli, Ja Taverne d’'Auerbach par Schrodter, le même sujet par Lüderitz, Le Jardin de Marthe par Hoseman. En 1866, c'est la Scène des bijoux de nouveau reprise avec succès par Hugues Merle. En 1870, Em. Adam peint une Marguerite, mater dolorosa, J. Felon, une Marguerite en prison, Aug. Bar, la Nuit de Walpurgis, J.-B. Quadrome Le Vieux Faust et L. Jaconcin Le Labora- toire de Faust. En mêmetemps, J. Bertrand représente une Marguerite élégante et gracieuse, d’un ton sobre et sans trop d'éclat. Le sujet le tente de nouveau en 1876, et il nous donne sa Marguerite de Faust. En 1875, ce sont Th. Gilli avec sa Marguerite à l'église, Muller, Heullants, Noël Saunier et Ch. Corbineau dont la toile disait : « Quel est le songe bienheureux qui se cache sous sa paupière? » Enfin, au Salon de 1877, Mie Léontine Dulac exposait, d’après Liezen-Mayer, une jolie gouache, Marguerite au cimetière. Les sculpteurs, sans être moins nombreux que leurs confrères, ne me semblent pas avoir été aussi heureusement inspirés. Je ne vois dans toutes les statues de Marguerite que celles de Falguière et de Boisseau qui soient vraiment remarquables. La dernière surtout a eu un vrai succès de vogue. On l’a reproduite en marbre, en bronze, en terre cuite, et vendue à de très nombreux exemplaires. La pose en est gra- cieuse, naturelle, et l'air assez touchant, bien qu’il y manque peut-être le rayon qui donne la vie. Debout, la jeune fille, abandonnée après sa faute, se tient, la tête penchée sur la poitrine et les deux mains croisées avec désespérance au bas du buste. Tout dans l'attitude indique une douleur morne et désolée. Citons encore les Marguerite d'Em. Allouard (1872) et de Lefèvre (1877), le Méphistophélès d'Em. Hébert, exposé en plâtre en 1853 et qui reparut en bronze et en marbre au Salon de 1855, celui d'Aug. Benvenuti, aussi bronze et marbre, 1875. Parmi les innombrables gravures auxquelles a donné naissance le drame de Goethe, il n’est que juste de signaler la Marguerite à la fon- NOMICE" LRIPISPIQUE 271 taine, d'après Scheffer, eau-forte exposée par Flameng en 1864. Ajou- tons-y, pour finir, deux dessins de Chifflart récemment photographiés par Bingham et qui ont paru chez Goupil. L’un des deux au moins, Faust au combat, est très vigoureux. En Allemagne, il y a eu deux remarquables recueils de gravures hors texte, ce sont : Darstellungen zu Gôthe’s Faust von L. Nauverck. Hambourg, 1832, grand in-folio contenant douze lithographies teintées, du prix de 9 thalers. Umrisse zu Güthe’s Faust, gezeichnet von Retsch. Stuttgart et Tubingue, chez Cotta, 1816, petit in-4 de douze pages de texte et vingt-six planches vendu 9 fr. [l y eut en 1836 une nouvelle édition avec quarante planches qui se vendait 14 fr. Cette dernière suite a été copiée à Paris et publiée chez Audot en 1828, in-8 oblong, avec une analyse du drame par Élise Voiart. Le volume ne contient en réalité que vingt-six gravures, qui ne sont d’ailleurs, comme tous les dessins au trait, que des indications de phy- sionomies et de scènes. Il n’y a guère que l'attitude et le groupe qui ressortent vivement. A JEMPONS: me PAGE Portrait de Goethe (eau-forte). PRÉFACE. . Dédicace. . Prologue sur le théâtre. Prologue dans le ciel. ILE SR, © D co #0 Cabinet de Faust (eau-forte). Devant la porte. Cabinet d'étude. Cabinet d'étude. La Sensation (eau-forte). Cave d’Auerbach, à Leipzig Cuisine de sorcière. . Chez la sorcière (eau-forte). Une rue.. La Rencontre (eau-forte). + + + + + + Le soir. Une promenade La maison de la voisine. Une rue. . (29 or Pages. 90 108 149 TABLE. Un jardin. Dans le jardin (eau-forte). Un petit pavillon de jardin. . Bois et caverne. La chambre de Gretchen . Le jardin de Marthe. Au puits . Les remparts Nuit. Mort de Valentin (eau-forte). La cathédrale La nuit de Walpurgis. . Songe de la nuit de Walpurgis. Le Sabbat (eau-forte). La campagne. La nuit. Un cachot. Dans la prison (eau-forte). NorTice BIBLIOGRAPHIQUE. NOTICE ARTISTIQUE. nid fé ds és ms Pages. 153 153 162 165 172 174 182 186 dal APE {-. nes vi #4: à FN % cy F { NAN ns à 4 ES Si k À Last Ê | ARRRRAREES Sr Ÿ REY ULg - BGPhL-Germanique MU 401595%